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Crime

Daniel a fui la Corée du Nord pour devenir le chef d'un restaurant de sushis à San Francisco

Depuis 2004, 186 réfugiés nord-coréens se sont installés aux États-Unis. Après avoir mis des mois ou des années pour rejoindre l'Amérique, ils se retrouvent confrontés à la solitude, alors qu'ils essayent de reconstruire leurs vies.
Daniel dans le jardin de sa maison de la Bay Area, près de San Francisco (Photo de Grace Kim/VICE News)

Daniel a mis des semaines à préparer son évasion. Seulement dix minutes de marche séparent sa maison de la rivière qui sert de frontière entre la Corée du Nord et la Chine. Une fois arrivé à la rivière, il ne lui resterait plus qu'à traverser le cours d'eau gelé. Si la glace s'avérait assez solide pour supporter son poids, il pourrait quitter la Corée du Nord.

Le jour de son départ, Daniel, 19 ans, s'est réveillé tôt. Il est sorti en douce de chez lui, sans réveiller sa famille pour leur dire au revoir. Il savait que s'il leur parlait de ses projets, ils feraient tout pour l'empêcher de partir. Dans deux jours, son petit frère fêterait ses 11 ans.

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Daniel, un jeune garçon svelte de 1 mètre 65, n'est pas un bon nageur. Une chute dans les eaux glaciales de la rivière était presque plus à craindre qu'une rencontre avec les soldats vêtus d'uniformes verts et d'ouchanka (des chapeaux traditionnels russes en fourrure) qui patrouillent la zone à la recherche de transfuges (le nom que l'on donne à ceux qui font défection) et de trafiquants. Ceux qui tombent entre leurs mains sont forcés de payer des pots-de-vin pour éviter d'être envoyés dans un camp de prisonniers.

Mais ce jour-là, la glace a tenu bon et Daniel a pu traverser la rivière, rejoindre l'autre rive et gagner la Chine. Son plan: trouver un emploi plus intéressant que la récolte de ferraille ou le travail dans les champs — l'étendue de son parcours professionnel en Corée du Nord.

« Les gens mouraient de faim, » explique Daniel, au sujet de son enfance en Corée du Nord. « Même quand j'allais à l'école, je travaillais si dur dans les champs que je m'endormais en cours. J'allais aux champs à six heures, je travaillais pendant deux heures, je me lavais le visage et j'allais à l'école. J'avais l'impression de n'avoir aucun avenir là-bas. »

Les détails de l'évasion de Daniel en 2010 sont impossibles à vérifier. Ce qui est certain, c'est qu'après avoir parcouru des milliers de kilomètres, avoir traversé illégalement au moins une autre frontière, fait une demande d'asile et s'être battu contre la bureaucratie, Daniel a réussi à trouver un nouveau boulot comme chef cuisinier dans un restaurant de sushi de San Fransisco.

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* * *

Assis à la table de son petit studio, Daniel (un pseudonyme choisi pour protéger la famille qu'il a laissée en Corée du Nord) nous raconte son histoire. Son modeste logement ne contient qu'un canapé et une table, où sont soigneusement disposés des verres à vin, un service à thé blanc orné d'un motif fraise et vigne, un vase de fleurs artificielles et des sets de table tissés qui portent l'inscription "Bless Our Home" ("Bénie Soit Notre Maison").

Daniel est l'un des 186 réfugiés nord-coréens installés aux États-Unis depuis l'adoption en 2004 de la loi relative aux droits de l'homme en Corée du Nord — un texte qui permet aux ressortissants nord-coréens d'obtenir l'asile aux États-Unis. La grande majorité des transfuges nord-coréens — ils sont aujourd'hui plus de 28 000 — se rendent en Corée du Sud, où ils sont pris en charge par un programme gouvernemental dont le but est de favoriser l'intégration des nouveaux venus du nord de la péninsule coréenne.

Les transfuges prennent des risques considérables. En plus des patrouilles aux frontières, ils risquent l'arrestation et le rapatriement aux mains des autorités chinoises qui soutiennent le régime du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un. Ceux qui sont rapatriés s'exposent à des années de travaux forcés, d'abus et souvent la mort dans ses camps de prisonniers. Au-delà des dangers physiques, les ressortissants nord-coréens qui tentent de rejoindre les États-Unis plutôt que la Corée du Sud portent souvent un lourd fardeau psychologique, culturel et émotionnel.

