« La femme sans enfant est une figure moderne de la sorcière »
Photo : Aaron McElroy

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« La femme sans enfant est une figure moderne de la sorcière »

Dans un livre vertigineux, l’essayiste Mona Chollet raconte comment la vieille tradition de la chasse aux sorcières a façonné la misogynie de nos sociétés – qui perdure encore aujourd’hui. Entrevue.

Gamine déjà, Mona Chollet n’avait pas peur des sorcières. Dès les premières pages de Sorcières : la puissance invaincue des femmes, qui vient de paraître aux éditions La Découverte, la chef d’édition du Monde Diplomatique raconte sa fascination enfantine pour Floppy Le Redoux, personnage du livre de Maria Gripe, Le château des enfants volés.

Indépendante et puissante, la sorcière a longtemps incarné une place négative dans la culture populaire, avant d’être réhabilitée – jusqu’à devenir une icône féministe. Car derrière la légende, le réel est sordide : au moins 100 000 femmes accusées de sorcelleries ont été tuées entre le XVe et le XVIe siècle.

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En croisant des sources universitaires, des références à la culture populaire et l’histoire personnelle qui la relie à cette figure mythique, Mona Chollet explore la vision du monde que la traque des sorcières a cherché à promouvoir – et ses conséquences sur la société d’aujourd’hui. Et signe un essai vertigineux, qui interroge autant qu’il explique, les fondements du système patriarcal. Interview.

La première chose qui frappe dans votre livre, c’est la récurrence des attaques faites aux femmes qui refusent de se définir en fonction des hommes. Qui étaient ces femmes ciblées par la chasse aux sorcières ?
Mona Chollet : J’ai choisi de me concentrer sur trois catégories : la femme indépendante, la non-mère et la vieille femme. Des célibataires ou des veuves par exemple, peu nombreuses dans la société de la Renaissance – mais surreprésentées dans les victimes de la chasse aux sorcières. Des femmes qui, finalement, se définissent sans les hommes, de manière assumée ou fortuite, et en payent le prix.

« La chasse aux sorcières en tant que telle est le moyen brutal d’imposer une société patriarcale »

Des figures qui dérangent toujours aujourd’hui…
Effectivement. Cela été très douloureux pour moi de découvrir que la place qu’occupe la femme cherchant à échapper au modèle dominant n’a pas beaucoup évolué. Les femmes indépendantes, les non-mères, les vieilles femmes sont, encore aujourd’hui, des objets de pitié, mais aussi de frayeur, avec l’idée qu’elles sont incontrôlables. Il y a toujours une forme de malaise face à une femme qu’on ne peut pas rattacher à un homme.

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Même au sein du mouvement féministe, on parle de contraception, mais il n’y a pas vraiment de débat sur la possibilité de ne pas enfanter du tout. J’ai l’impression que la femme sans enfant demeure une figure de sorcière, parce que cela sous-entend qu’elle n’aime pas les enfants et en ce sens, rappelle la femme qui dévore des nouveaux-nés les nuits de Shabbat. C’est aussi une figure menaçante pour les hommes : elle est perçue comme une affreuse carriériste dont l’ambition, légitime chez un homme, est suspecte chez une femme.

Concernant la figure de la vieille femme, prenons l’exemple des salaires des acteurs d’Hollywood. Plus un homme vieillit, plus il gagne d’argent. Or, chez les femmes, les salaires chutent à 35 ans. C’est vraiment l’idée qu’on existe avant tout dans le regard des hommes, en fonction du fait d’être jugée désirable ou pas, et ça conditionne l’existence sociale.

Pourquoi la détestation de ces figures a perduré à travers le temps ?
Au-delà du fait historique qu’est la persécution des sorcières, il faut d’abord comprendre que ces événements s’inscrivent dans une période de grande misogynie. La chasse aux sorcières en tant que telle est le moyen brutal d’imposer une société patriarcale – mais c’est aussi le début d’autre chose. Certaines auteures estiment que c’est une période où les femmes sont poussées dans une sorte de préparation à l’essor du capitalisme, hors de la sphère du travail rémunéré et de plus en plus vers le rôle de mère. Il s’agit en tout cas de contrôler la maternité.

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Une fois cet ordre imposé par la violence, les femmes ont été enfermées dans des rôles assez étroits et ont intégré un certain nombre de comportements. Plus tard, cet ordre-là sera imposé en louant certaines figures : la bonne mère, la femme au foyer par exemple.

Le contrôle social s’exerce aujourd’hui différemment, sans hostilité, mais plutôt à travers des clichés intériorisés ou des moqueries. Par exemple, la caricature de la « célibataire à chats » ou des personnages à la Bridget Jones, restent stigmatisants pour les femmes célibataires.

Dans votre livre, vous avancez que la médecine moderne s’est en quelque construite sur la chasse aux sorcières.
On peut en effet considérer que la répression qu’ont subie les guérisseuses a complètement changé la façon dont nos sociétés pensent le soin. Magiciennes et herboristes, ce sont aussi des avorteuses, des femmes vers qui se tourner pour gérer la fécondité. Non seulement elles fabriquaient les médicaments, mais elles restaient aussi des heures auprès du malade. Des rôles qui, finalement, correspondent à celui du médecin ET de l’infirmière.

L’extermination de masse des sorcières a ouvert la voie à une médecine uniquement masculine qui s’est, je crois, fondée sur un rapport conquérant et agressif vis-à-vis des femmes et de la nature. Je trouve assez frappant de lire les témoignages de violences médicales et obstétricales, à la lumière de cette histoire-là. La violence et la misogynie qui les caractérisent sont des héritages de cette époque. Encore aujourd’hui, il est très difficile de remettre en question la position de pouvoir du corps médical.

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Pensez-vous néanmoins que les choses évoluent ?
J’ai l’impression que les femmes et les minorités sont en train de prendre de l’assurance et que cette prise de conscience des dominés entraîne une réaction très violente des dominants. C’est en grande partie lié aux réseaux sociaux. Il est de bon ton de se moquer des « féministes de Twitter », mais elles font un travail de pédagogie incroyable. Je pense, notamment, à ces femmes qui pointent le traitement sexiste des féminicides. Cet activisme quotidien est très important, notamment parce qu’il permet aussi de susciter de l’empathie. Et ce constat vaut pour beaucoup de luttes : depuis que je suis sur Twitter par exemple, je lis davantage des témoignages de personnes racisées contrôlées cinq fois par jour, et je comprends beaucoup mieux leur quotidien.

Voyez-vous des points communs entre les sorcières et les mouvements féministes ?
Je ne sais pas s’il y a un vraiment un lien. Beaucoup de victimes des chasses aux sorcières n’étaient pas particulièrement des rebelles, ni des féministes. Beaucoup n’avaient rien fait de particulier pour attirer sur elles une horreur pareille. Ce sont des tragédies pures. Si on les associe, c’est plutôt car de nombreuses féministes essaient de faire reconnaître la chasse aux sorcières pour ce que c’est, un féminicide de masse.

En revanche, l’intolérance sociale n’a pas bougé. Certes, on ne brûle plus les femmes en place publiques. Mais le sens de la propriété qui pèse sur elles est tenace. Ce n’est plus l’état qui tue – mais le conjoint. La violence physique contre les femmes est désormais privatisée. Au fond, je pense qu’on est les dignes héritiers de cette société.

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