Le chef qui ne sortait jamais sans ses schlass

FYI.

This story is over 5 years old.

Food

Le chef qui ne sortait jamais sans ses schlass

Couteaux de poche, de chasse, à légumes, à viande ou à 5 balles : Jeff Schilde les collectionne tous.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

Casquette de marin vissée sur le crâne, Jeff tend son index gauche. « Tu vois cette entaille ? C’était 10 minutes avant le service. Je ne regarde pas mais je sens le truc direct. Le sang coule. Le serveur, un bon mec du vin naturel, me dit que tout va bien. Il me serre le doigt très fort. Je tombe dans les pommes. Quand je reprends connaissance, il est en train de me porter sur son dos. Il me fera un bandage avec de la glu et une petite capote. »

Publicité

Jeff Schilde, chef Au Petit Panisse.

Jeff Schilde est le genre de chef qu’on pourrait écouter parler de plaie ouverte pendant des heures. À 45 ans, le chef d'Au Petit Panisse a un bagout de margoulin qu’on aimerait avoir avec soi quand on fait la tournée des rades. Il a aussi probablement assez d'histoires pour remplir trois vies. On l'écoute raconter sa cuite avec Ralph Lauren, ses aventures chez les Casques Bleus ou son passage chez les Troisgros. Vie d'aventurier qu'on soupçonne un poil romancée mais qu'on boit sans rechigner.

LIRE AUSSI : Chef's Night Out à Paris avec Pierre Touitou et la bande de Vivant

Si vous avez maté le dernier épisode de Chef’s Night Out consacré à Pierre Touitou, chef de Vivant, vous avez remarqué que la nuit de déglingue commence chez Dame Jane, petite cave-à-manger de la rue Ramponneau où Jeff faisait la cuisine il y a encore quelques mois. « J’y ai travaillé trois ans. Sans plongeur et sans frigo, c’était un défi. »

Depuis, il a quitté le restau de poche pour s’installer Au Petit Panisse, rue de Montreuil. « J’essaie de refaire une cuisine qu’on a connue dans les bistrots. Des choses simples avec de bons produits de base. Frisée aux lardons, lentilles avec poitrine de porc confite et saucisse de Toulouse fumée. J’apporte une petite note personnelle en fin de bouche – comme de la cardamome – pour que les gens se disent que le cuisinier n’est pas totalement normal. »

Le fameux Sabatier qu'il utilise régulièrement.

Si, comme pas mal de chefs, Jeff cultive une passion pour les couteaux, il y ajoute, comme dans ses plats, une petite note personnelle. Il y a par exemple la lame qu’il manie face caméra ; un couteau à fruits Remington avec un manche en ivoire. « C’est un Numéro 00. Un prototype qui n’a jamais été commercialisé. Les dents, c’est pratique pour attaquer une pastèque et puis ça n’écrase pas. »

Publicité

Chez les Schilde, l’amour de la lame s’est transmis de génération en génération. « Le premier couteau que j’ai eu, c’est mon père qui me l’a acheté avant de mourir. Je l’ai depuis que j’ai 15 ans et que j’ai commencé à cuisiner. On partait pêcher la truite, en Auvergne. Mon père avait toujours un couteau dans sa poche. Depuis tout petit. C’était un truc de culture, comme aux États-Unis. »

Sa collection de schlass s’est développée au fil de sa formation en cuisine. Jeff admet sans mal que les fourneaux n’ont pas été une vocation. « À l’école, j’étais un fouteur de merde. Quand on m’a demandé de choisir un apprentissage entre ferronnier ou cuisinier, j’ai d’abord pensé aux filles et j’ai choisi la seconde filière. J’ai commencé un BEP dans un restau étoilé à Troyes avec un chef qui était meilleur ouvrier de France, dans une brigade de 36 qui envoyait 20 couverts. »

« Quand on est en apprentissage, on a toujours sa valise de couteaux sur soi. Chaque cuisinier a la sienne. On réalise que chaque personne a une utilisation du couteau qui est différente. Chacun a sa pression, sa manière de couper ou d’affûter. C’est pour ça que la coupe n’est jamais la même et que, comme avec une chaussure, quelqu’un qui n’utilise pas son propre couteau risque d’abîmer le fil. »

Service militaire oblige, Jeff arrête un temps la restauration. Il signe pour 24 mois et rempile pour 12, histoire de voir du pays et de partir en opération. À la fin de son service, les genoux amochés par les sauts en parachute, il touche sa solde et décide de rejoindre un ami à Los Angeles pour y vivre son autre passion, celle de collectionneur de fringues des années 1940, de motos et de voitures de l’époque, de rockabilly et de swing.

