« Ce parfum de poisson pourri et d’entrailles fermentées, c’est mon dada. Cette saveur, je l’apprécie. C’est ce qui m’a poussé à tenter d’en faire moi-même et d’une manière plutôt intéressante. »
On commence rarement un cours de cuisine par ce genre de déclaration. Mais Stevie Parle n’est pas un chef comme les autres.
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Alors qu’on se balade dans un dédale de pièces – cuisine comprise – qui font le Craft London, son restau britannique moderne installé dans le sud-est de Londres, Stevie montre des étagères où vieillissent des morceaux de charcuterie à côté de pots de pickles. Au loin, derrière le restaurant, on devine une série de ruches.
« », me confie Stevie. « On fait vieillir la viande (ce qui est un processus très compliqué à gérer) avant de la découper et de la servir (ce qui est très simple à réaliser). On fait aussi du beurre. Et ça prend des plombes alors que ce n’est que du beurre. »
Stevie me fait goûter une cuillère de vinaigre de cidre infusé au bois de hêtre (une idée de son contact au fumoir). Soudain, il se rappelle pourquoi je suis venue.
« Ah oui, tu es venue pour faire du garum. C’est parti. »
Le chef m’embarque dans les cuisines de son restau pour me dévoiler les secrets de cette sauce de poisson utilisée il y a plusieurs siècles par les Romains. La recette est simple : des intestins de poissons, de l’orge, du sel et de l’eau.
Je lui demande d’où lui est venue l’idée de faire ce qu’il décrit comme « une sorte de ketchup de l’Antiquité. »
« J’ai testé quelques recettes en utilisant par exemple le jus qui sort du poisson quand on le sale », m’explique Stevie. « Mais finalement j’ai repris la recette de René Redzepi, ou plutôt celle de son labo, en l’adaptant. J’utilise des enzymes plutôt que des bactéries. Donc mon garum ne fermente pas, on le fait vieillir à haute température. »
La leçon de petit chimiste peut commencer. Stevie commence par me montrer un bol plein de grains d’orge.
« On les inocule avec de l’aspergillus [une espèce de champignon] qui va se développer à la surface des grains. Il produit des enzymes qui seront ajoutées au mélange de poisson, de sel et d’eau. Quand on met le bocal à vieillir à 60°, l’aspergillus meurt mais les enzymes qui se nourrissent d’amidon et de protéines survivent, ce qui crée un liquide riche, dense et incroyable. »
Étape suivante : les intestins.
Stevie m’explique que le garum qu’il va préparer aujourd’hui est au calamar, mais il utilise aussi de la seiche et du maquereau.
Alors qu’il presse la matière grisâtre et l’orge entre ses doigts, il continue de m’expliquer : « Il suffit de tout hacher – les mauvais morceaux, les yeux, les boyaux, l’encre, les tentacules bizarres… ».
Sympa.
« On essaye souvent d’utiliser des produits qui finiraient normalement à la poubelle. Comme ça, on a directement les ingrédients à portée de main », poursuit Stevie. « Bon, ça semble logique d’avoir du sel et de l’eau. Et on a déjà également le koji (les grains d’orge recouverts d’aspergillus) puisqu’on prépare déjà du miso ici. »
Il suffit ensuite d’ajouter de l’eau et du sel avant de transvaser le mélange dans un bocal à confiture. Stevie n’a besoin que de quelques minutes pour préparer la substance mais il faudra encore attendre dix semaines dans une pièce chauffée à 60° pour que le garum soit fin prêt.
Du coup, pourquoi s’embêter à le fabriquer soi-même ?
Stevie justifie cette obsession : « Je n’aime pas utiliser des préparations dont je ne connais pas la provenance ou la composition. Si j’achète un produit tout prêt, je n’ai aucune relation avec lui. »
« Et puis, notre garum est meilleure qu’une sauce de poisson. Il est plus complexe et c’est une sauce très umami qui se marie mieux que tout autre avec de la viande ou des légumes. Vous pouvez par exemple en mélanger une cuillère avec du beurre et le servir avec un steak. Ce soir, on a mis une sorte de tartare au menu avec une émulsion au garum. Et j’imagine déjà un mariage tofu – garum. »
Je ne pensais jamais saliver à l’idée de m’enfiler des boyaux de poiscaille marinés. Finalement, Stevie a bien fait de la jouer en mode C’est Pas Sorcier. » me dit-il en s’empressant de me faire goûter un garum de seiche et de maquereau.
Alors que j’approche la cuillère de ma bouche, Stevie m’explique que le restaurant envoie régulièrement des échantillons de garum à un labo pour vérifier qu’il n’y a aucun danger – vu toutes les enzymes et les champignons qui participent au processus, c’est sans doute préférable.
« Tout est toujours en ordre. Et puis de toute façon, je le goûte avant de l’envoyer, en général ! » tente-t-il de me rassurer.
J’avale le liquide en pensant à mes parents.
Le garum est incroyablement salé. Son parfum, très fort, entre l’olive et l’anchois, reste sur mon palais pendant longtemps après l’avoir avalé. Je suis surprise : le goût de poisson n’est pas si fort que ça. J’en parle à Stevie.
« Après quelque temps sur l’étagère, le garum schlingue à fond. Mais on dirait qu’il atteint un pic de puanteur et après ça, l’odeur se calme, diminue », rigole-t-il.
Je ne conseillerais pas de boire du garum pur. Mais quand Stevie m’apporte un filet de cabillaud assaisonné avec un soupçon de garum, la sauce tombe sous le sens. Le garum est fait pour accompagner ce poisson : il ajoute une note salée subtile sans venir masquer l’arôme délicat du cabillaud. J’ai un peu honte, mais j’ai avalé le plat en moins de deux.
Je n’aurais jamais pensé que des boyaux de poissons pouvaient être aussi bons