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Ça crie, mais y’a pas de haine

Photos : Melchior Ferradou-Tersen
Photos d’archives publiées avec l’aimable autorisation de Kickback


Les trois membres de Kickback, fin 2012, dans une rue du 19e arrondissement parisien. Pascal [à gauche] habite juste à côté.

La première fois que j’ai entendu Kickback, j’étais au collège et je n’étais pas prêt. Ou plus exactement, je n’étais pas encore familier de ce type de hardcore joué par des thugs en bas de survêtement et Adidas Superstar. J’y suis revenu plus tard. Il fallait juste que je me penche un peu sur ces mecs, le seul groupe légendaire de hardcore français jamais formé, pour m’apercevoir qu’ils étaient toujours en avance sur quelque chose – et n’avaient jamais obéi à aucun code.

Leur première démo de 1991 était un rip-off parfait de NYHC, au moment où la France pleurait encore les Béruriers Noirs. Puis est sorti leur premier album en 1995 sur Hostile (un label qui ne sort d’habitude que du rap), qui a déboussolé les fans de hardcore traditionnel. Leur détachement vis-à-vis de la scène s’est affirmé avec Forever War en 1998, qui a explosé ce qu’on appelait à l’époque le « neo-metal » à coups de hardcore métallique extrême. Kickback a toujours été envers et contre tous, aussi bien dans l’esthétique, dans la musique que dans les textes. Depuis plus de dix ans et le maxi Les 150 Passions meurtrières, le groupe ne compte plus que trois membres – Stephen, Pascal et Damien – mais ils continuent de faire ce qu’ils ont toujours fait : dégueuler leur sombre vision du monde sur un public friand de frayeurs.

À l’occasion de leur tournée d’automne dernier, on a passé un après-midi pluvieux avec eux dans leur cave du 18e arrondissement. On a parlé de graffiti, de skinheads et de cafetières volées en attendant l’hypothétique sortie d’un bréviaire intitulé Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Kickback.

VICE : Vous avez toujours cette réputation de groupe qui déteste son public. C’est pour ça que vous annulez tout le temps ?
Stephen : C’est n’importe quoi. 99 % des rumeurs sont fausses. On en a fait des conneries, je peux t’en sortir, mais pas ça. On existe depuis vingt ans et les seuls concerts qu’on a annulés, c’était ces dernières années, où on se faisait chier.
Damien : À force de voir toujours les mêmes salles, les mêmes gueules.
Pascal : Les mêmes looks, le même fonctionnement. Je suis bien mieux devant un jeu vidéo ou un livre. Comme si, dans cette musique, il fallait avoir un bon comportement. Le truc c’est qu’on ne l’a jamais prôné, et pire, on prône l’inverse. Quand la masse de merde nous donne des leçons de morale, on rigole. Alors que la vraie question c’est : est-ce que Kickback ont fait de bons disques ? Ou ont-ils fait comme tous les autres – être à l’heure, sourire, indiquer la direction du stand de tee-shirts et faire des albums en cinq minutes qui collent à la mode du moment ?

Votre public a beaucoup changé en vingt ans ?
S : Ouais. Au début, t’avais le public de l’époque Cornered, un peu old school machin. Quand on a fait Forever War, pour plein de mecs, c’était trop metal. Ça a giclé une partie du public et ça a amené un côté peut-être plus H8000, tous ces trucs. Puis on a fait les 150 Passions meurtrières, où je me suis plus lâché au niveau des lyrics, du concept. Et là, tous les bien-pensants du metal ont dit : « Oh non, les misogynes ! » Tu sais qu’on l’avait envoyé à Victory Records ?

Ah, non.
La meuf de Victory nous a dit : « Ouais la musique c’est bien mais on n’en veut pas. » On n’a même pas pu être distribués par Victory parce que les paroles étaient trop misogynes, trop machin… Donc ça a encore fait le tri dans le public. Je ne te parle pas en plus de l’attitude sur scène, les conflits avec le public, etc. Lors des concerts en Belgique, les mecs se prenaient tellement d’insultes, de crachats, de « rentrez chez vous ! » que limite, ils revendaient leurs disques de nous après.


Une image de Kickback en 1996, issue de la session photo en prévision de la sortie de Forever War chez Hostile Records. À l’exception des tatouages, rien ne les différencie des groupes de rap de la même période.

