Les prisonniers de Guantánamo jouent à la PS3 et lisent « Harry Potter » – comme tout le monde

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Les prisonniers de Guantánamo jouent à la PS3 et lisent « Harry Potter » – comme tout le monde

Ce que j'ai vu dans la bibliothèque de l'une des prisons les plus secrètes au monde.

Cet article a été initialement publié sur Waypoint.

En 2002, le gouvernement américain a arrêté un Mauritanien, Mohamedou Ould Slahi, avant de l'envoyer à Guantánamo. Au cours de ses nombreuses années de détention, et alors qu'il attendait toujours d'être accusé de quelque chose (il ne l'a jamais été, au passage), Slahi a rédigé un texte de 446 pages détaillant diverses stratégies lui ayant permis de survivre à cette incarcération inique sans devenir fou. Dans ce texte, il évoque longuement sa passion pour les jeux, une chose apparue seulement après son arrivée à Guantánamo.

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« Avant la prison, je ne savais même pas quelle était la différence entre un pion et le roi aux échecs, résume-t-il. Les échecs m'ont rapidement passionné, parce qu'on contrôle l'intégralité des pièces, ce qui donne une énorme confiance aux joueurs. »

Slahi est l'un des 780 détenus ayant connu les affres des geôles de Guantánamo. En juillet 2017, il n'en restait plus que 41. Au cours des 15 dernières années, nombre d'entre eux ont consulté les livres disponibles dans la bibliothèque de la prison – bibliothèque qui a, au fil des mois, ouvert ses rayons à des DVD, ainsi qu'à des jeux de PS3.

Mais cette bibliothèque ne s'est jamais départie de son aspect mystérieux, loin du regard des médias. Cet été, le site Waypoint, membre du groupe VICE, m'a envoyée sur place pour en apprendre plus sur ce lieu – sachant que cela fait des années que je l'étudie dans le cadre de la rédaction de ma thèse. Voici ce que je suis en mesure de vous raconter sur un endroit qui n'accepte jamais les caméras.

Le bâtiment abritant la bibliothèque de Guantánamo. Les photos sont de l'auteure.

Les origines de la bibliothèque

Le 13 septembre 2013, Michael Morisy a rempli une demande dans le cadre du Freedom of Information Act américain afin d'avoir accès aux textes ayant trait au prêt de livres aux détenus de Guantánamo. En 2017, après un certain temps d'attente, il a reçu une réponse de la part du ministère de la Défense, réponse qui comporte une phrase que je n'ai eu de cesse de répéter depuis :

La bibliothèque des détenus fournit des livres, des magazines, des journaux, des DVD, des CD, des jeux de société et des jeux vidéo.

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Le commandant John Robinson, en charge des relations publiques de la base navale de Guantánamo, m'a confié dans une lettre que ces jeux vidéo sont exclusivement des jeux de PS3, ajoutés aux rayons de la bibliothèque à partir de l'été 2011.

La jaquette de Final Fantasy XIII-2, jeu disponible à Guantánamo

Les détenus n'ont pas accès à la bibliothèque

Alors que j'entre enfin dans ce bâtiment – ou ce préfabriqué, devrais-je dire – je suis saisie d'une certaine émotion. Après avoir bossé pendant deux ans et demi sur ce lieu, j'y accède enfin – bien entourée par de nombreux militaires, qui veillent à ce que je ne m'éloigne pas trop. Là, le type qui m'accompagne constamment, dans la vingtaine, m'explique le fonctionnement : « Les détenus demandent à avoir accès à un jeu vidéo, ou un bouquin. Ils peuvent en louer jusqu'à 10 en même temps et les partager avec les types de leur aile. Dès qu'ils en rendent en, ils peuvent en louer un nouveau. »

Des membres de l'administration de la base navale de Guantánamo, à mes côtés

La bibliothèque ne contient aucun jeu de société

En pleine discussion avec le responsable de la bibliothèque, je lui demande si les jeux de société sont acceptés – car je n'en vois aucun, malgré la déclaration du ministère de la Défense citée plus haut. Quelque peu embarrassé, l'homme m'affirme vouloir « augmenter le nombre de jeux disponibles » tout en rappelant qu'une phase de sélection est indispensable afin de vérifier que les jeux conviennent à un tel environnement. Cette phrase cache une réalité toute simple : aucun jeu de société n'est disponible à Guantánamo. Ni échecs, ni dames, et encore moins des jeux plus « complexes ». En réalité, et c'est le responsable qui me l'avoue, la bibliothèque, en ce qui concerne « les jeux », ne fournit que des jeux vidéo.

