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À Buenos Aires, la vraie pizza argentine renaît de ses cendres

Martin Auzmendi prend la parole : « Le monde de la pizza est vraiment intéressant »,

Il prend soin de bien choisir ses mots, jetant un oeil aux restes de son cortado. La fine couche de café est devenue marron comme de la boue, formant une sorte de mélasse au fond de sa tasse. La réflexion de Martin est perturbée par plusieurs plats en métal garnis de fugazzeta (nom donné à ces imposantes pizzas composées de deux couches de pâte fourrées au fromage et recouvertes d’oignons grillés et d’encore plus de fromage) qui circulent à toute vitesse devant nous dans un nuage de graisse. Celles-ci atterrissent devant trois femmes âgées qui ont troqué les habituels cafés et croissants sucrés du soir pour des parts de pizza si caractéristique de Buenos Aires.

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« Mais… », poursuit-il avec précaution, « …Je pense que pour un étranger, c’est quelque chose de très difficile à comprendre ».

Il est 19 h 15 et nous sommes assis à une table au fond de Pin Pun, une pizzeria vieille de 90 ans située au cœur de « l’avenue de la pizza » de Buenos Aires – avenue qui s’étend sur 50 pâtés de maisons et qui rassemble la plupart des pizzerias les plus renommées de la ville. Difficile pour moi de rester concentré sur Martin Auzmendi quand je vois ce qu’il se passe derrière le comptoir. Un vieux cuisinier moustachu introduit un mélange de viande de bœuf hachée et d’olives dans des empanadas comme s’il avait fait ça toute sa vie, pendant qu’un autre les plonge par demi-douzaine dans une cuve de saindoux de porc bouillonnant.

Le dosseret en carrelage blanc du plan de travail est agrémenté de boîtes de conserve de tomates empilées en pyramides et de reliques témoignant de près de cent années d’activité, avec notamment un panneau rouge translucide où il est indiqué, en italien, que « C’est ici que vous trouverez la meilleure pizza du monde ».

Pin Pun, comme toutes les vieilles pizzerias historiques de la capitale argentine, a la gueule d’un musée vivant. Mais la rapide gentrification de la culture restau’ ainsi que la prolifération des chaînes de pizzerias modernes sont en train de transformer le visage de ce trésor national. Juste à côté, une pizzeria sur deux étages à l’apparence impeccable et impersonnelle va voir le jour, à un angle important et particulièrement fréquenté de la fameuse avenue. Au cours de l’année à venir, Sbarro, une marque facilement identifiable de pizzas new-yorkaises, ouvrira aussi 20 restaurants.

L’histoire unique de ces pizzerias de Buenos Aires, c’est exactement ce que Martin Auzmendi veut documenter. Il partage son temps entre l’organisation du Muza5k (un marathon annuel qui consiste à enchaîner huit adresses différentes afin de découvrir la meilleure part de pizza de la ville) et la visite systématique des pizzerias de la capitale pour recueillir des anecdotes et discuter en détail de la culture de la pizza afin d’écrire un livre qui racontera son histoire et le fanatisme compulsif qu’elle suscite dans la capitale.

« J’ai quitté la banlieue nord pour m’installer ici en 2000, à l’âge de 24 ans. Je voulais comprendre Buenos Aires. Le pays était en pleine crise économique, la ville était complètement différente », raconte Martin. « J’avais l’habitude d’aller régulièrement dans les cinémas du centre-ville et j’en profitais pour aller ensuite dans les pizzerias du coin. En mangeant une part de pizza, j’avais l’impression de faire quelque chose de typiquement “portègne” (adjectif relatif aux habitants ou à la ville de Buenos Aires). Sortir du cinéma, choisir sa part au comptoir, manger debout… C’est tout un rituel. »

Raconter l’histoire de la pizza en Argentine revient à raconter l’histoire des Argentins. La pizza est arrivée dans cette partie du monde au tournant du XIXe siècle. L’Italie, alors enlisée dans des problèmes politiques et économiques liés au processus d’unification du pays, a vu une grande partie de sa population quitter la Botte par vagues. Alors que les immigrants du sud se sont plutôt dirigés vers New York, ceux du nord ont pris la direction de l’Amérique du Sud. Les Italiens sont rapidement devenus la plus grosse communauté immigrante, s’étendant à travers tout le pays et jouant un rôle important dans le développement de la langue et de la culture rioplatenses.

