Des algorithmes ont tenté de m'apprendre à écrire un roman
Illustration : Ronan Berlese pour Motherboard

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Des algorithmes ont tenté de m'apprendre à écrire un roman

"En tout homme réside un génie qui s'ignore, affirment tous les bons manuels de développement personnel. J'ai décidé de mettre cette hypothèse à l'épreuve en testant les algorithmes d'assistance créative de la start-up Scribay.

Pour cette année, c'est mort. Mais à condition de vous y mettre tout de suite, vous pouvez encore terminer votre grand roman à temps pour le Prix Goncourt 2018. Et si vous avez des doutes sur vos talents d'écrivain, Scribay, une start-up fondée en 2015 par deux jeunes entrepreneurs français, est là pour les lever.

Scribay, à l'origine, était un site de publication et de partage de textes comme il en existe tant d'autres, à la différence notable qu'il encourageait les auteurs à collaborer. Convaincu qu'aucune plateforme n'est neutre, comme il me le répétera à de nombreuses reprises, Arnaud Lavalade, CEO et co-fondateur de Scribay, a toujours souhaité créer un système encourageant à s'intéresser au travail d'autrui. Ainsi, les utilisateurs "altruistes" de Scribay, qui consacrent beaucoup de temps à lire et à commenter les œuvres de leurs petits camarades ou à répondre aux défis d'écriture que lancent d'autres auteurs, sont favorisées par l'algorithme du site et mis en avant lorsqu'ils demandent de l'aide à leur tour, ou publient un nouveau texte.

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A cette partie communautaire du site, toujours disponible gratuitement, est venue s'ajouter en septembre dernier une offre premium payante, l'Académie Scribay, annoncée cet été aux 13 000 membres de Scribay dans un mail à mi-chemin entre pitch French Tech et profession de foi New-age : "L'individu moderne manque de temps, de patience, de concentration et de capacité d'introspection. Aujourd'hui, l'écriture d'un roman est devenue plus difficile qu'autrefois. […] Nous souhaitions proposer quelque chose à contre-courant de tout ce qui existe aujourd'hui dans le domaine de l'écriture et de la littérature. Mieux : quelque chose qui faciliterait l'écriture au point où tout le monde pourrait écrire son roman. […] Construire un pont entre des traditions millénaires et les nouvelles technologies, afin de remettre au goût du jour des pratiques artistiques ancestrales. […] Une offre unique, compagnon de route pour l'écrivain du futur, qui l'aiderait à combler tous les manques et à dépasser tous les obstacles le séparant de ses rêves."

"Frodon a vécu ça, Dartagnan a vécu ça, et vous aussi."

Longtemps restée sobre, la home page de Scribay accueille aujourd'hui le visiteur par une injonction : Vous avez un roman à écrire. Un peu plus bas, ce dernier apprend que la plateforme est au service de [ses] rêves, que l'aventure [l']attend et, excusez du peu, qu'il s'apprête à démarrer une nouvelle vie dans laquelle, grâce aux programmes d'écriture offerts par le site, la littérature entrera dans [son] quotidien. Diantre. Tout cela coûtera toutefois au romancier-aventurier la bagatelle de 20€ par mois. Trente jours d'essai gratuits sont toutefois proposés, l'occasion pour moi de faire entrer la littérature dans mon quotidien.

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En deux clics, je commande mon programme d'entraînement personnalisé. Un bref questionnaire s'intéresse à ma fréquence actuelle d'écriture (chaque jour, chaque semaine…), aux raisons pour lesquelles j'écris (partager les histoires que j'ai en tête, laisser une trace, améliorer mes compétences…) et à ce qui m'est le plus difficile dans l'écriture (trouver l'inspiration, garder une intrigue cohérente…) Je valide le questionnaire, prêt à entamer le programme d'entraînement intensif que l'algorithme du site aura mitonné pour moi, quand, à ma grande surprise, un message m'indique sans plus de précision que je recevrai un mail "prochainement". En attendant, je pars examiner les outils d'assistance à l'écriture que propose la "salle de sport pour écrivains" (sic) vantée par le communiqué de presse.

Les outils d'analyse de Scribay ont beau avoir leurs limites, apprendre que l'on n'écrit pas comme Anne Gavalda fait toujours plaisir. Image : capture d'écran de l'auteur.

