« Tout a commencé à l’époque où je vivais Las Vegas. J’ai décidé d’abandonner l’école hôtelière dans laquelle j’étais, Le Cordon Bleu, pour aller bosser comme chef particulier chez des pimps du coin. Ces mecs-là sont devenus complètement dingues des gros plats de pâtes que je leur faisais : des pâtes sauce Alfredo aux crevettes et au poulet, par exemple », se souvient Malachi ‘Spankihanas‘ Jenkins, depuis son salon.
Malachi et son associé Roberto Arturo Smith sont les fondateurs de TrapKitchenLA, un genre de comptoir à manger clandestin dans le sud de Los Angeles. Aujourd’hui, ils m’ont autorisé à pénétrer avec eux dans leur laboratoire de cuisine, un espace improvisé au milieu de l’appartement de Roberto, et tout me fait penser que je viens d’atterrir dans une version réelle du « m.A.A.d. city » de Kendrick Lamar. Sur le passage, je fais un check à quatre potes à eux en train de squatter dans des fauteuils – j’apprendrai plus tard qu’il s’agit de quatre membres des Crips, l’un des fameux gangs de Los Angeles – et tous me regardent un peu de travers quand je pose des questions à Malachi et Roberto.
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Il faut dire que je fais un peu figure d’étranger sur leur territoire, mais je continue malgré tout ma visite. Flairant une odeur propre à celle de crustacés en train d’être grillés, je file vers la cuisine où se trouve déjà Roberto que je trouve en train de creuser la moitié d’un ananas bien mûr, l’ingrédient de base pour leur plat du jour ce vendredi. Il balance dedans une bonne louche de riz blanc puis y ajoute une queue de homard tranchée, une paire de pattes de crabe royal et quelques crevettes sautées, avant d’accommoder le tout avec une belle rasade de sauce teriyaki. « On appelle ça ‘lThe Deadliest Catch’ (‘La Pêche de la Mort’), me lance-t-il fièrement en me demandant de tenir sa création le temps d’une photo. On n’arrive jamais à en préparer assez pour satisfaire tout le monde dans les temps – les gens sont dingues de ce plat. »
Une fois les plats terminés, Roberto réquisitionne en général un de ses potes affalés dans le canapé pour qu’ils s’occupent de la livraison. Pas la peine de préparer une autre moitié d’ananas, celle qu’il vient de finir est déjà suffisamment rempli de morceaux de poulet bien juteux. Cette commande-là ira à une cliente qui attend patiemment dans un SUV garé au pied de l’appartement. Tous les plats du TrapKitchenLA sont vendus avec une canette de soda fraîche et coûtent entre 10 et 20 dollars (entre 9 et 18 euros). Et il leur arrive souvent de vendre l’intégralité de leur stock.
« On prépare chaque jour entre 15 et 20 kg de viande. Certains clients commandent chez nous quotidiennement », précise Roberto. En plein coup de feu, un peu après midi, Roberto me raconte comment TrapKitchenLA a vu le jour, de manière un peu improbable : « On passait notre temps à traîner dans les clubs et à prendre du bon temps avec les meufs. Et puis un jour, on s’est mis à traîner en cuisine et à prendre du bon temps avec la bouffe. Malachi fait parti du gang des Pirus et mois je suis un Crip, mais on s’en fout. »
Alors qu’on était en train de parler de l’affiliation des deux cuisiniers à un gang différent, la tension est comme montée d’un cran dans la pièce. Heureusement, l’atmosphère s’est progressivement détendue alors qu’ils ont commencé à évoquer les préparatifs de la fête de mariage de Kendrick Lamar dont ils vont assurer la restauration. « Les gens de mon quartier ont monté leur propre label [de musique], c’est le BBE. Ça nous a permis de rentrer en contact et de faire la bouffe pour pas mal d’artistes : Snoop Dogg, The Game, Tyrese, Reverend RUn, D’angelo, Lil’ Derk, et plein d’autres », énumère méthodiquement Malachi.