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Le trajet des transfuges nord-coréens : 4 800 kilomètres. Première étape, il faut passer en Chine. Deuxième étape, il faut traverser la Chine sans se faire attraper et se faire renvoyer en Corée du Nord. Troisième étape, les transfuges arrivent dans un pays de l'Asie du sud-est, où ils demandent l'asile. Ceux qui traversent la frontière sans autorisation risquent 2 ans dans un camp de travail forcé. La Chine a renvoyé des dizaines de milliers de Nord-Coréens chez eux au cours des 20 dernières années.

Les réfugiés nord-coréens sont éparpillés dans plus de trente villes des États-Unis — de Los Angeles à Chicago en passant par des petites bourgades de l'Idaho, ou encore la Virginie et le Kentucky. Pour beaucoup de ces transfuges, passer du royaume ermite au pays du fast-food, de la consommation de masse et des libertés individuelles a tout d'un voyage vers un monde parallèle. Et pour les ressortissants chanceux et courageux qui réussissent à atteindre l'Amérique, la vie chez l'Oncle Sam peut être une expérience décourageante et de nombreux transfuges se retrouvent livrés à eux-mêmes.

Avec ses cheveux coiffés et ses pattes bien taillés, Daniel pourrait facilement passer pour un Coréen Américain ayant passé toute sa vie aux États-Unis. Il paraît en bonne santé et vit confortablement. Il possède même une voiture — un luxe extravagant dans son pays natal. Et pourtant, il ne peut s'empêcher d'évoquer avec nostalgie son enfance. Daniel, qui vit seul, n'a pas parlé aux siens depuis plus de cinq ans.

« Tout me manque, » explique-t-il en coréen. « L'odeur du sol. La terre. Tout. Je ne réalisais pas à quel point c'était précieux de pouvoir vivre avec sa famille. Aujourd'hui, je ne peux pas. »

Le jour de sa fuite, Daniel a traversé la rivière Yalu et est parti à pied dans les montagnes, en direction d'une ville chinoise non loin de là. Il s'était déjà rendu une fois en Chine, il y a quelques années auparavant, en compagnie d'un ami de la famille surnommé « L'Oncle. »

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Malgré l'interdiction de quitter le pays sans autorisation officielle, les frontaliers nord-coréens se rendent parfois au nord-est de la Chine, là où sont implantés de nombreux Coréens, pour travailler ou ramener de la marchandise. Un jour, L'Oncle est arrivé chez eux dans un sale état, après avoir passé du temps en prison pour avoir tenté de passer la frontière.

« On l'a nourri et on a partagé notre nourriture avec lui, » se souvient Daniel. « Que quelqu'un d'autre vous donne à manger, à l'époque, ce n'était pas rien, mais comme mon père le connaissait, on s'est occupé de lui. »

Au bout de deux mois, L'Oncle allait mieux et était prêt à repartir en Chine. Après avoir longuement parlé à sa famille, Daniel a décidé de l'accompagner. Pendant un certain nombre d'années, la famille de Daniel était relativement prospère, vivant confortablement de la culture de l'orge, du maïs et des pommes de terre. Mais lorsque son père a perdu l'usage de ses jambes à cause de rhumatismes, la famille s'est retrouvée à court d'argent. De l'argent que Daniel pourrait peut-être aller gagner de l'autre côté de la frontière.

Malheureusement, les choses ne se sont pas passées comme prévu. Alors âgé de 15 ans, Daniel n'a pas réussi à trouver un emploi. Il a fini par bouger « d'un endroit à l'autre » pendant trois ans, avant de passer à nouveau sous le nez des garde-frontières et de retourner chez lui.

Mais son passage en Chine lui a ouvert les yeux sur le lavage de cerveau dont il avait été victime pendant son enfance. En 2009, Kin Jong-il, le père du dirigeant actuel Kim Jong-un, était toujours en vie, et l'économie du pays était en ruine. La famine qui avait fait des milliers de victimes à la fin des années 1990 était terminée, mais la sécurité alimentaire était loin d'être assurée. Les Nord-Coréens avaient appris à vouer un culte à la famille Kim, mais Daniel avait perdu la foi.

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« Quand j'avais 12 ou 13 ans, j'étais convaincu que le Cher Dirigeant n'allait pas aux toilettes, qu'il était une créature divine, qu'il était à un niveau complètement différent du nôtre, » explique-t-il.

Peu de temps après son retour, les parents de Daniel ont décidé de déménager pour s'installer dans une ville frontalière — il préfère ne pas en donner le nom, par peur de représailles contre sa famille — pour être plus près de sa grand-mère maternelle. Sa grogne à l'égard du régime a grandi lorsqu'il s'est aperçu que, partout où il allait, les gens avaient faim et vivaient dans le plus complet dénuement.

