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On a demandé à des game designers d'analyser le jeu de société de la CIA sur El Chapo

L'agence de contre-espionnage américaine a créé plusieurs jeux de société pour entraîner ses analystes. Des game designers nous ont dit ce qu'ils en pensaient.

Quand vous entendez dire que la CIA a dévoilé de nouveaux documents déclassifiés, vous pensez sans doute à des comptes-rendus d’affaires sordides balafrés de bandes noires : blacks ops, agents infiltrés, sites secrets… Et vous n’avez pas tout à fait tort : les dernières requêtes au nom du Freedom of Information Act (une loi américaine qui oblige les agences fédérales à dévoiler leurs archives dès que quiconque leur en fait la demande) de l’entrepreneur Douglas Palmer ont révélé que les (faux) espions étaient partout dans le petit monde des jeux de société de la CIA.

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Les documents déclassifiés révèlent le matériel et les règles de deux des jeux de sociétés créés en interne par l’agence de contre-espionnage américaine, Kingpin : The Hunt for El Chapo et Collection Deck. En plus des livres de règles, le joueur entreprenant trouvera tous les éléments à imprimer pour faire une partie chez lui. C’est cool, mais ces jeux sont-ils bons ? Et en quoi peuvent-ils aider les agents et les officiers de la Counter Intelligence Agency ? Dans l’espoir de trouver des réponses à ces questions, j’ai demandé à deux concepteurs de jeux, Jason Matthews et Dominic Crapuchettes, de lire les documents et me donner leur avis.

Crapuchettes travaille pour North Star Games, l’éditeur de Wits & Wagers et Evolution. « C’est du game design de qualité », m’a-t-il affirmé à propos de Kingpin, un jeu qui met en scène la traque du baron de la drogue Joaquín « El Chapo » Guzmán en opposant une équipes de « chasseurs » au « cartel ». Le premier groupe collecte des informations et déploie des pions qui représentent des agents des forces de l’ordre sur une carte de l’Ouest du Mexique ; le second doivent éviter la capture et veiller sur leur boss en jouant certaines cartes et en lançant des dés.

Les documents de la CIA comprennent une poignée de livrets de règle revues et corrigées, que Crapuchettes identifie comme des preuves que Kingpin est la création d’un game designer pointilleux et passionné. « Tout ça est le fruit de l’expérience de jeu, mais aussi d’un gros travail et de beaucoup d’amour, explique-t-il. C’est probablement la chose la plus importante si vous voulez faire un bon jeu, quelqu’un qui aime les jeux. Et tout ça a clairement été fait par quelqu’un qui aime les jeux. »

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Kingpin a été co-développé par Volko Ruhnke, un « intelligence educator » de la CIA qui conçoit de jeux de plateaux grand public sur son temps libre. Certaines de ses créations ont connu un certain succès commercial, notamment Labyrinth : The War on Terror, 2001-? et Cuba Libre. « Nous utilisons des faits réels… Pour améliorer les modèles mentaux de nos analystes chargés de la traque d’individus « hard target » qui tentent d’échapper à la justice » détaille-t-il dans un communiqué accompagnant les documents.

Jason Matthews, un game designer connu pour ses jeux politiques comme 1960 : The Making of the President, Campaign Manager 2008 et Twilight Struggle, pense que Kingpin peut bel et bien servir d’outil éducatif pour la CIA.

« Je pense qu’il peut pousser les analystes débutants à commencer à penser aux interdépendances et aux contremesures, d’une manière à la fois éducative et amusante », a-t-il expliqué à Motherboard. Pour lui, le but revendiqué dans l’introduction du jeu — « familiariser les analystes avec la méthodologie de la chasse à l’homme » — est tout à fait atteint.

