Ce soir-là, le public est difficile. Au premier rang, coups de coude, grimaces et faciès déshydratés : les kids se bagarrent et Fugazi ne peut rien y faire. Sur scène, Ian MacKaye et Guy Picciotto, les deux guitaristes/chanteurs du groupe, répètent que si la violence se poursuit, le concert va s’arrêter – en vain. Lassé, Ian finit par saisir un type, le hisser sur scène, l’entraîner devant le micro : « Monsieur, je suis un être humain, donc je mérite le respect et j’attends vos excuses : je n’aime pas qu’on me crache dessus, compris ? », déclare le chanteur. Complètement bourré, le mec ne pige rien, se débat à peine. Il oscille, chancelle, manque de les faire chuter tous les deux et se borne à hurler des onomatopées incompréhensibles.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Ian MacKaye garde son flegme, mais insiste avec fermeté au micro : « Est-ce que tu t’excuses ?? » Peine perdue. Il finit par dégager son étreinte et le pousser vers la sortie, avec un respect qui pousse au comique : « Maintenant je vais te demander de partir. » Applaudissements enthousiastes du public, regard amusé du batteur Brendan Canty – le concert peut se poursuivre.
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Ce que je viens de vous décrire assez maladroitement, c’est ma scène favorite d’Instrument, le film de Jem Cohen consacré au groupe de Washington DC Fugazi, sorti en 1999. Dans cette courte séquence, le réalisateur immortalise l’état de tension et le chaos qui ont collé au train de Fugazi tout au long de sa carrière, ici récapitulée dans une étreinte aussi affectueuse que haineuse entre un membre du groupe et un fan.
« Ce film n’est pas une célébration de Fugazi », avait prévenu Jessica Macor, responsable d’une thèse sur Jem Cohen, son réalisateur. « Il s’attarde davantage sur la communauté qui gravite autour de Fugazi, et la volonté de communauté du groupe. Donc c’est davantage un film de famille, un home movie, qu’un film sur le rock. » Et c’est tout à fait exact. Oubliez tout de suite les codes du rockumentaire, son adrénaline bon marché, sa bande d’ados attardés qui roulent des mécaniques et son rêve de gloire qui est-au-bout-du-tunnel. Exit la promesse d’un destin exceptionnel, que celui-ci consiste à changer le monde à coups de riffs de guitare ou bien d’accompagner sa performance d’une réplique miniature d’un monument celte datant du Néolithique. Instrument est au film de rock ce que le cinéma vérité est au septième art : une désillusion nécessaire. Dans une scène, Ian MacKaye compte l’argent d’un concert pièce par pièce, dans une autre Guy Picciotto sermonne l’assistance sur l’inutilité de se foutre sur la tronche dans un pogo… Le message adressé par le ralisateur, mais aussi par le groupe (qui est crédité en tant que co-réalisateur, au même titre que Jem Cohen) est clair et net : « Il faut être sacrément tordu pour vouloir de cette vie-là. »
Interrogé sur sa relation avec le groupe, Jem Cohen a un jour eu ces mots auprès de The Austin Chronicle : « Ce monde est complètement taré (…) L’une des raisons pour lesquelles je travaille avec Fugazi et qu’ils travaillent avec moi est que nous nous plaisons à traverser ce monde inepte. C’est le sujet sur lequel ils écrivent des chansons et ce que j’essaye de documenter dans mes films. »
« Ce monde inepte ». Comment décrire autrement cet espace où évoluent les quatre musiciens de Washington D.C, dont l’un d’eux a légendairement inventé l’expression et la philosophie straight edge. Où ils doivent gérer l’enfer du quotidien des tournées et les contradictions qu’il entraîne. Où ils râlent parce qu’une de leurs marques préférées de chips ou de barres chocolatées n’est pas en rayon. Où on les voit affalés devant la télé et sa stupidité sans nom. Où ils s’échinent à faire la morale à des assistances entières qui ne les écoutent pas. Où ils interdisent le réalisateur du film de les interviewer au nom de leur désir de ne pas faire de propagande, mais l’autorisent à garder au montage des extraits d’interviews réalisés pour d’autres.
Jem Cohen n’en avait sans doute pas l’intention lorsqu’il a commencé à filmer Fugazi en 1987, mais le fait est qu’il a, avec Instrument, signé un documentaire qui aborde avec brio les questions d’engagement social et de satisfaction artistique, tout en immortalisant un portrait poignant de la jeunesse qui se reconnaissait dans ce groupe, sa musique et ses principes. C’est d’ailleurs par l’image de cette jeunesse bigarrée qu’il montre au mieux les contradictions de Fugazi et de toute sa génération : punks, metalheads, petits gros, binoclards, filles au crâne rasé, gamins en total look streetwear, etc. Ils ne se ressemblent pas et pourtant, il les filme tous avec tendresse, les fait poser, fixe son objectif tout au fond de leurs regards en quête d’une réponse : pourquoi s’infliger tout ça puisque nous sommes si humains ? Pourquoi s’infliger tout cela puisque c’est au-dessus de nos forces ? La réponse est peut-être dans cette étreinte douloureuse, touchante et suprêmement vaine entre Ian MacKaye et un punk aviné.
Instrument sort aujourd’hui, pour la première fois en France, en dvd, chez Out Loud, la collection musique de l’éditeur Blaq Out.