« J'avais goûté à la liberté et mes horizons s'étaient élargis, » explique-t-il. « En Corée du Nord il y avait un mélange de politique, de lavage de cerveau et d'endoctrinement. Le dirigeant nous disait qu'on vivait bien, alors qu'il y avait des sans-abri qui mouraient de faim. J'ai compris que ce n'était pas vrai. »

Daniel a préparé sa fuite en cachette, sans en souffler mot à sa famille. De sa décision de ne pas faire ses adieux, Daniel dit que « C'est la seule chose qui me brise le coeur. »

« Si j'avais dit à mes parents, "Je m'en vais," ils m'auraient dit, "Parfois tu auras de l'argent, parfois tu n'en auras pas. C'est la vie. Il faut juste survivre. C'est ça qui est important — ce qui est important, c'est d'être vivant." »

* * *

Lors de son premier voyage en Chine, Daniel s'était réfugié dans une église chrétienne clandestine. Il avait donc prévu de chercher une église après sa traversée de la frontière. Mais, une fois arrivé en Chine, il a commencé à neiger. Perdu, Daniel a commencé à suivre un sentier boueux.

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« Il était six heures du matin — j'avais peur, » se souvient-il. « Je me suis arrêté devant une maison. Il y avait une colombe avec une brindille dans son bec, et aussi une croix — voilà ce que j'ai vu devant cette maison. Je les ai reconnus d'avant. C'était une église. Quand j'y repense, c'était un peu une intervention divine. »

Il a frappé à la porte mais personne n'a ouvert. Après avoir continué son chemin pendant une demi-heure, Daniel a fait demi-tour et est reparti vers l'église. Devant l'église, une femme a commencé a lui parler en chinois. Il s'est approché timidement et elle s'est adressée à lui en coréen. Cela se voyait à ses vêtements que Daniel était un transfuge.

« J'avais peur, j'ai d'abord essayé de l'éviter, mais je n'avais nulle part où aller, » se souvient-il. « Il faisait très froid. Mon corps n'en pouvait plus et j'étais crevé. Elle m'a dit de me reposer, alors je me suis laissé aller et je me suis endormi. »

Daniel avait vécu chez une dame âgée chinoise qu'il appelait Grand-mère lors de son premier voyage en Chine. Elle n'avait pas changé de numéro de téléphone et fut ravie d'avoir des nouvelles de Daniel. Après l'avoir amené en bus chez elle, dans une autre ville de la région, Grand-mère a présenté Daniel à un missionnaire chrétien qui avait l'habitude d'aider les ressortissants nord-coréens à rejoindre la Corée du Sud et les États-Unis.

« Certains missionnaires te donnent juste de l'argent et te disent de repartir en Corée du Nord pour répandre l'Évangile, mais pas lui, » explique Daniel. « Il m'a demandé si je voulais aller en Amérique ou en Corée du Sud. J'ai dit l'Amérique. Je ne connaissais rien [de l'Amérique] à l'époque. »

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Pendant la guerre de Corée, les États-Unis ont soutenu la Corée du Sud contre la Corée du Nord. Aujourd'hui, les ressortissants nord-coréens continuent d'être bombardés par la propagande antiaméricaine du régime qui présente les Américains comme l'incarnation même du mal.

Daniel se souvient de l'attrait tentant du fruit défendu. Lors de son dernier séjour en Chine, il avait appris que les États-Unis étaient en réalité un pays prospère — le contraire de ce que son gouvernement voulait lui faire croire.

Daniel assis dans son appartement sur son canapé. (Photo de Grace Kim/VICE News)

« Tout ce qui est lié à l'Amérique a une très mauvaise connotation, mais j'étais très curieux, » raconte Daniel. « Je savais que l'Amérique était un pays riche, je me suis dit que je pourrais peut-être aller voir ça de mes propres yeux. En Corée du Nord, on nous apprend à ne pas aimer l'Amérique, mais c'est un peu pour ça que je voulais y aller. »

Le missionnaire a mis Daniel en contact avec un représentant de Liberty in North Korea (LINK), une ONG basée à Los Angeles qui vient en aide aux réfugiés nord-coréens. Depuis sa fondation en 2004, LINK a aidé plus de 400 Nord-Coréens à faire le voyage de Chine et d'Asie du sud-est vers la Corée du Sud et les États-Unis.

Lors d'un entretien téléphonique depuis son bureau à Séoul, Sokeel Park, le directeur de recherche et de stratégie de LINK, explique que l'ONG n'organise pas des « extractions » et n'aide que les réfugiés tels que Daniel, qui ont déjà fui le pays. Ils travaillent également à partir de « renvois » faits par des transfuges qui sont restés en contact avec leur famille grâce à des téléphones portables ou autres moyens de communication, et qui savent quand les évasions auront lieu.

