Mike Skinner ne se considérait pas comme un rappeur, au départ. Les punchlines, c’était l’affaire des Américains. Mais, son premier disque, Original Pirate Material, est l’oeuvre d’un type influencé à la fois par le UK garage et par Raekwon – ce qui fait qu’il trouve, in fine, ses racines dans ces deux univers distincts. « Je voulais que quelqu’un me parle de toute la weed qu’il fume, de toutes les petites aventures de sa vie » écrit-il dans son autobiographie The Story Of The Streets, lorsqu’il évoque la raison pour laquelle il s’est mis à rapper sur ses beats. « Je ne voulais pas entendre un mec de Reading se faire passer pour Biggie ou Q-Tip. » Le résultat ? Un disque rare, du genre qui n’arrive qu’une fois par génération, qui capturait à la perfection l’air du temps, tout en offrant une expérience intemporelle à ses auditeurs.
Ceci-dit, pour vraiment comprendre l’importance de Original Pirate Material, son approche unique et la façon dont il a laissé une marque indélébile dans l’histoire musicale britannique, il faut remonter plus loin que sa parution – l’album a fêté ses 15 ans le 25 mars dernier. Fin des années 90, le rap britannique est défini par deux choses : Rodney P (et la scène, moins influente, de Brighton qui allait ensuite évoluer pour donner naissance au hip-hop anglais crasseux d’aujourd’hui), et le UK garage, un nouveau style de rap anglais, à ceci près qu’au départ, les MC’s ne rappaient jamais vraiment – on aurait plutôt dit des représentants d’agence de voyage sous speed essayant d’arnaquer leurs clients en leur promettant des scènes d’euphorie collective, mais leur refourguant un club d’after miteux en lieu et place de l’hôtel grand luxe sur la Costa Del Sol qu’ils attendaient.
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De ces deux scènes – le rap anglais et le UK garage –, c’est la seconde qui eut le plus d’impact, d’un point de vue culturel. Comme c’est généralement le cas avec les meilleures scènes, le UK garage s’est défini par une rencontre entre musique et mode : imprimés Moschino, mocassins Patrick Cox, ceintures ostentatoires, cheveux et ongles impeccables, Butterfly dance. À ses débuts, la scène UK garage était plus sexy que l’électro actuelle ne le sera jamais. Elle coûtait également très cher – les fringues de marques finissaient souvent la soirée ruinées par le champagne et le Brandy haut-de-gamme. Côté drogues : weed, généreuses traces de coke, ecstas Mitsubishi.
« On a testé ces soirées flashy quelque fois, dans notre quartier, mais ça n’a jamais vraiment pris. Mon expérience du UK garage, c’était dans la voiture de mes potes ou dans leurs appartements, mais pas dans les clubs » écrit Skinner. Ce qui fait de Original Pirate Material un disque proche du UK garage, mais très loin du strass et des paillettes – plutôt dans une bagnole qui roule vitres baissées sur le périph’, avec des passagers aux pupilles dilatées. Dès le départ, Skinner s’est positionné en opposition au public m’as-tu-vu qui fréquentait les clubs UK garage tels que le Twice As Nice. Reebok Classics, polos à cols relevés, sweatshirts sans marque et coupe-vents : tel est le look de The Streets sur ses premières photos et vidéos. Seul l’atmosphère et les sonorités de ses morceaux, ainsi qu’un appétit féroce pour les narcotiques, le reliait au reste de la scène UK garage. Mais c’est grâce à ce mélange que Skinner s’est trouvé un public : son approche était différente, elle venait de la rue.
Comme souvent avec les scènes à la fois brillantes et éphémères, le UK garage a fini sa course avec fracas – littéralement, puisque le groupe emblématique du mouvement, So Solid Crew, s’est retrouvé mêlé à des affaires de port d’arme illégal et de violence aggravée. Quand les clubs UK garage ont commencé à perdre leurs licences et que la scène est devenue un bouc émissaire pour pas mal de problèmes, elle a muté en deux groupes distincts, avec d’un côté, le dubstep, et de l’autre, le grime. Et quelque part entre les deux, cultivant un petit jardin chelou où allaient pousser pas moins de cinq albums, The Streets. Voilà l’histoire dans les grandes lignes. Le dubstep et le grime se sont imposés sur le paysage musical. Le dubstep a fini par éclater en sous-genres comme la bassline et le UK funky, et le grime a pris deux voies très distinctes : une, farouchement indépendante, et l’autre, hypercommerciale. Mais tout au long de cette évolution, la voix de Skinner a continué à résonner. Même s’il n’a jamais vraiment fait partie de ces deux scènes (et ce, malgré sa collaboration avec Kano), il les a indirectement influencées durant la première moitié des années 2000, tout en travaillant sur sa propre musique.