D’un autre côté, les gens vont vous voir pour ça, ils aiment ça.
Par exemple, si je vais voir Gehenna ou un autre groupe un peu conflictuel, ça me dérange pas de me prendre un coup. Mais si jamais l’un des mecs s’approche trop près, je lui en remets un. Je ne viendrai pas pleurer en disant : « Mais qu’est-ce qui se passe ? » J’ai l’impression que c’était bien plus violent à l’époque du hardcore californien, les concerts des Germs, etc.
P : Non mais quand tu lis le livre de la tournée de Black Flag, Get in the Van, tu te dis OK, on n’est rien quoi. Les mecs te crachaient dessus, te tabassaient. On est loin de ça.

C’est la violence qui vous a poussés vers le hardcore ?
P : On n’aimait pas le vieux hardcore, les punks. Ce qu’on aimait, c’est que le hardcore correspondait à ce qu’on vivait. Y’avait un truc rap, l’attitude, un délire de bandes. C’est ce qui nous a poussés à faire Kickback, plutôt qu’un engagement politique à la Dead Kennedys.
S : Ça ne m’a jamais gêné de dire qu’on était un groupe de hardcore. Le hardcore, ça pouvait être autant Youth Defense League qu’un groupe qui allait faire 50 chansons d’amour à la Sheer Terror.

Dans les années 1990, vous ne traîniez pas du tout avec les mecs de la scène. Vous côtoyiez plus des cailleras.
S : En fait, je me suis retrouvé dans une école privée après m’être fait tej de plein d’écoles. Et donc, je commençais à écouter du hardcore, de la oï!, j’étais habillé en Fred Perry, etc. J’étais un peu le freak de l’école, et les seuls mecs avec qui j’ai réussi à sympathiser, c’étaient des tagueurs. L’époque de KRS-1, les débuts du hip-hop, j’écoutais vite fait. C’était l’époque où il y avait des concerts Public Enemy/Beastie Boys. Donc voilà, c’étaient les seuls mecs un peu ouf que je connaissais. Le mec qui a fait le logo du groupe, Aurèle, et les mecs qui ont peint le mur de la back cover de Cornered, c’est des mecs avec qui j’étais à l’école.
P : Même moi à Nanterre, je traînais avec des gueurta. J’étais l’ennemi des potes de Stephen !
S : À l’époque de la première compile New York Hardcore: The Way It Is, t’avais des graffitis à côté des logos Warzone et des tee-shirts Public Enemy.
P : Ou des skins en casquette ! Incompréhensible. Les skins d’ici c’était l’inverse, c’était les carcans à fond.
S : Nous, on s’est pris ça en pleine gueule et on s’est dit : putain, ils sont comme nous. Je montrais ça à mes potes ; la musique, ça passait pas hein – ça n’est jamais passé – mais bon voilà. Profecy, qui a rappé sur notre maxi de 2000, c’était la même bande. On avait découvert Necro avec le clip de « I Need Drugs » dans lequel on voit son oncle fumer du crack. J’ai dit à Pro : fais-moi un texte dans l’esprit. C’est peut-être pour ça qu’on a été associés à ce côté hip-hop.
P : On a été quelque peu zoulouifiés.

Ah, ah. Vous avez déjà joué aux États-Unis ?
S : Rick de 25 Ta Life nous avait organisé une petite tournée, quatre ou cinq dates. On était allés chez lui, dans le New Jersey – un quartier bien cracké. Il vient d’une famille sur-white trash.
P : Ouais, en fait il a pris son camion et il a fait une tournée. Le mec il survivait comme ça – il appelait les locaux : « Est-ce qu’on peut jouer ? » En cinq minutes, il formait un groupe et voilà.
S : Pendant la tournée, un mec nous a accusés d’avoir volé une machine à café. Il était là, « ouais elle était dans les backstages, machin ». C’est carrément une insulte ! À la limite il m’aurait dit : « Vous avez tout cassé », OK je veux bien. Mais là, c’est ça que tu me reproches ? Tu me prends pour un fonbou ?
P : Je crois qu’un mec l’a vraiment volée cette cafetière, en plus. Une cafetière électrique à deux balles. Je ne sais même pas qui a fait ça. Un mec a dû la prendre en profitant du bordel dans le club.