On trouve tout d'abord les entraînements, exercices d'écriture en temps limité qui obligent l'auteur à travailler dix minutes sur un thème généré aléatoirement ("une mécanicienne de petite taille cherche à sauver un prince du repaire d'un dragon", amusez-vous bien), éventuellement assorti de quelques contraintes, comme des mots imposés ou interdits. Viennent ensuite les outils de correction, inspirés des logiciels d'aide à la rédaction comme Antidote, capables de mettre en évidence formes négatives ou passives, répétitions, adverbes, phrases averbales ou anormalement longues. Enfin, un analyseur stylistique informe l'auteur de la durée de lecture de chaque chapitre de son oeuvre, de la longueur moyenne de ses paragraphes et de ses types de phrases préférés.

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L'outil lui précise au passage, sans trop se mouiller, que "plus un texte sera court, plus il sera accessible à un public élargi", que "des paragraphes trop longs peuvent réduire la lisibilité du récit" mais que "bien entendu, ces aspects dépendent du style et des choix propres à chaque auteur." Enfin, des graphes comparent le style de l'utilisateur avec celui "d'autres auteurs reconnus" (sic) selon des critères strictement numériques. Avec 13 mots par phrase et non 21, j'apprends être plus proche de Saint-Exupéry que d'Alexandre Dumas, sans trop savoir quoi faire de cette information. Arnaud Lavalade m'apporte un début de réponse : "Le but de nos analyseurs stylistiques n'est pas de donner une réponse définitive. Il existe des algorithmes d'analyse puissants capables de le faire, mais ils sont aussi très oppressants. Nos outils veulent simplement aider les auteurs à prend conscience de certains points, à les mettre devant l'ensemble des possibilités. L'objectif est de faire comprendre aux auteurs débutants que les écrivains publiés et connus, dont ils entendent parler tout le temps, utilisent les mêmes outils qu'eux, et de les inciter à lire autrement. C'est une grande question : comment est-ce qu'on lit quand on est soi-même auteur ? Et puis découvrir qu'ils écrivent comme tel ou tel écrivain célèbre va peut-être les inciter à la curiosité, les pousser à ouvrir leurs livres."

L'air de rien, le générateur de sujets de Scribay surpasse facilement 90 % des pitchs de la dernière rentrée littéraire. Image : capture d'écran de l'auteur.

En attendant de ressortir Saint-Exupéry du fond de ma bibliothèque, il me reste encore à découvrir la pièce maîtresse de l'offre premium, le "parcours narratif", qui se propose de guider les auteurs dans l'écriture de leur roman en leur offrant une structure-type, synthèse de différentes théories du récit, notamment la célèbre Morphologie du conte du folkloriste russe de Vladimir Propp. Le récit est divisé en douze parties aux titres explicites ("la préparation avant le départ", "'l'apogée temporaire", "la chute", "l'épreuve suprême"…), elles-mêmes divisées en sous-parties et introduites par une longue vidéo dans laquelle Arnaud Lavalade, face caméra, explique à l'écrivain novice le rôle que chaque partie jouera dans l'ensemble, lui donne quelques conseils pratiques dans la rédaction du premier jet de son histoire et l'encourage à s'inspirer de ses propres expériences pour trouver l'inspiration. Un point selon lui très important : "Prenons l'exemple du bouleversement, ce moment qui va lancer l'aventure : cela peut vous évoquer ce jour où cette fille ou ce garçon vous a souri, ou bien à celui où un employeur vous a demandé de déménager. Frodon a vécu ça, Dartagnan a vécu ça, et vous aussi. En s'inspirant de sa propre expérience à chacune des petites étapes de ce cheminement hebdomadaire, l'auteur finit par réaliser qu'il a un roman entre les mains, et qu'il sera différent du roman du voisin alors que tous deux ont suivi le même parcours."

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Qui aurait imaginé que l'on pousserait le quantified self jusqu'à mesurer notre pourcentage d'adverbes ? Image : capture d'écran de l'auteur.

Dix-huit heures après ma première demande, le mail contenant mon programme personnalisé finit par arriver. Il me faudra désormais m'astreindre à écrire 250 mots par jour et une nouvelle par semaine. A mon grand étonnement, je m'aperçois que le mail a été rédigé par un être humain. Au milieu de commentaires généraux sur les éléments du programme, dont une machine aurait pu accoucher sans peine ( "250 mots par jour permettent de construire une bonne routine d'écriture. Le plus important est de garder le rythme"), on trouve des remarques plus personnelles ("nous avons découvert sur votre site que vous avez déjà une expérience de l'écriture de nouvelles") prouvant que l'auteur du message a pris le temps de jeter un œil au lien indiqué dans mon profil.