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Pour contrer les efforts de la Chine et de la Corée du Nord, qui pourchassent les transfuges — et parfois même ceux qui les aident — la « sécurité opérationnelle » est primordiale, explique Park. L'ONG soumet tout nouveau réfugié à un examen, afin de s'assurer qu'elle n'a pas à faire à un agent du régime nord-coréen. LINK assure ensuite le passage des réfugiés depuis la frontière nord-est de la Chine vers un pays tiers — généralement en Asie du sud-est — où les transfuges pourront entrer en contact avec le Département d'État des États-Unis.

« Ça peut aller très vite, » nous dit Park. « Ils peuvent être évacués… en quelques jours. »

Avant, les transfuges obtenaient une protection garantie dès qu'ils franchissaient le pas de la porte d'une ambassade ou d'un consulat des États-Unis en Chine. Par contre, quitter l'antenne diplomatique pour continuer son voyage nécessitait l'autorisation du gouvernement chinois. Pékin a commencé à imposer des délais allant de plusieurs mois à plusieurs années aux réfugiés anxieux de poursuivre leur route. Le gouvernement a également renforcé la sécurité autour des ambassades pour y rendre l'accès plus difficile.

« D'un point de vue politique, il était clair que ce n'était pas pratique et embarrassant pour le gouvernement de Pékin d'avoir à gérer ça, » explique Park. « Ils ont décidé d'y mettre fin et ils ont réussi. »

D'autres ont traversé le désert de Gobi pour aller en Mongolie, mais la route est si difficile que la plupart des réfugiés préfèrent passer par le sud. Daniel nous explique que LINK a organisé sa traversée de la Chine par train et par bus — un voyage de 4 800 kilomètres. Il a ensuite rejoint un pays d'Asie du sud-est dont il ne veut pas nous donner le nom, pour protéger les équipes de LINK et les autres transfuges qui tenteraient de quitter la Chine par la même route.

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Dans certains cas, les ressortissants nord-coréens peuvent être placés en détention et renvoyés de force dans leur pays, même après avoir quitté la Chine. En 2013, le gouvernement du Laos a rapatrié neuf transfuges nord-coréens à Pyongyang, après leur avoir fait croire qu'ils allaient rejoindre la Corée du Sud. Cette année, la police thaïlandaise a arrêté un missionnaire chrétien américain et l'ont jugé pour trafic d'êtres humains pour avoir aidé sept ressortissants nord-coréens à passer la frontière.

Mais selon Park, ces cas-là sont rares. « En général, une fois que vous avez réussi à quitter la Chine et à rejoindre le sud-est asiatique, vous êtes presque sûr d'atteindre votre destination finale, que ce soit la Corée du Sud ou les États-Unis. »

Daniel savait que lui et les autres transfuges étaient traqués par les autorités chinoises. Mais LINK s'était occupé de tout. Daniel n'avait plus qu'à suivre l'itinéraire et prier. LINK est un modèle de réussite, et Park estime que 95 pour cent des transfuges aidés par l'organisation réussissent à s'évader.

« Je savais qu'il y avait un risque, » dit Daniel, en haussant les épaules. « J'ai eu de la chance. »

* * *

Après avoir passé l'étape de la Chine, les réfugiés comme Daniel doivent entreprendre un tout nouveau voyage. Certains attendent l'autorisation d'entrée aux États-Unis dans un confort relatif. D'autres sont forcés d'attendre dans des centres de détention, et restent coincés dans les limbes de la bureaucratie diplomatique pendant plus d'an.

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Grâce à l'adoption en 2004 de la Loi Relative aux Droits de l'Homme en Corée du Nord par le président George W. Bush, les ressortissants nord-coréens peuvent désormais demander l'asile politique aux États-Unis. Mais la nouvelle loi ne prévoit aucune accélération du processus de traitement des requêtes, ni de système spécial pour répondre aux circonstances uniques et aux besoins exceptionnels des réfugiés nord-coréens. Aux yeux du gouvernement américain, les Nord-Coréens sont tout simplement devenus éligibles au statut de réfugié, au même titre que les ressortissants de Syrie, d'Irak et d'Érythrée.

