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L'impossibilité d'une île

Créer son propre état : l’inaccessible fantasme d’internet

Île reddit, village 4chan, ou sanctuaire My Little Pony… Beaucoup de communautés de fans ont tenté de vivre ensemble IRL. Mais tout le monde n’est pas fait pour établir un campement autogéré dans la jungle.
Photos : Joseph Häxan

Se sentir membre d’une communauté est l’un des grands bonheurs d’Internet. S’investir dans les débats d’un forum pointu, maîtriser le lexique d’un imageboard, laisser les non-initiés dans le vent… Chez certains internautes, ce sentiment d’appartenance à une famille numérique devient si fort qu’il déborde In Real Life (IRL). La plupart du temps, ces individus se contentent d’organiser des « meet-ups » souvent ratés, du petit verre embarrassant à la convention catastrophique. De temps en temps, ils essayent aussi de créer leur commune autogérée au fond d’une jungle.

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Le fantasme de la « commune numérique » est ancien, mais toujours vif. En ce moment même, des membres de l’imageboard Lainchan s’échangent des fichiers .pdf sur l’autosuffisance alimentaire et l’énergie éolienne dans l’espoir de créer leur propre micronation. Le créateur du fil de discussion demande, enflammé : « Qu’est-ce qui nous empêche d’acheter un bout de terre et de construire notre propre infrastructure, nos propres bâtiments, nos fermes automatisées et nos sources d’énergie, et de vivre comme bon nous chante ? » Beaucoup de choses, apparemment.

Défi n° 1 : trouver un endroit conforme aux velléités isolationnistes d’une bande de nerds

Les paramètres sont nombreux. Tous sont liés à la nature de la commune rêvée : sera-t-elle isolée en pleine jungle ? Implantée dans une démocratie ou une luxuriante république bananière ? Disposera-t-elle d’une connexion Internet, histoire d’atténuer le choc psychologique ? Cherchera-t-elle l’autonomie par l’agriculture, la cueillette, la chasse et l’élevage ? Ou sera-t-elle implantée dans une ville pour permettre à ses membres de vivre ensemble sans abandonner les commodités de la civilisation, des hôpitaux au travail salarié ?

En général, les projets de micronation Internet s’imaginent plutôt dans une jungle ou sur une plage, conformément au cliché de la fuite de la vie moderne. Au début des années 2000, par exemple, un membre du fandom furry a décidé d’établir une retraite pour les siens sur une île du golfe de Guinée. (Malgré son site officiel clinquant, le « Federated Commonwealth of Malatoria » est vite mort étouffé sous les trolls venus de forums ennemis.) Ce genre de spot n’est pas difficile à trouver : Internet regorge de sites de vente de terrains disséminés sur toute la planète. Tout est une question de moyens — c’est le deuxième obstacle à l’établissement d’une commune numérique.

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Défi n° 2 : dénicher des financements

Le prix des emplacements à saisir sur le web oscille entre quelques milliers d’euros pour un bout de terre mouillée au fin fond de la Nouvelle-Écosse et 400 millions d’euros pour une île artificielle dubaoïte. Dans tous les cas, c’est beaucoup d’argent pour quelques rêveurs excessivement impliqués dans Internet. La solution évidente est la mutualisation : en 2012, quelques fans de My Little Pony ont lancé une campagne de crowfunding pour acheter une île, y construire un monument en l’honneur du dessin animé et la transformer en refuge pour bronies. Ils réclamaient 600 000 dollars, ils en ont obtenu 1 300.

Bien sûr, les plans de communauté IRL n’ont pas attendu les plateformes de crowdfunding pour échouer. Début 2010, Peedu Tuisk et son frère ont lancé le subreddit r/redditisland dans le but de fonder une « île Reddit ». Les milliers de personnes qui se sont jointes à eux ont créé des tableurs pour comparer les terrains disponibles, fait des sondages pour apprendre à se connaître, rédigé une proto-constitution… Mais ils n’ont jamais versé les 260 000 dollars qu’ils avaient promis aux Tuisk par « engagement verbal ». Contacté par mail, Peedu se souvient : « Il était trop tôt pour un projet de ce genre. C’était avant Kickstarter, Indiegogo. Les gens n’étaient pas prêts à faire confiance à des étrangers sur Internet. C’était avant Uber. »

En dépit (ou à cause) de ces ratages, les NEET fiers et fauchés de Lainchan envisagent un effort plus concentré. « Imaginons que ça nous coûte 50 000 dollars, explique un internaute. Si nous avons dix personnes assez motivées, tout le monde pourrait trouver un job à plein temps. On réunirait l’argent en quelques mois. »

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Autre possibilité : le généreux mécène. Fin avril 2009, un habitué des forums de Something Awful, Socratic Moron, a acheté 40 hectares de forêt tropicale sur l’île principale d’Hawaï et baptisé l’endroit Samadhi Village. Quelques membres du site l’ont rejoint pour établir un début de campement — bénévolement. Là, à force de pluie tiède et de coups de machette dans les goyaviers, ils ont découvert le troisième obstacle à leur projet : eux-mêmes.