Chaque utilisateur payant, m'apprend Lavalade, reçoit un mail personnalisé et bénéficie d'un suivi complet : "La véritable valeur ajoutée qu'on apporte, c'est le coaching. Si vous demandez à une machine de rappeler aux gens qu'ils ont 250 mots à écrire, ça va être décevant et ressembler à n'importe quelle application de coaching. Si par contre vous leur dites personnellement qu'ils devraient écrire 250 mots par jour pour commencer, ça peut aider à créer une habitude vertueuse. Et l'humain est là aussi pour répondre aux questions de l'individu. Certaines personnes ont un désir d'écrire une autobiographie, ou écrivent toujours dans le même genre et veulent en changer, on peut les y aider, même si on n'est pas là non plus pour faire du coaching littéraire approfondi, pour aider les auteurs en détail sur leurs écrits."

Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage composé de 12 grandes parties et 60 courtes étapes. Image : capture d'écran de l'auteur.

Il y a quelque chose de paradoxal dans tout cela. Le coaching est au cœur du produit, mais réduit à sa plus simple expression. Les algorithmes doivent être assez efficaces pour "mettre l'auteur devant l'ensemble des possibilités" mais ne surtout pas devenir trop précis, pour ne pas courir le risque de devenir "oppressants". Les compteurs doivent rappeler à l'auteur les 250 mots quotidiens qu'il doit fournir, mais on doit sentir une présence humaine derrière le mécanisme. Au risque de ne bénéficier ni des avantages de l'automatisation, ni de ceux que pourrait apporter le suivi personnalisé d'un véritable coaching professionnel ? "Nos outils n'ont pas vocation à être très poussés, ce qui compte c'est l'effet que l'ensemble, outils et coaching, va avoir sur les auteurs en termes de créativité. Ce qu'on vend, c'est une expérience : la possibilité pour tout le monde de pouvoir écrire un roman, et pas forcément dans le but de le publier. On fournit un écosystème dans lequel les gens pourront comprendre qu'il y a quelque chose de beau dans l'exploration de l'existence dans l'écriture. Pendant longtemps, on a expliqué aux gens que tout le monde ne pouvait pas être romancier. C'est en train de changer. Aujourd'hui, quand quelqu'un dit qu'il aime la photo, ça ne veut plus dire qu'il va voir des expositions de photo d'art, mais qu'il est photographe amateur. Eh bien quand les barrières romantiques à l'entrée de la littérature vont tomber, et elles commencent à tomber, la littérature se vivra de plus en plus comme pratique."

C'est dans cette conviction, plus que dans son programme de coaching qui n'en est qu'un des aspects, que réside la cohérence de Scribay. Le site aspire à créer une nouvelle pratique de l'écriture, de laquelle toute verticalité a été bannie, où l'on ouvre les classiques par curiosité pour comparer le style de Proust au sien, où il n'y a plus écrivains d'un côté et lecteurs de l'autre, mais seulement des auteurs. Sur le fil d'actualité de mon profil Scribay défilent les derniers défis littéraires auxquels des utilisateurs ont répondu.

Entre un pitch de nouvelle policière et une suggestion de texte à contraintes, on trouve des appels à l'aide. "J'ai toujours eu un mal fou à décrire une personne. Alors je me suis dit que cela pouvait faire une bonne idée de défi", "Le chapitre 3 de mon roman commence sur une violente dispute entre deux ex, et je bloque. Donc je me suis dit que j'allais vous proposer un petit défi où vous allez devoir raconter une dispute." Les auteurs, toujours bienveillants même face aux textes les plus faibles, répondent par de brèves nouvelles, hâtivement rédigées. Certaines d'entre elles, dont le synopsis est né des blocages d'un autre utilisateur, seront reprises, étoffées, deviendront parfois des romans, que d'autres corrigeront à leur tour. L'idée, dominante depuis près de deux siècles, selon laquelle la littérature serait la recherche solitaire d'une vérité, est bien loin. Ici tout se partage, on échange conseils et suggestions, l'humilité est la règle, les frontières entre les textes sont poreuses. Ne reste que le plaisir que l'on trouve dans l'acte d'écrire et dans la fierté d'avoir écrit. Borges, à qui cette conception de la littérature n'aurait pas déplu, écrivait qu' "il ne peut y avoir que des brouillons. L'idée de texte définitif ne relève que de la fatigue ou de la religion." Pour le meilleur et pour le pire, Scribay est une communauté d'hérétiques.