La journée démarre lentement en ce samedi de printemps. La pluie incessante ruisselle le long des trottoirs athéniens, les vêtements accrochés aux balcons peinent à sécher, les rares passants frôlent les murs d’un pas rapide. À l’angle des rues Chrysolora et Komminon, dans le quartier d’Exarcheia, des néons transpercent péniblement les vitres d’un sous-sol et offrent une touche de lumière à l’ambiance maussade. C’est ici que le White Tiger Camp accueille au compte-goutte des boxeurs de tous âges, venus pour une journée placée sous le signe de l’entraide.
« On a ouvert la salle aujourd’hui pour des sparring, des petits combats amicaux, en échange d’une participation financière. L’objectif est de récolter des fonds pour aider un boxeur blessé à payer ses frais d’hôpitaux pour une opération au genou », introduit Ilias Lamprou. Installé à son bureau, face à la porte d’entrée, le maître des lieux accueille ses élèves. « Sawadee Khrap ». Au moment de pénétrer dans le grand sous-sol retapé en salle de boxe, personne n’oublie la salutation, signe de respect envers ses coéquipiers et son professeur.
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« On instaure un climat particulier dans cet endroit ouvert à tous, sauf aux flics et aux fachos » – Ilias Lamprou
« Le muay-thaï [la boxe thaï en VO] est un art martial basé sur le respect de l’autre. À partir de cette philosophie, j’ai mis en place un camp avec une orientation politique », présente l’homme trapu aux cheveux poivre et sel. Les murs couverts de photos et d’affiches retracent le parcours du White Tiger au fil des années et des combats, et traduisent cette orientation politique. Lettres blanches sur drapeau noir, « The Genuine Antifascist Fighting Club » (Le véritable fighting club antifasciste) fait face aux boxeurs qui enlèvent leurs chaussures avant de déposer quelques euros dans la boite prévue pour la collecte.
Pour cet activiste de 41 ans, donner une orientation à son club sonne comme une évidence. Des associations de quartier à la flottille pour Gaza en 2010, Ilias Lambrou a « toujours imbriqué la politique avec la vie quotidienne, que ce soit dans les relations, dans le travail, dans le sport. À chaque fois en me demandant ce que je pouvais apporter ». Quand il a ouvert le White Tiger, en 2013, Ilias y a logiquement mis la teinte politique. Elle est rouge et noire. Des tapis de sol aux murs, les couleurs de l’antifascisme enveloppent les boxeurs d’une atmosphère rebelle et combative.
« On instaure un climat particulier dans cet endroit ouvert à tous, sauf aux flics et aux fachos », détaille le professeur. Il enchaîne : « Il y a l’envie de placer tous les participants dans une mentalité qui ne fait aucune distinction de sexe, de race, de couleurs ou de religions, pour faire de ce camp une équipe solidaire ». La plupart des membres inscrits au White Tiger ont déjà une conscience politique. « Good night white pride », le sous-commandant Marcos ou la CNT espagnole figurent sur les t-shirts des boxeurs et attestent l’adhésion des membres à l’orientation du camp. Plus rares sont ceux qui ne se considèrent pas politisés. Pour Ilias, « le pari, c’est justement de réussir à sensibiliser ceux-là ».
Lisa* entraîne les plus jeunes dans le même esprit. « Les enfants comprennent qu’ils sont dans un environnement particulier ici. Ils sont à un âge où on se pose plein de questions, où on se politise », explique la jeune femme de 33 ans, avant d’ajouter : « certains d’entre eux ont déjà été directement confrontés aux violences policières, c’est une réalité qu’ils vivent dans leur quotidien ». Surtout, ces enfants prennent l’habitude de s’entraîner dans des cours mixtes dès le plus jeune âge, où la distinction entre garçons et filles disparaît au moment d’enfiler les gants. « Dans les salles de sport de combat, il y a généralement une vraie culture machiste et beaucoup de sexisme », poursuit la jeune femme brune aux traits fins.
Ces comportements ne se limitent pas aux salles de boxe, et c’est au quotidien qu’il s’agit de lutter contre. « La société grecque est très sexiste, je le vis tous les jours, raconte la militante. C’est hyper important d’avoir une salle comme celle-ci avec des valeurs progressistes ».
Le White Tiger Camp, que Lisa qualifie de « phare dans notre engagement quotidien », n’a pas toujours été imperméable aux attitudes sexistes. « Mais ceux qui viennent avec cette mentalité changent très vite, ou repartent », résume la boxeuse. « C’est arrivé que certains débarquent ici avec des préjugés, en n’acceptant pas le fait de s’entraîner avec des filles par exemple. Mais ceux qui sont restés, à force de côtoyer cet endroit, sont devenus des diamants », complète Ilias, pour qui la transmission est fondamentale. « Avec Lisa comme avec mes autres élèves, l’objectif c’est de les faire progresser et qu’ils enseignent à leur tour, en transmettant la pratique et les valeurs ».