Publicité

« Quand j’étais gamin, il y avait un téléfilm qui s’appelait Les Têtes Brûlées. Les mecs étaient pilotes de chasse. Ils avaient des dégaines incroyables, blouson en cuir et tout. J’avais 4 frères plus âgés, dont un qui était déjà dans la fringue, tailleur de métier, il travaillait pour Lanvin à l’époque. J’étais un peu le dernier, gâté par les frangins. J’avais 10 ans et je portais déjà des Santiags et des 501. »

Avant de reprendre la cuisine, Jeff passe six années de sa vie à chiner professionnellement. Il bouge aux quatre coins du monde – notamment au Japon - à la recherche de pièces rares. Bouffe et dort dans des palaces, entouré de « gueules, de dingues, de mecs avec des bananes comme ça » qui se tirent la bourre et cherchent le même Graal que lui.

En bon collectionneur, il amasse les couteaux dont il se fait un plaisir de raconter les histoires. Ceux qu’il utilise tous les jours comme ceux qu’il touche moins. Couteaux de poche, de chasse, à légumes, à viande, à 5 balles « pour les épluchures et que tu peux perdre dans la poubelle sans remords » ou « des plus nobles qui ne sont pas faits pour taper la planche. »

Il y a par exemple le Sabatier : « Celui-là, je m’en sers tous les jours. C’est une lame de Thiers, le couteau de chef par excellence. Tu coupes tout avec ça. La garde est bien usée. C’est un modèle des années 1970. Une vieille fabrication. Tu peux voir la différence avec les plus récents ; la lame, le poids, la mise en garde. Aujourd’hui, le travail n’est pas aussi bien fait. La finition est plus rigide. »

Publicité

Certains ont été fabriqués pour Jeff par des artisans japonais qui forgent aussi des sabres ou customisés par des ferronniers du coin qui réhabilitent les vieilles lames de marins. « Là on est dans la joaillerie », raconte-t-il en prenant le temps de sortir avec soin chaque pièce de son étui comme ce couteau de forêt. « Celui-là, c’est pour couper de la bestiole. Dans du cerf. Je ne m’en suis jamais servi. À part peut-être sur un butternut. »

« Quand on est collectionneur, on cherche toujours le truc qu’on n’a pas – ou que les autres n’ont pas. Chiner des fringues, c’est un peu comme chiner des produits rares en cuisine. Au départ, j’étais beaucoup dans ce délire-là. Maintenant, je le suis beaucoup moins », rappelle-t-il en dégrafant sa chemise pour exhiber une lame qu'il porte au cou.

LIRE AUSSI : Chez les forgerons qui fabriquent les couteaux des restaurants étoilés

La seule chose que Jeff cherche chez un couteau, c’est qu’il coupe. « Il y a des artisans qui font des couteaux pour le design alors que c’est un objet qui a pour fonction d’être coupant. Je reste dans la démarche du couteau pour le couteau, pas pour me battre avec mais parce que c’est un utilitaire, donc si tu l’achètes, il faut qu’il coupe quoi. »

L’autre blessure par lame que Jeff raconte n’a rien à voir avec la cuisine mais elle réunit tous les ingrédients qui font sa vie : « C’était avec un couteau que m’a offert mon père. J’étais en train de tailler un arc dans une branche et PAF. Je me le plante dans la cuisse. Un truc gros comme ça (il écarte les doigts pour former la taille d’un Twix). Ma mère m’a dit que je pleurais surtout pour mon jean. »


Au Petit Panisse, 35 rue de Montreuil, 75011 Paris.