C’est dans le quartier de La Boca en 1882, dans la misère de la classe ouvrière du pays à prédominance italienne, qu’a été aperçue la première pizza, faite dans un four à pain loué par le boulanger napolitain Nicolas Vaccarezza – elle était composée d’un simple mélange de pâte, d’huile et d’oignons, et était vendue dans la rue.

Dix ans plus tard, un immigré génois, Augustin Banchero, commençait à vendre des pizzas dans sa propre boulangerie de La Boca. Son commerce a connu du succès à un moment important de l’histoire de la pizza. Riachuelo, qui deviendra plus tard une pizzeria à part entière, a ouvert tout juste quatre ans après la première Margherita faite à Naples et une dizaine d’années avant l’ouverture de Manhattan’s Lombardi’s, la première pizzeria des États-Unis. Les trois pays offriront finalement des interprétations extrêmement différentes de la pizza moderne.

Dans le cas de l’Argentine, Augustin Banchero introduira la fugazza con queso, une pizza carrée composée de deux couches de pâte fourrées d’un fromage de type lombard appelé quartirolo et garnie d’oignons. Les pizzerias qui ouvriront ensuite pendant le boom culinaire des années 1930 seront essentiellement dirigées par des propriétaires et des pizzaïolos espagnols qui ne suivront pas vraiment la tradition italienne. Les pizzas à pâte fine et subtilement garnies laisseront largement place à des pâtes épaisses et croustillantes débordant de garnitures en très généreuses quantités.

Les Argentins soutiennent leur pizzeria favorite et se disputent à leur sujet comme s’il s’agissait d’une religion.

La garniture la plus importante est évidemment le fromage, qui est en Argentine une version un peu bâtarde de la mozzarella italienne appelée muza, un bloc de fromage blanc et sec. Les Argentins ont souvent tendance à préférer les pizzas les plus épaisses, ce qui s’explique par l’abondance de nourriture rencontrée par les immigrants à la fin de leur exode hors d’une Europe ravagée par la guerre. Mais au sein d’un pays qui doit composer avec une inflation annuelle de 25 %, la flambée des prix oblige beaucoup de pizzerias à opter pour des ingrédients de moins bonne qualité afin de satisfaire l’insatiable appétit de leurs clients.

Malgré cela, la capitale argentine comporte aujourd’hui 2 000 pizzerias, d’après Javier Labaké, directeur de la School of Maestros Pizzeros, Empanaderos and Cocineros. Ce nombre, continuellement en hausse, éclipse tous les autres types de restaurants. D’après une étude espagnole de 2016, il a été estimé que les Portègnes mangeaient 14 millions de pizzas par an.

Leur consommation n’est pas simplement énorme, elle tourne même au fanatisme. Les Argentins soutiennent leur pizzeria favorite et se disputent à leur sujet comme s’il s’agissait d’une religion. Après avoir posté une story Instagram à Pin Pun, trois parfaits inconnus m’ont répondu pour insister sur le fait que leur pizzeria était meilleure. « On est comme ça, on ne peut pas faire autrement. On débat sur tout et n’importe quoi et on devient vraiment passionnés quand il s’agit des traditions », insiste Martin. « La nourriture est un sujet très important pour nous. Quand on se réunit entre amis ou en famille, peu importe ce que l’on fait : on finira par manger. La pizza, en particulier, fait partie de la plupart de ces moments-là. »

Un petit nuage de farine flotte dans les airs alors que Sergio Sosa se frotte la paume des mains sans faire de bruit et vient soulever le volet de la porte d’entrée. « Ignacio est en haut en train de choisir quelques fraises », m’annonce-t-il d’emblée avant de se diriger vers un escalier sombre.

