Le seul disque dont vous avez réellement besoin a été enregistré par Harry Dean Stanton

FYI.

This story is over 5 years old.

Music

Le seul disque dont vous avez réellement besoin a été enregistré par Harry Dean Stanton

L'acteur américain, décédé il y a quelques jours, était connu pour ses rôles dans « Paris, Texas », « Repo Man » et « Twin Peaks ». Ce qu'on sait moins, c'est qu'il avait signé en 2014 un disque sublime.

Comme plus ou moins tout le monde ces temps-ci, je suis complètement obsédé par la nouvelle saison de Twin Peaks. Elle n'a absolument rien à voir avec ce que j'avais pu imaginer, mais elle n'en est pas moins parfaite, dans la mesure où elle nous a permis d'observer, pendant une heure chaque semaine, David Lynch utiliser des millions de dollars de budget pour faire l'inventaire de son subconscient. Une particularité étrange de cette saison, c'est que la plupart des épisodes se terminent avec un invité musical, qui se produit sur la scène du Bang Bang Bar. Et de toutes ces scènes live, la plus émouvante est assurément la prestation de Carl Rodd, joué par Harry Dean Stanton, qui chante le standard western « Red River Valley » en ayant l'air de penser à autre chose.

Publicité

Avec le rôle de Carl, Stanton incarnait une des rares âmes pures au milieu de toute la galerie de personnages troubles et névrosés de la série, un ange venu sauver ceux qui le méritaient. Harry Dean Stanton est mort ce vendredi 15 septembre. À 91 ans, il était en train de vivre une ultime heure de gloire – peu de temps avant la diffusion de Twin Peaks, un prix (le Harry Dean Stanton Award) a été créé en son honneur, et juste après la fin de la série, on le verra, pour la première fois depuis lues années 80, tenir le rôle principal d'un film, Lucky, dans lequel David Lynch apparaît également. La culture populaire a toujours été peuplée de personnages en marge, qui sont l'objet d'un véritable culte, alors qu'ils n'ont jamais été rien d'autre qu'eux-mêmes - des types grincheux et magnifiques. Et il arrive que, pour des raisons pas toujours très claires, ces icônes de l'ombre se retrouvent, bien malgré elles, sous le feu des projecteurs.

Pour bien comprendre qui est Harry Dean Stanton, il faut absolument regarder Partly Fiction, le documentaire que lui a consacré Sophie Huber en 2014. On peut y voir des extraits des rôles les plus emblématiques de Stanton – Travis Henderson dans Paris, Texas ; Bud, le mentor cocaïné de Repo Man ; le type dans Alien qui se fait tuer parce qu'il était en train de chercher son chat – entrecoupés de séquences où on le voit errer dans Los Angeles en voiture, traînasser sur son canapé et boire des coups au Dan Tana's, un resto italien de L.A. qui, comme Stanton, est un des derniers vestiges du vieil Hollywood - sombre, étrange et passionné.

Publicité

À la fin du film, une chose est certaine : vous serez absolument convaincus, si ce n'est déjà le cas, qu'il n'existait qu'un seul et unique génie ici-bas, et qu'il s'agissait d'Harry Dean Stanton. « Tu le crois ça, qu'on tourne autour du soleil à 27 km/s ? Ça me fait flipper. 27 km/s. » marmonne-t-il à un moment donné du film, sans s'adresser à personne en particulier, avant de tirer sur sa cigarette comme si sa vie en dépendait. « Je peux rien y faire », conclut-il, la voix pleine de terreur et d'émerveillement.

Une chose particulièrement notable à propos de Partly Fiction, c'est l'indifférence de Stanton, qui avait 88 ans au moment du tournage, face aux caméras et à ce documentaire qu'on est en train de réaliser sur lui. À un moment, David Lynch se matérialise sur son canapé, et après quelques instants passés à s'extasier sur le café qu'ils sont en train de boire, il demande à Stanton : « Comment est-ce que tu te décrirais toi-même ? » « Je ne peux pas me décrire. Il n'y pas de 'moi' », lui répond-il. « Comment est-ce que tu aimerais qu'on se souvienne de toi ? » demande ensuite Lynch. « Ça n'a aucune importance » répond Stanton. Sans se laisser démonter, Lynch l'interroge sur ses rêves, quand il était enfant, ce à quoi l'acteur répond « Des cauchemars. Juste des cauchemars. »

Stanton, c'est un genre de Yoda qui fumerait clope sur clope, un mystérieux solitaire auquel l'âge et l'expérience ont conféré la sagesse et qui accepte que l'univers soit parfaitement inexplicable. Les seuls moments du film où il semble ouvert et serein sont les fréquents interludes musicaux, durant lesquels on voit Stanton chanter, accompagné d'un type à la guitare. À un moment, il sort un harmonica de sa poche et se met à en jouer. À la fin du morceau, il se fend d'un large sourire.

Par chance, quelqu'un a eu la brillante idée de sortir les morceaux chantés par Harry Dean Stanton pendant le tournage de Partly Fiction. Ils ont été rassemblés sous la forme sur un album, et bien sûr, ça défonce. Même s'il est composé de titres du répertoire folk traditionnel et de reprises des premières icônes du rock'n'roll (Roy Orbison, Chuck Berry) et de troubadours hors-la-loi (Kris Kristofferson, Willie Nelson), Stanton chante chaque parole comme s'il l'avait vécue et écrite, d'une manière qui rappelle le personnage éponyme de la nouvelle de Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte, qui tente de recréer le contexte mental ayant permis à Cervantes de donner naissance à Don Quichotte.

Mais à la différence du Pierre Ménard de Borges - qui, fatalement, échoue dans son projet - Stanton est, lui, allé jusqu'au bout, illustrant de fait un des préceptes majeurs de sa philosophie. Selon Harry Dean, il n'y a en effet pas d' « auteurs », seulement des gens qui ont fait des choses avant que quelqu'un d'autre n'ait eu l'opportunité de les faire. Évidemment, c'est un point de vue qui se discute, mais si vous voulez mon avis, Harry Dean Stanton n'aurait pas eu grand chose à foutre de votre avis sur la question. La seule chose qui compte, c'est que lui fonctionnait comme si ce postulat était avéré et, de fait, chantait ces chansons avec plus de passion et de feeling que n'importe qui d'autre. Pendant 37 minutes, ces morceaux deviennent les siens, et ce disque, l'enregistrement le plus beau et le plus important jamais réalisé par un être humain.

Drew Millard est sur Twitter.