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À la recherche du « Francesinha », le mystérieux croque-monsieur des Portugais

Au Portugal, il existe peu de plats qui inspirent autant de débats que le « Francesinha ». Il s’agit d’une sorte de croque-monsieur gargantuesque qui baigne dans une sauce épaisse et savoureuse. Son nom signifie « Petite Française », mais malgré toute la légèreté et l’élégance que ce titre lui confère, le « Francesinha » est un truc bien roboratif.

Les origines de ce sandwich ne sont pas clairement établies. Certains pensent qu’il est un lointain descendant du croque-monsieur que les immigrés Portugais ont découvert en France dans les années 1950 et 1960, rapidement adopté puis rapatrié dans leurs valoches. Une fois rentrés à Porto, ils ont transformé la recette en y ajoutant notamment plus de viande.

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S’il existe plusieurs variations sur le même thème, la base du « Francesinha » reste la même : de bonnes tranches d’un pain grossièrement découpé, un morceau de steak, un autre de jambon et au moins deux types de saucisses. Le tout est ensuite enrobé de tranches d’un fromage doux, surplombé d’un œuf à cheval et baigné dans de la sauce. L’assiette s’accompagne d’un grand plat de frites.

Je savais qu’il suffisait de lancer le sujet du sandwich sacré pour créer une dispute entre adultes responsables (car personne n’arrive à s’accorder sur « le meilleur Francesinha » de la ville). Par contre, je ne m’attendais pas du tout au mutisme des chefs de Lisbonne à qui j’ai demandé de me livrer leur recette pour un papier. J’avais l’impression d’obliger quelqu’un à briser le Code d’Honneur des Magiciens ou un truc du genre. Ils avaient l’air prêt à emporter leur secret de fabrication dans la tombe.

Certains Portugais vous diront qu’il est impossible de trouver un « Francesinha » décent en dehors de Porto. Les Lisboètes soutiennent le contraire. La plupart d’entre eux évoquent à demi-mot et d’une voix confidentielle, Dom Tacho : un petit resto sans prétention qui est connu pour reproduire comme il faut certains classiques de la cuisine locale. Malheureusement, on a gentiment refusé de me montrer comment se préparait le sandwich.

« Désolé mais la préparation de notre Francesinha comprend certaines étapes essentielles ainsi que certains ingrédients particuliers – beaucoup aimeraient par exemple connaître le secret de notre sauce – j’espère donc que vous comprendrez notre discrétion. »

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Le Francesinha, un sandwich portugais contenant beaucoup de viande, caché sous du fromage et noyé dans la sauce. Photo avec l’autorisation du restaurant Dom Tacho à Lisbonne.
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Intriguée, j’envoie deux requêtes similaires à deux autres restaurants qui servent du Francesinha. Je reçois les mêmes refus polis mais définitifs.

Puisque toutes mes demandes sont tombées à l’eau, je décide de miser sur la surprise pour arriver à mes fins. Je débarque donc sans prévenir chez Tanite, un restaurant traditionnel du quartier de l’Alcântara, censé faire le meilleur Francesinha du coin. Le quartier est en pleine gentrification. Près de la digue, on croise toute une foule de barbes, de jeans skinny et de cocktails à base de gin. Si l’on s’enfonce plus profondément dans le quartier, on s’aperçoit que la plupart des restaurants ont conservé les traditionnels murs carrelés, comme chez Tanite.

Pour parvenir jusqu’à la bonne adresse, je dois me frayer un chemin à travers un chantier. J’évite les ouvriers et les embûches mais à mon désespoir, j’arrive devant une porte marquée d’un « » en lettres rouges. Fermé. Tout n’est pas perdu ; je repère un type adossé à une porte ouverte. Il semble être ici comme chez lui. Je lui explique donc mon problème.

La version light est faite avec du blanc de dinde et un seul type de viande. Mais moi, je suis venue pour la version originelle. Celle avec du steak, les saucisses, du jambon et un œuf.

En gros : je suis venue jusqu’ici pour m’enfiler une bombe calorique pleine de viande alors ne me laissez pas rentrer bredouille. Il me rassure : le café à côté est tenu par les mêmes propriétaires, ils servent le même « Francesinha » et – point important – il est ouvert. Il m’accompagne jusqu’à une salle vide. Je choisis une table stratégique à côté d’un distributeur de cigarettes et je commence à cuisiner le moustachu derrière le comptoir.