« Il n'y a pas de programme spécial pour les Nord-Coréens, » explique le Bureau de l'Asie de l'Est et du Pacifique du département d'État dans un communiqué. « Les réfugiés nord-coréens ont accès au programme USRAP [US Refugee Admissions Program — Programme d'Admissions de Réfugiés aux États-Unis] et peuvent postuler pour une réinstallation aux États-Unis, au même titre que les ressortissants de 70 autres pays. »

Cela se traduit par de longues attentes, parfois derrière les barreaux dans des centres de détention. Et ceux qui ne finissent pas en prison sont souvent assignés à résidence ou forcés de vivre dans le complexe diplomatique ou le centre de traitement des demandes.

En début d'année, l'Institut George W. Bush (une organisation politique à but non lucratif) a publié un rapport sur les conditions de vie des réfugiés nord-coréens installés aux États-Unis. L'enquête — rendue publique à l'occasion d'une campagne de sensibilisation sur les abus commis à l'encontre des droits de l'homme en Corée du Nord — repose sur des entretiens avec 16 transfuges dont les profils « reflètent différents niveaux de vie, allant d'un mode de vie relativement aisé, à la quasi-famine. »

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Même si la plupart des transfuges sont loin de regretter leur décision de venir vivre aux États-Unis, ils sont nombreux à avoir parlé de leur frustration, après des mois passés dans le purgatoire administratif, sans nouvelle de leur statut et de leur demande d'asile.

« Ils m'ont amené à la cellule. Quand je suis arrivé, j'étais tellement choqué, » explique un homme âgé de 44 ans, qui a fui la Corée du Nord en 2001 pour arriver aux États-Unis en 2010. « J'étais surpris parce je ne comprenais pas pourquoi on m'avait mis dans un endroit comme ça, alors que je n'avais rien fait de mal. J'avais très peur qu'ils me fassent quelque chose ou bien qu'ils me renvoient. »

Où sont installés les réfugiés nord-coréens aux États-Unis ? Le Kentucky, la Californie et l'État de New York sont les trois États américains qui comptent le plus de réfugiés nord-coréens. 100 Nord-Coréens ont été naturalisés Américains et 235 Nord-Coréens ont reçu des "green cards".

Selon le rapport, de nombreux candidats à l'immigration rencontrés en Chine et en Asie du Sud-Est « ont fini par trouver l'attente trop longue pour obtenir l'asile aux États-Unis, et sont donc allés en Corée du Sud. » Le rapport évoque même le cas d'un ressortissant nord-coréen qui a été « averti alors qu'il se rendait en Thaïlande qu'il lui faudrait attendre plusieurs mois pour savoir s'il serait admis aux États-Unis. L'homme a donc décidé d'entreprendre le pénible voyage de Thaïlande en Amérique du Sud, [pour atteindre les États-Unis] par le Mexique. »

Interrogé au sujet du rapport et des mesures prises par le gouvernement pour faciliter l'immigration des réfugiés nord-coréens coincés en Asie du Sud-Est, le Département d'État nous a fait parvenir une déclaration soigneusement rédigée. En un mot: le Département d'État ne peut rien faire pour améliorer la situation.

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« Nous invitons tous les pays de la région à travailler ensemble pour garantir la protection des réfugiés nord-coréens au sein de leurs territoires, » explique le communiqué, qui précise que la question des réfugiés est régie par des protocoles internationaux. « Nous avons partagé nos vues avec les autres responsables gouvernementaux [de la région] à plusieurs occasions. »

Dans le cas de Daniel, tout est allé très vite. Il a d'abord passé cinq mois dans un endroit que son traducteur coréen de LINK préfère garder secret, pour des raisons de sécurité. Là, il a passé son temps à lire, regarder la télé et à étudier l'anglais en amont du grand saut.

« En Corée du Nord, c'est impossible de prendre l'avion, » raconte Daniel, pour qui l'expérience de prendre l'avion n'a rien perdu de son éclat.

Après une brève escale en Corée du Sud, Daniel a atterri à Los Angeles avec une poignée d'autres réfugiés — dont deux femmes qui deviendraient bientôt ses colocataires à San Fransisco. Pendant quelque temps, Daniel et ses « soeurs » ont perçu une modeste allocation versée par un groupe de la société civile sous contrat avec le US Office of Refugee Settlement (le bureau des réfugiés et des migrations des États-Unis). Encadrés par le personnel de LINK, Daniel et ses « soeurs » ont vite trouvé du travail.

« Je regrette de ne pas avoir étudié l'Anglais d'abord, et d'avoir tout de suite travaillé, » dit Daniel. « Mais je n'avais pas d'autre choix que de trouver du travail. »

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Daniel a réussi à trouver du travail dans un endroit typiquement américain : une galerie commerciale. De 6 heures du matin à midi, il travaillait dans une boulangerie, puis de 12 heures 30 à 17 heures, il débarrassait les tables dans une cafétéria du centre. Daniel vivotait et aspirait à plus. Après s'être fait licencier de la boulangerie et avoir quitté son autre poste, il passa un mois au lit, en pleine crise de dépression.