La main de Stephen en 2012, frappée du K de Kickback, tient une 1664 édition limitée dans la cave de Pascal – celle-ci leur sert également de studio et de librairie.
Photo : Melchior Ferradou-Tersen.


Tu bougeais souvent là-bas en fait, Stephen ?
S : Quand j’ai découvert le hardcore, j’ai eu besoin de savoir qui était derrière, il fallait que je rencontre les gens. C’est pour ça que j’ai monté mon label. Le premier groupe que j’ai sorti, c’était Disciplinary Action, un groupe de skins de Long Island complètement dingue – un truc old school mélangé à du Celtic Frost. On était comme des ouf, on se passait la démo en boucle. Je voulais entendre d’autres morceaux d’eux. C’était l’époque des démos cassette, y’avait pas d’e-mail, juste un numéro de téléphone.
J’appelle le gars, « oui, j’appelle de France – hey fuck you », et il me raccroche au nez. Je rappelle. « Non mais je suis vraiment français – ah, what what. » J’ai monté le label et j’ai sorti le EP. On s’est dit, il faut qu’on aille les voir. On est partis avec Pascal, et ça a été carrément au-delà de nos espérances. On est arrivés à l’aéroport, et c’était pas le petit gars en sweatshirt mais un ancien Marine, tout tatoué, en pick-up. « Hey, what’s up ? »
P : On était à la fois dans le hardcore et le cinéma bis américain, donc là t’avais une plongée dans tout ce qu’on aimait.
S : C’était un bon ouf. Il racontait qu’il connaissait une maison habitée par des skinhead girls et qu’il allait là-bas pour bouffer la chatte des meufs qui avaient leurs règles.

Putain, mais c’est dégueulasse.
Tous ces mecs travaillaient dans le bâtiment. Neglect avaient un morceau qui s’appelait « Manual Labor », un hommage au travail manuel. Dans Disciplinary Action, t’avais un plombier, le chanteur était serrurier, ils avaient des tee-shirts « Locksmith », « Plumber ».
P : Il y avait un charpentier aussi. Hyper working class. En fait, ce sont les thèmes qu’ont repris Bio Hazard par la suite.

Quand vous avez monté le groupe en 1991, vous étiez les seuls en France ? À part Hate Force, peut-être.
S : Exactement, il y avait Hate Force. Le frontman, je l’avais rencontré une fois, ils avaient joué à Paris. On avait le disque. Lui traînait plutôt avec des skins de NY, et les skins de là-bas me demandaient si je le connaissais. C’était un mec du sud, qui avait l’air d’être un vrai gars.
P : Enfin, le New York hardcore qu’on plagiait, ça allait de pair avec une ville, un métro, des graffitis. Lui, il habitait Carcassonne. Nous de fait, quand plusieurs potes venaient nous voir, ça formait un crew. C’est pour ça qu’on avait l’image qui allait avec.
S : C’est marrant, aujourd’hui plus rien n’a d’importance. « Tiens j’vais me faire un tatouage dans le cou, sur le front. » Oui mais ça, c’est rue, c’est gangster. « Ah mais c’est pas grave, c’est joli. » Il n’y a plus aucune signification.


Kickback en 1996 avec un autre guitariste, Irvin Oziel.

De toute façon, Kickback a toujours été contre cette idée de « scène ».
P : Oui, mais quand on a rencontré les mecs, on a tellement vu la blague qu’on a pissé sur le truc tout de suite ! Y’a plein de gens que je continue à respecter et qui ont fait des trucs mortels. Mais tu finis par ne plus aimer que Mayhem, les Dead Kennedys, Black Flag et les Bad Brains. Je m’en fous du reste. Ce sont les originaux qui ont plus de trucs à dire. J’ai du respect pour les groupes, mais le cirque hardcore j’en ai rien à foutre.
S : On avait mis la barre haut. Quand j’allais aux États-Unis, je voyais la différence. On ne s’y retrouvait pas ici. C’est pour ça que je traînais avec des mecs du graffiti, parce que dans l’attitude, ils étaient plus proches de ce que devait être un jeune gars de 20 ans dans le hardcore. Les mecs qui étaient dans le tag, c’étaient des vandales, ils prenaient de la drogue, baisaient des meufs. À l’époque où je traînais avec eux, on s’incrustait dans les soirées, on se bourrait la gueule, ça draguait les meufs, on se faisait jeter dehors, on s’embrouillait. À New York, avec les mecs de Merauder, Ezec, les mecs du DMS, c’était la même chose. Sauf qu’en France, ceux qui faisaient ça, c’étaient les mecs du graffiti. Les mecs du hardcore étaient nuls, quoi.
P : On kiffait traîner dans les villes la nuit. C’est une ville ouverte Paris la nuit, c’est pas un village. Tu marches la nuit, tu t’achètes à boire. Et tu rencontres d’autres gens.