Défi n° 3 : s’adapter au vrai monde

Tout le monde n’est pas fait pour établir un campement sur le tropique du Cancer - et surtout pas une bande d’internautes des années 2000. Dans le blog sur lequel Socratic Moron et ses volontaires ont raconté l’expérience hawaïenne entre mai 2009 et janvier 2010, l’amateurisme enthousiaste le dispute aux tremblements. L’équipe n’avait pas prévu la boue, la chaleur, le vol de son véhicule utilitaire et de ses outils, les chiens sauvages qui déciment leur petite basse-cour encore et encore. En décembre 2009, manifestement usé, Socratic Moron a un peu perdu les pédales dans un billet publié grâce à sa nouvelle connexion Internet par satellite :

« Quelle aventure ça a été. Hahahahahahah. Ho, les gars. Je dois bien admettre que ça a été dur. Des gens ont craqué. (J’ai appris une chose, Hawaï n’est pas le paradis. Le paradis se trouve à l’intérieur, juste à côté de l’enfer. Hawaï nous donne juste l’opportunité de nous connecter au paradis, à l’enfer (ou au deux) qui reposent en chacun de nous. Quelle aventure. Hahahahahahahahahahahah. »

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L’Internet Archive indique que Socratic Moron a cessé d’updater le blog quelques jours plus tard. Difficile de savoir ce qu’il est advenu de son village hawaïen. Les anciens de Something Awful trompettent un peu partout qu’il a été abandonné à la jungle ; presque dix ans après la fin de l’aventure, ils continuent à ricaner en déterrant de vieilles photos sur Twitter. À notre connaissance, le Samadhi Village est pourtant l’initiative la plus réussie de son genre. Il semble qu’aucun autre fandom ou forum n’ait réussi à dépasser le stade du financement — pas même l’énorme 4chan, qui a tenté de créer sa micronation à plusieurs reprises. Furries, bronies, otherkins, ils ont tous échoué. Mais l’important n’est pas là.

Défi n° 4 : se regarder en face

En dépit de leurs différences (voire de leurs antagonismes), ces communautés ont toutes rêvé de créer une retraite mi-numérique, mi-physique dans laquelle elles pourraient vivre selon leurs propres règles, loin des normies. Bien souvent, ces espaces positifs étaient supposés offrir une nouvelle vie à leurs participants. Après avoir égrainé quelques motivations scientifiques et financières bancales, la FAQ de la Reddit Island explique : « Certaines personnes veulent juste une vie plus simple, disparaître de la circulation, laisser tomber la course à l’argent ou abandonner un système qui les rend malheureux. » Un beau fantasme de fuite, donc, mais pas seulement.

Les micronations d’Internet promettent souvent la liberté par un retour salvateur à la nature. Comme les gens qui prennent le métro en doudoune, les nerds rêvent de vivre de gibier au fond de la forêt. L’initiateur de la « Lain Commune » de Lainchan, par exemple, soutient qu’elle pourrait débarrasser ses membres de toute dépendance à « d’autres personnes » ou gouvernements. Socratic Moron, lui, a longuement expliqué sur son blog que le Samadhi Village était une manière de « sortir du Système ». Moins banal, l’un de ses derniers billets indique qu’il espérait aussi trouver sa virilité parmi les lianes :

« Je voulais vraiment revenir à mes racines primales et m’engager dans des expériences brutes et sans filtre comme la chasse. J’ai un ami qui dit souvent qu’il ne sait plus trop ce que signifie être un homme. Nous avons en beaucoup d’échanges à ce sujet et nous sommes convaincus que la société occidentale a castré l’homme de bien des façons, assez pour que les hommes ne savent même plus ce que signifie être un homme. Être un homme, est-ce chasser ? Pas vraiment, mais faire de telles expériences peut certainement aider un homme à se connecter à une vérité et une compréhension supérieures. »

Pour le moment, les internautes qui ont cru en leur micronation semblent n’avoir trouvé qu’une chose : la déception. Peedu Tuisk refuse cependant de croire que ces projets sont tous voués à l’échec. « Si vous trouvez assez de gens qui partagent les mêmes envies, tout est possible, lance-t-il. Il y a beaucoup de communautés semi-autonomes un peu partout dans le monde aujourd’hui. » Pourquoi Internet échoute-t-il, alors ? C’est dur, mais peut-être que les individus qui traînent assez longtemps sur un forum pour développer l’envie de fonder un pays en son honneur ne sont tout simplement pas faits pour ça.

Sébastien Wesolowski est sur Twitter