« Je voulais gagner beaucoup d'argent, » dit Daniel. « Je voulais acheter les mêmes choses que les autres. J'étais très ambitieux. J'étais cupide. »

***

Joseph Kim sait de quoi parle Daniel. Aujourd'hui âgé de 25 ans, Kim fait partie du premier groupe de réfugiés nord-coréens à avoir posé le pied aux États-Unis en 2006. À l'époque, il a été placé dans une famille d'accueil à Richmond, en Virginie, et a été inscrit dans un lycée près de chez sa famille adoptive.

« Ils ne savaient rien de la Corée du Nord, » se souvient-il. « C'était un quartier et une communauté très pauvres. Les professeurs s'en fichaient qu'on fasse ou non nos devoirs. Les autres élèves me faisaient dire des gros mots, et bien sûr, je ne savais pas ce que ça voulait dire. Je leur disais "D'accord," et quand je répétais, ils se mettaient à rire. »

L'histoire de Kim est particulièrement glauque. Son père est mort pendant la famine. Sa mère a envoyé sa petite soeur en Chine, probablement pour être vendue comme servante ou pour être mariée. Lui a fini à la rue avec les autres Kotjebi (hirondelle vagabonde, en coréen), à mendier dans les gares et sur les places publiques, vêtus de haillons. Devenu pickpocket et voleur, Kim a passé du temps en prison avant de retourner à la rue, où il est presque mort de faim.

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Aujourd'hui, la faim n'est plus une préoccupation. Kim nous raconte son histoire assis à la table d'un restaurant coréen de Midtown, à Manhattan. Dans son assiette, un déjeuner copieux de barbecue coréen, de kimchi et de plats d'accompagnements nommés « banchan. » Il a l'air bien plus âgé qu'il ne l'est en réalité. Comme Daniel, il n'est pas très grand et plutôt maigre, et sa coiffure est impeccable.

Kim est parti en Chine à la recherche de sa soeur à l'âge de 15 ans. Il a d'abord passé du temps chez une dame âgée chinoise qui, selon lui, le considérait comme son propre petit-fils. Par le biais de leur église clandestine, Kim a pu entrer en contact avec le personnel de LINK, qui lui ont proposé d'émigrer vers les États-Unis. Au départ, Kim ne voulait pas partir. C'est son pasteur qui l'a finalement convaincu, après lui avoir expliqué le concept de la liberté.

« Je savais ce que liberté voulait dire, du moins, le mot dans le dictionnaire. Mais je n'avais pas vraiment compris avant qu'il ne m'explique ce que cela signifiait, » explique Kim. À l'époque, il ne pouvait que rarement sortir de la maison, de peur d'être arrêté par les autorités chinoises. « Ça veut dire que tu peux sortir quand tu veux. Ça m'a vraiment ouvert les yeux. Je n'avais qu'une envie : sortir et explorer. C'est ça qui m'a fait changer d'avis. »

Dans ses mémoires, Sous Le Même Ciel, Kim parle de son évasion et de ses efforts continus pour retrouver sa soeur. Dans son livre, il explique que sa famille d'accueil aux États-Unis fermait à clef le garde-manger parce qu'ils étaient eux-mêmes dans le besoin. Après avoir failli mourir de faim en Corée du Nord, il s'est trouvé affamé aux États-Unis. Il a finalement été transféré dans une autre famille, mais il explique qu'il n'en veut pas à sa première famille.

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« Je ne veux pas les critiquer, » dit-il. « Je ne leur ai jamais dit que j'avais faim, je ne leur ai jamais demandé plus de nourriture, probablement parce que je ne savais pas que j'avais le droit de demander. »

Même si un certain nombre de réfugiés nord-coréens bénéficient d'une aide supplémentaire grâce aux associations comme LINK, la plupart ne reçoivent qu'une aide minime. Les transfuges interviewés par l'Institut Bush ont tous dit qu'ils étaient « sincèrement reconnaissants » de l'opportunité qui leur avait été offerte, mais ont également « exprimé leur frustration à l'égard du fait qu'ils n'étaient pas prêts pour gérer [leur immigration] tous seuls. »

« Le gouvernement des États-Unis ne reconnaît pas vraiment les études secondaires en Corée du Nord, et de toute manière, parmi ceux qui font défection, très peu ont un diplôme d'études secondaires. Ils doivent recommencer en bas de l'échelle. »

De nombreux transfuges nord-coréens souffrent d'anxiété et de troubles de stress post-traumatique. Une étude menée auprès de 140 réfugiées nord-coréennes a révélé qu'un quart des femmes interviewées avaient été victimes d'abus ou d'agressions sexuels, soit en Corée du Nord, soit pendant leur évasion. De ces femmes, 45 pour cent auraient envisagé de se suicider. Certaines ont déclaré avoir des problèmes de santé persistants à cause de la famine. Dans certains des cas, les réfugiées avaient éprouvé des difficultés à obtenir des soins de santé appropriés aux États-Unis.