Sous l’oeil du professeur, les athlètes se prennent en charge pour leur échauffement, guidés par les plus expérimentés. Les cordes à sauter frappent le sol au rythme de sons punk grecs et anglais. « Come ooon, Come ooon ! Antifa Hooligan ! » crachent les enceintes à mesure que le tempo s’accélère et les gouttes de sueurs se mettent à couler. Les combats de trois minutes s’enchaînent dans un climat amical, les boxeurs travaillent leurs techniques et les plus avancés multiplient les conseils.
« C’est un honneur de monter sur un ring de muay-thaï, et il n’est pas question de leur faire cet honneur, justifie le professeur. Les fascistes, on les combat dans la rue ».
Thanos illustre à merveille la notion de transmission. « Ilias m’a fait aimer la thaï, c’est grâce à lui si elle fait désormais partie de mon quotidien. C’est comme une grande famille ici, tous les membres du White Tiger ont une mentalité exceptionnelle », glisse ce brun au physique affuté, entre deux étirements. Le photographe de 23 ans a commencé le muay-thaï pour se sentir « plus en sécurité », il a poursuivi par amour du sport thaïlandais et de sa philosophie. « Le muay-thaï était utilisé par les guerriers thaï pour repousser les invasions » , raconte Thanos, pour qui l’auto-défense fait partie intégrante de cet art martial. C’est aujourd’hui un moyen de « se défendre face aux fascistes », explique-t-il.
En Grèce, l’extrême droite s’est revigorée depuis quelques années. Surfant sur la crise économique et sociale et sur le délitement de la classe politique, le parti néonazi Aube Dorée est entré au Parlement en 2012 après avoir récolté plus de 400 000 voix. Ratonnades contre les immigrés et attaques de centres sociaux se sont multipliées dans les années 2010, avec en point d’orgue de ces violences le meurtre du rappeur antifasciste Pavlos Fyssas, en septembre 2013.
Si un procès historique est en cours depuis quatre ans à l’encontre d’Aube Dorée, jugé pour démontrer son fonctionnement en « organisation criminelle », le parti néonazi continue de séduire et représente aujourd’hui la quatrième force politique du pays. « Il s’agit de les combattre concrètement, physiquement », estime Ilias, qui refuse pourtant de faire participer ses boxeurs à des compétitions contre des athlètes connus pour leurs liens avec l’extrême droite. « C’est un honneur de monter sur un ring de muay-thaï, et il n’est pas question de leur faire cet honneur, justifie le professeur. Les fascistes, on les combat dans la rue ». « Ça n’est pas que des paroles ou de la théorie, poursuit Ilias. C’est dans la rue que se décident les choses, et quand la rue est à toi, c’est déjà un bon pas ».
Très impliqué dans le milieu anarchiste, Thanos s’est intéressé à la politique jeune, lorsqu’un adolescent de sa génération a été tué par la police en décembre 2008. La mort d’Alexandros Grigoropoulos, 15 ans, déclenche alors des émeutes urbaines de plusieurs mois à Athènes et dans de nombreuses villes grecques. Le quartier d’Exarcheia, où le jeune homme s’est fait tirer dessus, était en première ligne des révoltes.
Symbole de la résistance à la dictature des colonels (1967-1974), le bastion perpétue une tradition contestataire de l’ordre établi et se définit comme le quartier des anarchistes. Les immeubles sont couverts de messages révolutionnaires, cafés politiques et librairies côtoient locaux associatifs et squats pour réfugiés, et la place centrale devient régulièrement le point de départ pour les démonstrations antifascistes. Ce n’est donc pas un hasard si le White Tiger s’y est implanté. « Exarcheia c’est mon quartier, là où sont mes amis, là où je m’implique », abonde Ilias Lamprou. Dernièrement, l’ambiance y a néanmoins changé et se fait plus hostile. Le quartier « est devenu plus dangereux qu’avant », note Dimitra, c’est la raison pour laquelle elle a commencé la boxe thaïlandaise. L’enseignante de 27 ans s’est faite « emmerdée quatre fois en l’espace d’un mois dans la rue », et s’est décidée à s’inscrire au White Tiger pour pouvoir se défendre.
« J’ai appris à prendre des coups, ce n’est pas si terrible finalement. Maintenant j’apprends à en mettre », explique cette brune aux longs cheveux bouclés. « Longtemps impliquée dans la vie du quartier », investie dans l’accueil des réfugiés, Dimitra est aujourd’hui « plus en retrait ».
Depuis plusieurs mois, une double dynamique transforme en profondeur Exarcheia. D’un côté, les trafics de drogue et les violences se sont multipliés sous l’impulsion de mafias prospérant sur les nombreux réfugiés coincés à Athènes. De l’autre, le rachat d’immeubles par des investisseurs non européens en quête d’un Visa pour l’Union Européenne, le fameux « Visa d’Or » proposé par la Grèce, dont la conséquence immédiate est l’éclosion d’une multitude d’appartements locatifs.
Ilias en est conscient. S’il juge la situation « difficile », il veut croire en l’implication du milieu anarchiste. « À nous de reprendre le contrôle pour ne pas laisser le quartier aux flics, aux mafias, aux Airbnb ».
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*Le prénom a été modifié pour préserver son anonymat.