« On progresse petit à petit, résume un autre soldat. Au départ, on avait une Nintendo 64. Ça a été la première console disponible à Guantánamo, mais elle s'est rapidement révélée obsolète. Aujourd'hui, on pense passer à la PS4, parce que la PS3 va également rapidement devenir obsolète. »

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D'autres jeux de PS3 disponibles

Malgré tout, les jeux de société ont fait partie de l'univers de Guantánamo pendant des années

Au bout de 34 minutes passées dans la bibliothèque, toujours aucune trace d'un jeu de société. Pourtant, dans ses mémoires, l'ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld affirme que « les détenus ont accès à des terrains de basket et de volley, ainsi qu'à des tables de ping-pong et des jeux de société ». Dans son livre Honor Bound: Inside the Guantánamo Trials, Kyndra Miller Rotunda, une ancienne membre du JAG, critique l'attitude des avocats des détenus, à qui elle reproche d'avoir dramatisé la situation médiatiquement, alors qu'ils se contentaient de demander des jeux d'échecs pour les prisonniers.

En effet, les jeux de société apparaissent dans de nombreux documents officiels ayant trait à Guantánamo au cours des 15 dernières années. Un document adressé à Barack Obama en 2009 faisait état des obligations à l'égard des détenus, et évoquait explicitement « la pratique d'activités intellectuelles, éducatives et récréatives, comme le sport ou les jeux ».

Si les hyperliens de ce document – aussi nommé « rapport Walsh » – ne fonctionnent plus depuis un bail, il est toujours possible de consulter certaines photos levant le voile sur ce que les détenus de Guantánamo « possédaient » aux alentours de 2009 – notamment des jeux de société, dont le backgammon, les échecs et le jeu de dames.

Mais s'il y a eu des jeux de société à Guantánamo, où sont-ils passés ? J'ai envoyé un e-mail à la direction de la base navale pour en savoir plus. Le commandant Robinson m'a gentiment répondu :

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L'administration de la prison a commencé à louer des jeux électroniques à des détenus dès 2008 afin de les stimuler intellectuellement, dans le cadre du respect des droits de l'homme en prison. Avec les évolutions technologiques, une Nintendo a été abandonnée pour laisser la place à une PS3 entre 2011 et 2012. Les jeux de société ne sont plus fournis aux détenus depuis 2007 ou 2008 car les détenus ne montrent plus aucun intérêt pour cela.

Mais où sont passés les jeux de société ?

Lorsque Waypoint a interrogé Wells Dixon, un avocat spécialisé en droit constitutionnel, au sujet de cette disparition, celui-ci n'a pas paru très étonné.

« Vous savez, je pense que l'administration de Guantánamo ne ment pas, et qu'elle a simplement retiré les jeux de société parce que les détenus n'en voulaient plus, résume-t-il. Il n'était pas question de les priver d'un droit supplémentaire, je pense. J'imagine qu'avec l'arrivée au pouvoir d'Obama, les conditions se sont un peu améliorées, et l'entrée de jeux vidéo et de DVD dans la bibliothèque a poussé vers la sortie les vieux jeux de société. »

Dixon insiste beaucoup sur l'importance de la nouveauté aux yeux des détenus. « Au fil des années, les clients de Guantánamo que nous avons défendus s'accordaient tous sur la même chose : ils n'en pouvaient plus de toujours utiliser le même matériel. Je ne connais plus aucun détenu qui veut avoir entre ses mains Harry Potter, vous savez. Ils l'ont tous lu, et n'en peuvent plus – même s'ils continuent à l'aimer, tant ces bouquins ont pu les sauver de la folie vers 2005, 2006. J.K. Rowling devrait être fière de ça. » Et l'avocat de poursuivre : « Auriez-vous envie de jouer toute votre vie au Risk ou au Monopoly ? Les détenus en ont sans doute eu marre, voilà tout. »

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Qu'en est-il du futur de la bibliothèque ?

Wells Dixon me confie qu'il est sans doute plus difficile aujourd'hui pour les détenus d'avoir accès aux jeux, aux livres et aux DVD car, sur les 41 détenus actuels, « 15 sont jugés de grande valeur, et sont donc isolés complètement. Quant au 26 autres, ils sont disséminés dans plusieurs blocs, et il leur est difficile d'avoir accès à autant d'œuvres qu'auparavant. »

Et l'avocat de conclure : « Aujourd'hui, il n'y a pas eu une seule libération depuis la fin de l'administration Obama. Tout semble calme sur place, mais c'est souvent plutôt mauvais signe… »

Muira est sur Twitter.