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« En Corée du Nord, les soins médicaux sont gratuits, » explique une femme âgée de 44 ans, qui a quitté son pays en 2006 et est arrivé aux États-Unis deux ans plus tard. « Les médicaments et les services sont peu nombreux, mais on est soigné gratuitement. J'ai eu de la chance et j'ai été opéré gratuitement en Corée du Nord. Je suis toujours dépassée par les dépenses liées à la santé aux États-Unis. »

En 1999, le gouvernement de Corée du Sud a ouvert un centre pour accueillir les transfuges nord-coréens. Ce centre propose un programme de réorientation de trois mois, durant lesquels les transfuges apprennent à accomplir des tâches de base telles que faire les courses dans un supermarché ou retirer de l'argent d'un distributeur automatique — une machine qui n'existe pas en Corée du Nord. Ils suivent ensuite une formation professionnelle et prennent des cours pour « désapprendre » la propagande enseignée au Nord. Ils reçoivent également un soutien financier du gouvernement qui peut durer jusqu'à cinq ans.

Durant un entretien avec Daniel — son traducteur et Kris Potter, responsable du programme de réinstallation des réfugiés, ont tous les deux décrit les réfugiés nord-coréens comme étant « très résistants » et « très motivés. » La plupart d'entre eux trouvent du travail très vite, ont-ils dit. « Ils sont habitués à être autonomes, » explique Potter. « Le plus gros défi, pour eux, n'est pas de trouver un emploi, mais de s'intégrer à la société. »

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Comme pour tous les réfugiés non-anglophones, la barrière de la langue est un obstacle de taille pour les Nord-Coréens, et certains se retrouvent complètement isolés au sein de la communauté américano-coréenne. Les réfugiés plus jeunes — de la même génération que Kim — ont l'avantage d'être scolarisés et d'obtenir une éducation américaine. L'intégration est beaucoup plus difficile pour les adultes.

« Le gouvernement des États-Unis ne reconnaît pas vraiment les études secondaires en Corée du Nord, et de toute manière, parmi ceux qui font défection, très peu ont un diplôme d'études secondaires. Ils doivent recommencer en bas de l'échelle. »

Kim est un bon exemple d'intégration. Il a été transféré dans un bon lycée de Virginie, où il est devenu un élève exemplaire. Il s'est ensuite installé à Brooklyn pour poursuivre ses études dans un community college. « J'ai entendu dire que si tu peux survivre à New York, alors tu peux survivre n'importe où, » raconte-t-il. « Je me suis dit, c'est là que j'ai envie d'aller. »

Cet automne, Kim va étudier les sciences politiques à l'université de Bard, dans le nord de l'État de New York. Kim voudrait que les États-Unis conseillent davantage les transfuges nord-coréens sur leurs choix tout en leur proposant une éducation adaptée dès leur arrivée.

« Les États-Unis ne doivent pas forcément créer un programme dédié, mais [le pays] pourrait offrir un soutien généreux aux organisations qui aident déjà [les réfugiés], » dit Kim. « Je suis convaincu que [les États-Unis] peuvent faire plus. »

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Au bout de plusieurs heures, la discussion a tourné autour de l'image que se font les ressortissants nord-coréens des Américains. Daniel n'avait jamais entendu parler de The Interview, une comédie satirique dans laquelle les acteurs James Franco et Seth Rogen jouent les rôles de deux journalistes américains qui ont pour mission de tuer Kim Jong-un. Après avoir regardé seulement 90 secondes de la bande-annonce, Daniel a éteint son iPhone et secoué la tête.

« Pas drôle, » dit-il en Anglais.

À l'aide d'un traducteur, Daniel explique qu'il peut comprendre pourquoi certains se moquent du « Dirigeant. » Mais pour lui personnellement, ça n'a rien d'une blague.