Paris a dû changer depuis vos débuts.
S : Je ne pourrais pas te répondre, j’ai fui vers des cieux plus cléments pour mon épanouissement personnel.
P : Paris est toujours aussi beau mais entre-temps, c’est devenu une ville constituée uniquement de bourgeois et de larbins. Les premiers se « promènent » et les suivants essaient de « suivre ». À notre époque, au début des années 1990, Paris avait encore un côté sulfureux et violent. En Europe, Paris était précurseur ; graffiti, hip-hop, skinheads contre antifas, etc. Maintenant, c’est devenu la ville de Paris plage, la techno parade, une ville sympa, formatée à l’extrême et safe ! Mais toutes les grandes capitales occidentales ont connu le même sort : la gentrification.

J’ai l’impression que votre conception du hardcore n’a jamais baissé en radicalité.
S : Prends Francis Bacon ou un autre – le mec, il dégueule sur du papier. Moi c’est pareil, quand je prends le micro, je dégueule. Ce qui m’a poussé dans le hardcore, c’est un besoin de dégueuler. C’est le problème de 99 % des groupes de hardcore aujourd’hui : les mecs crient, mais ils crient pour quoi ? C’est comme Hatebreed, ça crie mais y’a pas de haine. Je pense qu’il faut être un peu dérangé. Y’a un côté antisocial, ou passionné, obsessionnel, sinon tu ne prends pas un micro.


Le groupe et leur crew posent devant un graff Kickback réalisé par leurs potes Slice et Orel à côté de gare de Lyon. La photo a été prise pour la sortie du premier album du groupe, Cornered, en 1995.

Vous pouvez me parler de ce film dans lequel vous apparaissez, La Mort du Chinois ?
S : Avec le recul je me dis, mais qu’est-ce qu’on a fait ? Je crois qu’on ne s’est pas rendu compte de l’image du truc. On a bien rigolé, on a pris de la thune. Au final on s’en fout, c’est ridicule mais bon.
P : Moi je suis pas dedans, j’ai esquivé. J’ai pris l’argent mais je n’y suis pas allé. C’était la fête apparemment – tout le monde était bourré.
S : On était à deux doigts de leur dire d’aller se faire enculer. En fait, le deal de départ, c’est qu’ils voulaient un groupe. On a dit OK, à condition qu’on ne se déguise pas. On arrive sur le tournage et il faut passer au maquillage, costumes. « Costumes de quoi ? » On a refusé. Les mecs étaient en train de paniquer. Après, le plan, je l’avais eu avec quelqu’un que je ne pouvais pas envoyer chier toute la journée non plus. Donc on a dit : « Allez, on le fait. »
P : Il faut savoir aussi que c’est la première fois de notre vie où on a été cool, où on a été « Unity » avec la scène et compagnie : on a fait venir tous les mecs du hardcore de Paris pour qu’ils soient payés à faire les figurants. Y’en avait plein. On a fait croquer tout le monde. Même si c’était minable.

D’ailleurs, vous faites quoi à côté du groupe pour payer vos loyers ?
S : Chacun se débrouille comme il peut, en gardant toujours en tête le groupe comme priorité. Ça passe par des boulots alimentaires de merde, le système D ou l’illégal. Personnellement, j’ai décidé que je ne travaillerais plus jamais pour un patron.
P : En 2012, Kickback c’est trois personnes. Chacun trouve, selon son origine sociale, le moyen de ne pas s’aliéner avec le travail et toutes les contrariétés qui vont avec. Après, on ne peut pas tout te dire quant au financement personnel de chacun… Vol, prostitution, salariat, subvention. On prendra tout mais on ne donnera rien – du moins, on essaiera le plus possible.

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