L’année dernière, je me suis précipitée dans la province chinoise du Ningxia pour l’Eid Al-Fitr, la célébration marquant la fin du Ramadan. J’ai pu voir, de l’arrière d’une des plus grandes mosquées de la région, des centaines d’hommes se prosterner pour prier et marquer la fin de leur mois de jeûne. En fin de journée, chaque famille organise un grand festin à base de mouton, de pâte, de pommes de terre et de bœuf.
La Chine compte environ 23 millions de musulmans – une population plus nombreuse que dans certains pays arabes. Et tout un pan de la cuisine locale s’est développé à leur contact.
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Comme ailleurs dans le monde, les restaurants musulmans de Chine respectent les standards de la cuisine halal. Le porc est strictement interdit et la viande consommée vient d’animaux abattus selon les procédures prescrites par le Coran. Comme la majorité de la communauté musulmane de Chine se trouve au nord du pays – où l’on cultive surtout du blé – presque tous les restaurants servent des nouilles et des pains pita.
Dans les marchés de nuit situés dans les villes majoritairement musulmanes, on trouve facilement des kebabs, ou chuan er, et l’épice principale utilisée pour l’aromatiser est le cumin – d’ailleurs omniprésent dans cette cuisine. L’agneau est la viande la plus demandée et on le cuisine entièrement, des intestins au cerveau. La cuisine chinoise musulmane a tendance à être épicée et elle utilise aussi beaucoup d’ingrédients du Nouveau Monde : pommes de terre, tomates et poivrons en font partie.
Les deux plus grandes ethnies musulmanes de Chine sont les Huis et les Ouïgours. Ces deux groupes partagent la même religion et les mêmes ingrédients de base mais leurs cuisines sont différentes.
Les Huis, originaires de la région du Ningxia, se sont ensuite dispersés dans le Gansu, le Qingsai, le Xinjiang et au Tibet. Ils sont connus pour leurs nouilles à l’agneau ou au bœuf et leurs restaurants réputés pour leur propreté immaculée – qui s’explique par leur engagement religieux qui réclame une hygiène impeccable et interdit cigarette, alcool, jeux d’argent et autres pêchés. L’histoire de cette minorité ethnique en Chine est vieille de 1 200 ans. Les Huis sont les descendants de marchands arabes et perses installés le long de la Route de la Soie ; leur foi en l’Islam fait partie de leur identité.
Au fil du temps, les Huis se sont tellement intégrés au reste de la population chinoise que parmi les 56 ethnies reconnues par la Chine, la leur ne se définit que par leur appartenance religieuse. Leur cuisine s’appelle qingzhen – ce qui se traduit par « la pure vérité ». Le caractère qing étant homophone du mot désignant la couleur bleu-vert, les enseignes des restaurants huis sont de cette couleur. On repère ainsi facilement les endroits servants de la nourriture halal.
La majorité des propriétaires des restaurants de nouilles de Lanzhou sont huis. Le nom de ce plat vient du nom de la capitale de la région du Gansu. Il se compose d’un bouillon auquel on ajoute des tranches de navet et de viande bien tendre prélevée sur un bœuf élevé dans les terres en périphérie de la ville. On ajoute par-dessus les nouilles faites à la main et cuites à cœur. La sauce, un mélange de piments et de poivrons, est épicée. Elle anesthésie en même temps qu’elle stimule le palais.
C’est un Hui du nom de Mabaozi qui a inventé cette recette en 1915. Elle a vite gagné en popularité parmi la communauté et aujourd’hui, on compte dans tout le pays plus de 20 000 établissements spécialisés en nouilles au bœuf de Lanzhou. Il n’existe aucune chaîne ayant le monopole dans ce secteur. La réputation des nouilles de Lanzhou est portée par des milliers de petits entrepreneurs. C’est une économie qui vit sur le débat incessant pour savoir qui fait le meilleur bol de nouilles du pays. Les nouilles sont bien sûr faites entièrement à la main, ce qui demande une grande adresse et du savoir-faire.
Les Huis entretiennent une relation gastronomique symbiotique avec les communautés tibétaines de Chine. En effet, j’ai remarqué que dans la plupart des villes tibétaines, on trouve aussi des communautés musulmanes installées là depuis des siècles. C’est parce qu’ils font office de bouchers pour les Tibétains qui n’ont pas trop le droit selon leurs préceptes religieux d’abattre eux-mêmes les animaux qu’ils voudraient manger. Du coup, les Tibétains vendent leurs yaks aux Huis qui les payent en cash, abattent les bêtes et vendent la viande sur les marchés.
Les Ouïgours sont bien différents puisqu’il s’agit en fait d’un groupe ethnique d’origine turque. On les trouve surtout dans le Xinjiang, une région autonome tout au nord-ouest du pays. Le Xinjiang est frontalier de la Russie, de l’Afghanistan et de l’Inde. Contrairement à leurs voisins Huis, les Ouïgours se distinguent plus de par leurs traits eurasiens. Ils ont également gardé leur propre langue et leur cuisine mélange davantage l’Asie Centrale, le Moyen-Orient et la Chine.
On trouve partout du riz pilaf cuit avec de la graisse de mouton. On trouve également beaucoup de laghman, des nouilles préparées à la main et qui viennent accompagner la viande d’agneau hachée, des pommes de terre, des tomates, des oignons et des poivrons. Un plat typique de la cuisine ouïgoure est le da pan ji, littéralement « grand plat de poulet ». Il s’agit d’un poulet mis à mijoter avec des piments et des poivrons et qui est servi avec des nouilles. Ils font également leur propre version des naans, cuits ici aussi dans un four tandoor. On trouve beaucoup de pains dans la cuisine ouïgoure. Ils ont notamment un petit pain qui ressemble tout à fait à un bagel et qu’on appelle girda naan. Et ils font aussi pas mal de pâtisseries, souvent décorées de noix et de raisins.
Pour résumer, la cuisine chinoise musulmane est généreuse. Elle est unique dans son rapport à la viande mais comprend des saveurs qu’on retrouve ailleurs. La gastronomie hui est centrée sur les nouilles et rappelle la cuisine chinoise tandis que la gastronomie ouïgoure ressemble plus à la cuisine turque. On retrouve des deux côtés un fort usage de la viande d’agneau et de bœuf, du cumin et du blé.
Un jour alors que j’étais avec des amis à Urumqi, la capitale du Xinjiang, nous avons rencontré dans la rue un type qui devait avoir la vingtaine. Il a accepté de nous servir de taxi et il nous a emmenés manger avec lui dans un restaurant du coin qu’il appréciait.
Alors que nous nous remplissions l’estomac avec de l’agneau, des naans et des nouilles aux poivrons, je lui ai demandé comment il décrirait la nourriture de son peuple.
« C’est de la nourriture qui remplit bien le ventre », m’a-t-il répondu en souriant. « À coup sûr. »