« [les flics] l’ont fouillé lui et sa voiture parce qu’ils pensaient qu’on dealait de la drogue, mais on ne faisait que vendre de la trap food ! Ils ont fini par lâcher l’affaire.
En termes d’inspirations culinaires, Malachi n’est pas en reste : « Je suis juste un nigga qui kiffe la bouffe et qui aime tester de nouveaux trucs. » Il ne rate aussi aucun épisode des séries culinaires cultes américaines, comme les émissions d’Anthony Bourdain, d’Andrew Zimmern ou de Guy Fieri. Il poursuit : « J’aime la comfort food, des trucs simples et rassurants. Je ne suis pas le genre de mec qui kiffe les endroits où les cuisiniers font un show avec ta bouffe devant toi. » Dont acte, ses restaurants préférés de Los Angeles sont des endroits assez simples comme le Versailles, le Bossa Nova et le R & R’s Soul Food.
Sa passion pour la cuisine s’est d’abord imposée à lui comme une nécessité, quand il n’avait encore que 16 ans : « Ma mère travaillait tout le temps donc on a dû se débrouiller seuls, avec ma sœur. Les placards étaient toujours pleins donc j’ai rapidement appris le B.A-BA et des recettes basiques en regardant ma grand-mère et ma mère cuisiner. »
Ici, la cuisine est aussi variée que les 36 000 followers qui suivent TrapKitchenLA sur Instagram : on ne prépare qu’un plat par jour mais ça peut tout aussi bien être des fajitas comme du saumon grillé, des côtelettes de boeuf braisées comme du gombo, du chili con carne ou un steak. Malachi fait tous les marchés du coin pour établir ses menus. De temps en temps, il fait aussi un détour par les carnicerias mexicaines, les marchés vietnamiens spécialisés en crustacés et des épiceries du style Food 4 Less. Tout le monde sait qu’il est difficile de trouver des aliments bios à Compton, au sud de Los Angeles, c’est la raison pour laquelle il ne faut pas avoir peur de faire des kilomètres pour se fournir en aliments de qualité.
« Je nourris les rues. Pas la peine de claquer 50 $ ni de réserver une table dans un restaurant chic pour bouffer des asperges avec un steak ou du homard. Les gens dehors, ils crèvent la dalle, tu vois ce que je veux dire ? Eux aussi aimeraient manger de la bonne bouffe, donc c’est ce que je leur sers – avec un prix honnête, sans leur mettre une carotte. » Malachi ajoute que si jamais ils ont des restes – chose malgré tout assez rare –, ils les redistribuent gratuitement.
Roberto et Malachi sont morts de rire en se souvenant de la fois où un policier en civil a interpellé l’un de leurs tout premiers clients qui venait de retirer son plat : « Ils l’ont fouillé lui et sa voiture parce qu’ils pensaient qu’on dealait de la drogue, mais on ne faisait que vendre de la trap food ! Ils ont fini par lâcher l’affaire. Je m’suis dit : « Ah ouais, vous voulez la jouer comme ça ? »
Un peu moins d’un an après le début de leur affaire, Roberto et Malachi gagnent assez d’argent pour entretenir leurs familles respectives (Malachi a un bébé de six mois et Roberto est le père de cinq enfants). Ils veulent désormais ouvrir un restaurant avec une salle en dur pour y accueillir leurs clients et leur permettre de traîner là tout en dégustant une carte composée de plats généreux.
Alors que je me dirige vers la sortie – accompagné d’une barquette en polystyrène remplie de homard au beurre et de riz blanc et d’un Sprite glacé – je tombe à nouveaux sur les potes de Roberto et de Malachi. En pleine discussion sur le dernier jumpshot de Stephen Curry, ils déambulent dans les quatre coins du salon à dos d’hoverboards gyroscopiques et me saluent en souriant, comme l’un des leurs.
« Les gens ne comprennent rien à notre trap life. On est comme tout le monde : on essaye juste de se faire une petite place au soleil. »