Cependant, ajoute Matthews, il est clair que la mission éducative de ces jeux passe avant leur aspect ludique. « Si vous aviez l’intention d’en faire des jeux commerciaux, ils auraient besoin de quelques adaptations pour augmenter leur « gaminess », faute de terme plus adapté, explique-t-il. Pour le moment, ils n’ont pas l’intention de satisfaire le joueur en le faisant gagner ou perdre. »

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Capuchettes reconnaît cette priorité éducative dans le rôle d’arbitre d’« arbitre » de Kingpin. Ce simili-modérateur à peu près neutre s’assure que certaines informations secrètes, comme les jetés de dés, restent inconnus de certains joueurs. Ce rôle semble avoir été taillé pour un instructeur de la CIA chargé de surveiller la partie plutôt que pour un joueur qui cherche à passer un bon moment. « Si vous avez un groupe d’amis qui veulent jouer, il y a de bonnes chances pour que personne ne veuille faire le modérateur — ce n’est probablement pas un boulot amusant, affirme-t-il. C’est le genre de chose que vous confieriez plutôt à une application. »

L’autre jeu révélé grâce au Freedom of Information Act, Collection Deck, a été conçu par l’analyste senior David Clopper. Dans les remarques qui accompagnent les documents déclassifiés, Clopper compare sa création au jeu de cartes à collectionner Magic : The Gathering. Au cours de la partie, les joueurs doivent utiliser leur main de cartes « Collection Technique » pour résoudre des crises globales comme « Les violences ethniques en Macédoine » ou « Les cyber-agressions chinoises ».

« Bizarrement, même si ce n’est qu’un simple jeu de cartes, il a clairement un côté jeu de rôle, affirme Matthews au sujet de Collection Deck. Quand vous jouez vos cartes, quelqu’un peut demander à ce que vous élaboriez une histoire pour expliquer en quoi elles fonctionnent ensemble. »

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Le jeu de rôle, la famille à laquelle appartient Donjons & Dragons, entre autres, ne semble pas vraiment adapté à l’entraînement d’officiers du renseignement interne. Le Département de la défense est réputé de longue date pour ses « wargames », des simulations de bataille qui impliquent parfois de figurines et des plateaux de jeu. Matthews pense que Collection Deck est la preuve que les jeux de rôle, qui préfèrent les choix des joueurs aux jetés de dés et aux placements de pions, remplacent peu à peu ces dispositifs d'entraînement plus classiques.

« Je pense qu’ils ont fini par découvrir que la capacité d’un individu à réussir un wargame traditionnel n’était pas aussi utile que l’entraînement aux prises de décisions en condition de stress, explique Matthews. Parce que c’est ça, le talent dont vous avez vraiment besoin dans ce cas-là. Quelqu’un d’autre va se charger de calculer les risques, les chances, tout ça. La qualité qu'il vous faut dans ces cas-là, c’est celle qui vous permet pour prendre des décisions. »

Les experts sont d’accord, ces jeux sont réussis et efficaces d'un point de vue éducatif. Mais rencontreraient-ils le succès s’ils étaient commercialisés ?

« Je pense que je ne trouverai jamais ces jeux sur les rayons d’un Target ou d’un Walmart », lance Crapuchettes, qui affirme aussi qu’il est constamment bombardé de propositions de jeux de plateau. Cependant, ajoute-t-il, si quelqu’un avant présenté Kingpin à son entreprise, il aurait sans doute essayé de le vendre en appuyant sur l’angle « agence secrète » : « Si on m’avait dit « Ho, je travaille à la CIA et voilà ce qu’on fait là-bas », j’aurais voulu en savoir plus. C’est un argument marketing dont je peux m’emparer pour attirer le grand public. »

Matthews pense lui aussi que Kingpin trouverait son public, surtout du côté des amateurs de wargames et de simulations. Le problème, c’est que le simulateur de chasse au baron de la drogue a un défaut qu’on n’attend pas d’un jeu développé par la CIA : il n’est pas assez compliqué.

« La plupart des règles du jeu tiennent sur cinq pages, regrette-t-il. Il y a des livrets de règles pour des wargames contemporains qui dépassent les 50 pages. »

On dirait que la CIA a encore beaucoup de parties à jouer.