La Corée du Nord fait les gros titres avec ces histoires toutes plus farfelues les unes que les autres. Récemment, le dirigeant aurait ordonné l'exécution d'un éleveur de tortues pour le punir de son incompétence. À cause de ces histoires, les abus commis à l'encontre des droits de l'homme et la pénurie alimentaire sont parfois banalisés. Il est également de plus en plus dur de quitter la Corée du Nord. Entre 2007 et 2011, environ 2 600 personnes ont fui le pays pour se réfugier en Corée du Sud. Dans les deux années qui ont suivi l'arrivée au pouvoir de Kim Jong-un et le renforcement de la sécurité aux frontières, les évasions ont chuté de 44 pour cent. Un sondage de 2014 montre que moins de la moitié des Américains connaissent l'existence des camps de détention nord-coréens.

Nombres, âges, religions des transfuges nord-coréens. Entre 150 000 et 200 000 Nord-Coréens sont emprisonnés pour des raisons politiques ou religieuses. 

Malgré la situation en Corée du Nord, une poignée de transfuges ont tenté le voyage en sens inverse au fil des années. Il y a même eu un cas où le gouvernement sud-coréen a refusé qu'une femme âgée de 45 ans rentre au pays pour retrouver son mari, sa fille et ses parents souffrants. Au-delà des considérations familiales, les Nord-Coréens restent des étrangers en Corée du Sud.

« Il y a tout un héritage, » note Park, qui fait partie de l'équipe LINK de Séoul. « Ça met beaucoup de gens mal à l'aise. Pour les réfugiés nord-coréens, ce n'est pas seulement une étiquette, ça définit l'ensemble de leurs interactions. »

Après avoir passé un mois au lit en proie à une dépression, Daniel a trouvé du travail dans les cuisines de restaurant de sushi où il est aujourd'hui chef cuisiner. On voit bien qu'il est fier de son métier: le riz, dit-il doit être « parfait, » et le poisson ni trop fin, ni trop épais.

Mais il est également évident qu'il manque quelque chose dans sa vie. Pour s'amuser, Daniel nous dit qu'il « nettoie la maison. » Il vient de se mettre au golf. « C'est comme un hobby. Je ne suis pas à fond dedans, mais j'essaye de m'y faire, » dit-il. « Je n'ai rien d'autre à faire pendant mes jours de congé. »

Il a quelques amis Coréens — l'un d'entre eux a laissé une guitare avec une corde cassée dans son salon — mais il n'est plus en contact avec ses anciennes colocataires. La conversation revient toujours à la nourriture — les plantes que ses parents cueillaient pour faire la soupe, un plat de tofu assaisonné au riz mariné qu'il peine à reproduire ici…

Même si Daniel a gardé le contact avec sa « Grand-mère » chinoise, il est sans nouvelles de sa famille. Certains transfuges envoient de l'argent chez eux grâce à de vastes réseaux de contrebande. Selon les estimations, 15 millions de dollars sont envoyés en Corée du Nord chaque année par des proches installés en Corée du Sud et aux États-Unis. Même s'il a un train de vie modeste, Daniel dit qu'il se sent coupable.

« Pour moi, la stabilité financière était la chose la plus importante, mais ce n'est plus le cas, » explique-t-il. « Ce qui importe le plus dans la vie, ce sont les rapports avec les gens. »

Lorsque nous lui demandons s'il encouragerait ses parents et frères et soeurs à tenter une évasion à leur tour, Daniel explique qu'il dirait à sa petite soeur et à son frère d'y réfléchir mais que ses parents sont probablement trop vieux. Il a encore le mal du pays mais il espère pouvoir demander la nationalité américaine l'année prochaine. Son rêve: ouvrir un jour son propre restaurant.

« Je ne dirais pas que c'est un grand rêve, mais j'ai compris que ça n'a rien à voir avec l'endroit où tu travailles, que ce soit un restaurant ou quoi que ce soit, c'est ta mentalité qui compte, » dit-il. « C'est ça qui importe le plus. »

L'unique décoration dans l'appartement de Daniel est un tableau représentant une scène toscane, acheté sur un marché du quartier. Sur le tableau, une villa italienne trône au sommet d'une colline, entourée de champs verdoyants. Daniel nous dit que si la Corée du Nord ouvre un jour ses frontières et que s'il peut y retourner en toute sécurité, il aimerait rentrer dans son pays pour y faire construire une belle maison et cultiver la terre. Peut-être même avoir des moutons. Mais pour aujourd'hui, Daniel se consacre à sa nouvelle vie américaine.

« J'ai dû devenir autonome et j'y suis arrivé, » dit-il. « Parfois je me sens malheureux, mais avec le recul, [je m'aperçois que] j'ai survécu. Je m'en suis sorti. »

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