Il m’explique les différentes options de leur « Francesinha » : la version « light » est faite avec du blanc de dinde et un seul type de viande. Mais moi, je suis venue pour la version originelle. Celle avec du steak, les saucisses, du jambon et un œuf.

Vu l’heure, il n’est pas encore socialement acceptable de boire de l’alcool mais à un euro le verre de vin, je ne vais pas me gêner. C’est carrément moins cher que l’eau au menu. Quand mon verre arrive, il pétille très légèrement, la trademark d’un vin à la pression. Pas cher et forcément appréciable, on le retrouve dans de nombreux petits restaus portugais.

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Le Francesinha servi avec des frites chez Tanite à Lisbon. La photo est de l’auteur.
j’en sais rien. Le chef ne me dit pas ce qu’il met dedans.

Quand le plat en question arrive, je lance aux deux hommes mes questions à propos de la sauce. Est-ce qu’il n’y aurait pas un peu de pili-pili ? C’est bien du bouillon de viande, la base de la sauce, hein ?

Le proprio hausse les épaules : « J’en sais rien. Le chef ne me dit pas ce qu’il met dedans. »

Je fixe alors le type derrière le bar.

« Je ne sais pas non plus. Et même si je savais, je ne pourrais rien te dire. La clé d’un bon Francesinha, c’est sa sauce. Je ne pourrais pas dévoiler un tel secret. »

Qu’importe comment il a été fait, ce « Francesinha » est délicieux. Si certaines sauces sont rendues trop liquides par ce qui semble être un bouillon-cube dilué, celle-ci est parfumée avec des épices et a une consistance digne d’une béchamel. Quand je commence à prendre en photo le restaurant, les deux hommes se pressent de battre en retraite. Je leur demande si je peux avoir leur nom pour l’article.

« Tu n’as qu’à juste mettre le nom du restaurant », répondent-ils en chœur. Apparemment, la première règle du Francesinha Club, c’est de ne pas parler du Francesinha Club.

Il faut dire que même les Portugais les plus timbrés de « Francesinha » se limitent généralement à une dégustation mensuelle, en partie pour éviter de choper un infarctus.

N’allez pas penser que c’est un sandwich de débutant. J’ai dû battre en retraite à mi-parcours. C’était sans doute mieux ainsi : pour l’intérêt de ma comparaison scientifique, je vais devoir goûter un autre « Francesinha » plus tard dans la journée, dans un restaurant situé dans le cœur touristique de la ville. Il clame haut et fort faire le meilleur « Francesinha » de tout Lisbonne.

Quelques heures plus tard, après une balade à travers les collines de la ville, j’appelle des renforts – je ne pourrais jamais finir à moi toute seule une autre assiette pleine de viande et de fromage. Il faut dire que même les Portugais les plus fous de « Francesinha » se limitent à une dégustation mensuelle, en partie pour éviter de choper un infarctus.

Mon partenaire de bouffe arrivé, nous allons au Leitaria Anunciada, un petit café assez mignon décoré avec les carreaux Azulejo traditionnellement bleus et blancs. En cette soirée anormalement chaude de février, des couples et des familles sont installés dehors. Ici, on ne fait qu’une seule version du « Francesinha », l’originale. On est rapidement servi.

Le spécimen en question diffère complètement de celui que j’ai goûté plus tôt : la sauce est encore plus épaisse et a vraiment le goût de viande. Je remarque qu’elle a toujours cette touche légèrement épicée. Ici, pas d’œuf à cheval, mais tout le reste est là : saucisses, steak, fromage ainsi que le pain recouvert de fromage à moitié fondu.

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Le café Leitaria Anunciada à Lisbonne a sa propre version du Francesinha. Avec des frites mais sans oeuf.

Mon rencard est portugais et il attaque ce « Francesinha » de bon cœur. Il me dit que ce n’est pas aussi bon qu’à Porto mais que c’est une imitation tolérable.

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Je dirais que celui-ci était encore plus riche que le premier. À nous deux, nous n’avons même pas réussi à finir l’assiette.

Alors qu’un serveur arrive pour débarrasser notre table, mon ami tente subtilement de demander les ingrédients de la sauce. Le serveur le foudroie d’un regard qui veut clairement dire « Tu sais que je ne vais pas répondre ».

« C’est un secret », dit-il avant de repartir dans les coulisses du restaurant.