On dit souvent que c’est à Skinner que l’on doit l’émergence d’un rap spécifiquement britannique, mais ce serait oublier les hits de UK garage antérieurs à Original Pirate Material – le single numéro 1 dans les charts de So Solid Crew « 21 Seconds », la percée underground de Ms. Dynamite avec « Booo ! », ou le premier album solo de Craig David, à l’époque meilleur lancement de l’histoire pour un projet solo masculin britannique. Tous sont sortis des années avant que l’on puisse entendre le flow saccadé de Skinner sur les ondes. Mais son articulation parfaite a, elle, permis l’arrivée d’un autre aspect de la culture anglaise dans les musiques dites « urbaines ». Pendant que le grime représentait le côté plus dur, le plus taré du pays, avec ses productions minimales et ses textes agressifs, Skinner s’attachait, lui, à d’autres détails de l’identité britannique. Comme la plupart des gens, Skinner a pris conscience de cette particularité culturelle lors d’un voyage à l’étranger, en Australie.
Après deux ans à suivre une formation d’ingénieur – au terme desquels il n’a réussi que la moitié des ses examens – le plan de Skinner était d’obtenir une bourse de 1500 livres et de monter son label de house en parallèle. Mais après avoir enchaîné les jobs mal payés, il a finalement préféré prendre une année sabbatique en Australie. « La seule chose que cet exil d’un an m’a permis de mieux comprendre » écrit-il, « c’est la signification de l’identité britannique. Peut-être que c’est plus facile de tirer un enseignement de ses propres expériences une fois qu’on a pu les observer de l’extérieur. » C’est là-bas, dans un appartement de Sidney, qu’il a enregistré la démo de « Stay Positive », un des premiers morceaux écrits de The Streets. C’est dans les bars et les clubs de la ville qu’il a rencontré Calvin, un voyageur anglais débarqué en Australie via la Thaïlande – celui que les fans identifieront comme la voix et le visage du type qui enlève le téléphone des mains de Skinner dans le clip de « Don’t Mug Yourself ».
C’est à son retour d’australie que Skinner élabore la théorie qui va constituer le fondement de The Streets. C’était simple : il suffisait de faire fusionner le rap le UK garage pour créer quelque chose de neuf. « Les gens aiment vraiment le garage, mais personne ne racontait quoique ce soit d’intéressant sur ces disques – c’était juste des mots à la suite. Les rappeurs américains disent des trucs forts, qui parlent aux gens, et tout le monde les écoute. Mon plan était donc de raconter des trucs qui intéressent les gens, mais sur des beats garage. »
En 2001 sort le premier single de The Streets, « Has It Come To This ». Avec sa texture typiquement UK garage, le morceau commence comme une ode aux stations de radio emblématiques de la scène, dont les locaux étaient situés sur les toits des immeubles (« Original Pirate Material / You’re listening to the streets / Lock down your aerial ») avant d’enchaîner sur le récit de sa vie. « Make yourself at home / We got diesel or some of that homegrown » [Fais comme chez toi / y’a de la came, ou de la locale] chante-t-il, évoquant ses souvenirs de salons empestant la weed, dans les apparts allant de « Mile End à Ealing / de Brixton à Bounds Green » – ou, en fait, de n’importe quel quartier de banlieue où l’enchevêtrement des rues, des allées et des impasses est régulièrement balisé par des bandes de jeunes aux yeux rouges avachis sur des sofas. Le morceau allait rejoindre lentement mais sûrement la 18ème place des charts britanniques.
À cette époque, Skinner vit à Londres. « Has It Come To This » est sorti sur Locked On, un label appartenant à un ancien de XL Recordings, Nick Worthington. Lorsque Worthington fonde 679, un nouveau label qui dépend de Warner, il choisit de faire d’Original Pirate Material sa première sortie. On dit souvent que Original Pirate Material a su exprimer le « quotidien du zonard », celui des classes inférieures – des hommes blancs anglais, en majeure partie. Ce n’est pas rien. En plus du salon miteux de « Has It Come To This », la topographie de l’album comprend les pubs bruyants pleins de gens bourrés à la bière, les tables collantes d’une cafétéria qui sert le brunch jusqu’à 21h, la junk food et les HLM. Au premier abord, on ne voit que Skinner, un homme blanc, raconter des histoires qui parlent d’autres hommes blancs. Mais on est en Angleterre, un pays tellement multiculturel qu’il est impossible de réduire une œuvre aussi lugubre et imagée à des acteurs blancs et masculins. Si on ouvre les yeux et les oreilles, le disque va bien au-delà de ça.
En fait, Original Pirate Material s’adresse à toute une frange de la population britannique, unie par l’amour de la musique, l’hédonisme, les conversations pourries à 6h du mat, les promesses et l’absence d’histoire d’amour – et l’incapacité financière de réaliser ses envies dans des clubs inaccessibles servant des bouteilles hors de prix. « Whether you’re white or black / Smoke weed, chase brown / Or toot rock / We’re on a mission, support the cause / Sign a petition » [Que tu sois blanc ou noir / que tu fumes de la weed ou de l’héro / ou des cailloux de crack / on a une mission, soutien la cause / signe la pétition] rappe Skinner sur « Has It Come To This ». En conclusion, le disque veut nous faire comprendre qu’une discussion en after, « un peu d’herbe, une Benson », et du bon UK garage pourraient changer le monde. Ou au moins, rassembler des gens différents.
Ceux qui douteraient de cette analyse peuvent se rappeler qu’Original Pirate Material trouve ses fondements dans la scène rave – lieu où les cultures, les ethnies et les drogues se mélangeaient. Et même si les racines du disque sont plus à chercher du coté des pubs et rejettent la culture club, Original Pirate Material parle également de LA nuit, celle où TOUT le monde sort en boîte. « Weak Become Heroes », un des derniers morceaux de l’album, est une description exemplaire de la nuit rêvée des Anglais, sans rien de malsain, quand tout n’est qu’amour et liberté. « Geezers an E and first timers / Kids on wiz, darlings on charlie / All come together for this party / All races many faces from places you never heard of / Where ya from, what’s ya name and what ya on? / Sing to the words flex to the fat ones / The tribal drums the sun’s rising / We All Smile / We All Sing. » [Les mecs sous ecstas, ceux dont c’est la première fois / les kids sous speed, les gonzesses sous coke / tout le monde est là / de toutes les races, d’endroits que tu connais pas / d’où tu viens, tu t’appelles comment, c’est quoi ton plan ? / chante les paroles, et éclate-toi sur les refrains / les beats sauvages, le soleil se lève / tout le monde sourit / tout le monde chante]
Dans un pays bien connu pour avoir toujours abusé des drogues et de l’alcool, Original Pirate Material est un pur concentré d’anglicité. Même les plus isolés peuvent se sentir concernés par l’expérience – si ce n’est pas le club, le pub, ni la fête d’appart, ce sera au moins la descente finale (cet état de grisaille interne constant), qui met un point final à l’album avec « Stay Positive », ultime morceau qui raconte comment un fumeur de hasch lambda finit par se mettre à l’héroïne. Autour de cette histoire, on retrouve la description minutieuse d’un environnement détrempé par les averses incessantes, peuplé de rêves brisés, ainsi que l’idée omniprésente qu’on vit seul et qu’on meurt seul, une absence totale d’estime de soi – en d’autres termes, la part sombre et le grand conflit de l’identité britannique.
Sur son premier album Boy In Da Corner, paru un an plus tard, Dizzee Rascal racontait la même frustration, d’une manière plus crue, subtile, qui s’inspirait directement de son éducation dans son quartier de l’East London. Là où Original Pirate Material est plus universel, l’album de Dizzee Rascal s’adressait directement aux kids comme lui. C’est peut-être quand on s’interroge sur l’héritage laissé par ces deux albums que se pose la question raciale : on considère l’album de Dizzie comme l’initiateur historique du courant grime, alors qu’Original Pirate Material a ouvert la voie à une série de groupes à la qualité douteuse, d’Arctic Monkeys à Just Jack. Cependant, là où s’opère la connexion entre Dizzie et Skinner, c’est dans leurs récits : tous les deux ont connu le UK garage en dehors des clubs, s’en sont inspirés, et lorsque cette scène s’est éteinte, ils len ont utilisé les sonorités pour donner une nouvelle voix au rap anglais, au delà de l’esthétique boom-bap dans laquelle il était bloqué depuis la sortie de « How’s Life In London ».
Avec Original Pirate Material, Skinner a fait ce qu’il voulait faire : raconter les « petites aventures » des gens du Royaume-Uni sans sonner comme un ersatz de Q-Tip. Aux côtés de Dizzee, il a montré qu’il était possible de rencontrer un succès critique et commercial sans essayer de sonner ricain pour satisfaire les attentes du public. Pourtant, si Dizzie a donné naissance à un genre totalement nouveau à partir de son propre univers, Skinner est, lui, resté un artiste unique, n’appartenant qu’à son microcosme personnel. Et même s’il est moins bon que son successeur (A Grand Don’t Come For Free, sorti en 2004), Original Pirate Material reste l’œuvre fondatrice de Skinner et un album qui a laissé une marque indélébile dans le paysage musical britannique.
Un dernier signe du génie de Original Pirate Material, c’est sa longévité. Le temps passe mais que tout ce qui est décrit dans l’album reste immuable – sa pertinence est toujours de mise. Le club qui a inspiré « Weak Become Heroes » – le Steering Wheel, à Birmingham – est devenu un restaurant chinois. Mais les conversations sont toujours les mêmes. Où que vous soyez.
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