Nous sommes dans le quartier de Villa Urquiza, une enclave qui ressemble plus à une banlieue endormie de classe moyenne qu’à un quartier d’une des plus grandes villes d’Amérique du Sud. Mais Bandini Pizzeria, un petit restaurant de couleur rouge vif et or cobalt, fait (positivement) tâche.

J’entends les pas énergiques d’Ignacio Bandini qui apparaît vêtu de son pyjama du matin – devenu son uniforme de l’après-midi. Il affiche un sourire décontracté et une coupe de cheveux désordonnée composée de demi-boucles. « Je suis désolé les gars, on n’était pas sûr que vous viendriez aujourd’hui. »

Ignacio Bandini

Ni Ignacio ni Sergio ne sont cuisiniers de métier : ils ont respectivement une formation de charpentier et de graphiste. Ils font partie d’une petite mais grandissante vague de jeunes restaurateurs qui sont en train de prendre leurs distances avec une décennie d’évolution des restaurants qui a vu la croissance de grandes chaînes ainsi que des microbooms dans les tendances alimentaires d’Asie, d’Amérique du Nord et d’Europe. Au lieu de ça, ils essaient de préserver les traditions de leurs grands-parents à destination d’une nouvelle génération d’estomacs. Mais Bandini Pizzeria reste néanmoins une anomalie. C’est la seule nouvelle affaire à proposer une version modernisée de la pizza buenos-airienne.

« J’ai toujours aimé ces petits restaurants dans les quartiers excentrés. Ces endroits qui ont leurs propres petites particularités, où tout est fait à la main. Le propriétaire est là tous les jours ; un jour il sera peut-être en train de faire ta pizza avec de l’origan et le jour d’après il sera en train de mettre du persil dessus », lance Ignacio Bandini. « On a un peu perdu ça, ce qui fait d’habitude le charme de ces endroits. »

Sergio Sosa se place au-dessus de la spécialité de la maison, la caprichosa, garnie de cœurs d’artichauts, d’ail caramélisé, de câpres, de parmesan et de mozzarella.

Sergio Sosa étale une grande louche de sauce sur la pâte à pizza avant de la mettre dans le four en forme de dôme chauffé au feu de bois. Sa recette s’inspire à la fois des pizzas portègnes deep dish de type al molde et d’une approche des ingrédients à l’américaine. Le duo ne préfère pas seulement leur recette en raison de son goût, mais parce que « si je devais utiliser des ingrédients de haute qualité pour une pizza traditionnelle, personne ne pourrait l’acheter ».

La pâte est fermentée pendant la nuit et étirée à la main. Le fromage est ajouté en faible quantité et est accompagné d’une sauce au goût prononcé qui fait toute la différence. Les traditionalistes du quartier ont mis un peu de temps à s’adapter au style de Bandini Pizzeria, mais des personnes habitant même à l’extérieur de Buenos Aires commencent maintenant à s’y rendre.

Sergio Sosa se place au-dessus de la spécialité de la maison, la caprichosa, garnie de cœurs d’artichauts, d’ail caramélisé, de câpres, de parmesan et de mozzarella.

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« Je rentrais chez moi l’autre jour et j’ai vu ce tableau noir à l’extérieur d’une petite supérette, faisant la promotion d’un sandwich au bœuf braisé accompagné de patates rôties au four. C’était incroyable ; et c’était tout simplement l’œuvre d’une petite vieille dame qui préparait chaque jour dans sa propre cuisine ce dont elle avait envie », raconte Ignacio.

« Et voilà vraiment de quoi il s’agit. Notre envie n’est pas de prouver quoi que ce soit ou de dire que telle pizza est meilleure qu’une autre, nous voulons juste garder ce genre d’endroit en vie. »


Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES US