À la rencontre des junkies d’Instagram

À l’heure de l’avènement des réseaux sociaux, il n’est pas rare de tomber sur des communautés dont les membres se réunissent par affinités – qu’il s’agisse d’antinatalistes, de macrophiles ou de racistes en mal d’amour. Dans ces mondes parallèles en ligne, marginaux et non-conformistes affichent leurs comportements stigmatisés sans honte. Dans le même temps, Internet est devenu un outil indispensable aux personnes marginalisées pour se réapproprier et affirmer leur propre identité.

Sur Instagram, les camés à l’héroïne ont créé une communauté pour se soutenir mutuellement et tenter de décrocher. Avec des hashtags comme « JFam » (Junkie Family), « JunkiesofIG », « NodSquad » et « SpoonGoons », ces drogués connectés partagent des photos de seringues, de cuillères pleines, de pilules ou documentent leurs régulières hospitalisations pour overdose. Alors qu’ils comptabilisent des centaines de followers, la plupart de ces profils sont privés – notamment parce que leurs utilisateurs souhaitent se protéger du regard des voyeurs ou éviter qu’Instagram ne fasse sauter leur compte.

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Comme son nom le suggère, la JFam est une famille – et chaque personne désireuse de l’infiltrer doit être adoubée par la majorité. Leur maître mot ? Ne pas attirer l’attention. Cette famille est dirigée par les originaux – les #OG, comme ils s’appellent entre eux. Mais croire que ces comptes promeuvent l’utilisation de l’héroïne serait une grave erreur de jugement. À la vue des photos d’aiguilles mal nettoyées plantées dans le bras ou des longs posts de désespoir sur cette addiction dont ils ne peuvent se désintoxiquer, n’importe quel néophyte curieux serait immédiatement vacciné.


Alors que junkies sont socialement isolés par leur addiction et instantanément classés, stigmatisés et jugés par et pour leur choix, cette communauté leur offre un espace de réconfort. « J’avais besoin de me faire des amis, me raconte Pixie*. J’ai plus de connexions dans cette communauté que je n’en ai jamais eues dans la vraie vie. Mes amis m’ont abandonné quand ils se sont aperçus que j’étais une junkie. Comme si ça faisait de moi une mauvaise personne… » Pixie a fêté ses 36 ans en janvier, et son histoire est tristement banale. Adolescence ennuyeuse dans une bourgade américaine ennuyeuse, elle fume de la weed et sniffe de la cocaïne pour tromper l’ennui et oublier son quotidien. À 23 ans, elle commence à sentir des douleurs musculaires, mais son médecin ne parvient pas à établir de diagnostic et lui prescrit des antalgiques. « J’ai passé sept ans de ma vie à être trimballée de médecin en médecin. Tous étaient incapables de me dire ce que j’avais. Ils enchaînaient les ordonnances, je prenais de nombreux comprimés par jour pour atténuer la douleur. Finalement, on m’a diagnostiqué une fibromyalgie. »

Pixie perd ensuite son assurance maladie, mais le mal est fait – elle est accro à ses médicaments. Il y a quatre ans, sans couverture maladie, il lui était impossible de continuer à payer son traitement. À l’époque, elle prenait 4 mg de Klonopin et 30 mg de Ritalin par jour. Sans argent, Pixie se retrouve dans une impasse. « Alors je me suis rabattue sur la came. Sans héroïne, je serais incapable de sortir de mon lit. Je prends aussi un peu de Xanax quand j’en trouve, et je n’ai jamais arrêté de prendre de la coke ».

Lana* est également atteinte de fibromyalgie. Il a un an, Lana a quitté Los Angeles pour Las Vegas, espérant secrètement enterrer son addiction. Sans succès, du moins pour l’instant. C’est à 22 ans qu’on lui diagnostique de l’arthrite et une fibromyalgie, alors qu’elle allait voir son médecin pour une simple crise d’angoisse. Elle repart de la consultation les bras chargés de Xanax et d’hydrocodone, un opiacé. C’était en 2010. Cette année-là, Lana gobe 15 mg d’oxycodone, 10 mg d’hydrocodone par jour plus des comprimés d’Adderall et de Xanax. « Depuis, la DEA a grillé mon médecin et il a été rayé de l’Ordre des médecins. » Sans médecin et sans ordonnance, Lana, complètement accro, se met en quête d’héroïne. Elle reconnaît qu’elle a un problème mais refuse de se laisser entraîner « au dernier stade de l’addiction » : les seringues. « Si je me pique, je ne décrocherai jamais, je n’aurai plus de futur. »


Lana et Pixie se rattachent à l’idée qu’elles peuvent décrocher un jour, et c’est pour ça qu’elles sont si attachées à la JFam. « Les gens ne me jugent pas sur Instagram. Ils sont comme moi, je n’ai pas à me cacher ou à me renier », m’explique Lana. Ce que les junkies cherchent en fait, c’est un groupe de soutien mondial. « Ça me réconforte de savoir qu’il y a des gens qui peuvent m’aider et répondre à mes questions. La communauté est très soudée, que l’on soit encore junkie ou en désintoxication. Nous nous aidons mutuellement, sans nous juger. »

Même son de cloche pour Pixie : « je ne veux plus me cacher, je ne veux plus être jugée ». Pixie a un boulot de serveuse et un mec, lui aussi junkie. Elle n’a cependant pas d’amis. « J’ai commencé à documenter mon addiction en espérant trouver des gens qui me comprendraient sans me juger parce que je n’ai rien dans ma vie, en dehors de mon mec et de ma came. Je me suis fait de bons potes, j’en ai même rencontré quelques-uns IRL. Ils m’aident quand je ne vais pas bien. Ils m’aident aussi à trouver de la dope quand je suis en manque. »

Celui qui a marqué les esprits de la JFam, c’est Jakob. Jakob était un membre actif de la communauté, sans domicile fixe. Il créchait ici et là, chez des membres de la JFam, partait parfois en road-trip avec eux. Jakob est mort d’une overdose l’année dernière, et on peut lire #RIPJakob dans de nombreuses bios. Beckie a rencontré Jakob sur Instagram et lui a payé un billet pour qu’il vienne la voir depuis l’Utah au Massachusetts. Après s’être défoncés ensemble, ils sont allés se coucher. Beckie s’est réveillée aux côtés du cadavre de Jakob – elle est depuis en dépression, et souffre de syndrome post-traumatique.


Mark* aussi a connu Jakob et décrit cette rencontre comme un électrochoc. Mark est l’un des membres fondateurs de la JFam, celui dont toute la communauté cherche l’approbation. C’est aussi lui qui m’a permis de contacter Lana, Beckie et Pixie. Il a lancé le hashtag #Spoongoons alors que « [sa] vie consistait à passer 12 heures dans sa salle de bains à chercher une veine ». Il commence donc à poster sur Instagram, espérant trouver de l’aide. « Il était très important pour moi de trouver des gens qui me comprennent », me confie Mark. « Si la plupart des gens nous jugent et pensent que l’on glorifie la drogue, c’est en réalité tout le contraire : on aimerait bien s’en sortir. » Quand un membre de la JFam devient clean, il n’est pas exclu : être clean fait même partie du processus. Beckie essaie en permanence de décrocher et compte sur le soutien de sa famille de junkies. « Il y a quelques mois j’étais clean, alors j’ai lancé le hashtag #cleanteam et tout le monde m’a vachement soutenue. Malheureusement, j’ai replongé, mais le peu que ça a duré, ça m’a aidé. Les autres sont fiers de vous car ils savent ce que vous traversez. Quand j’ai recommencé à me camer, ils ont compris alors que ma vraie famille aurait dit : “C’est quoi ton problème, tu ne peux pas rester clean ?”»

Parmi les figures iconiques de la JFam, il y a aussi Haley, 22 ans. Si cette Américaine a désormais disparu des radars 2.0, cela n’a pas toujours été le cas. Elle fait partie des junkies d’Instagram qui était le plus suivie par la communauté, documentant chaque fix et chaque tentative de s’en sortir. Pendant des mois, elle a montré la face la plus sombre de son addiction, ses paralysies et ses semi-overdoses. Réduite à faire du strip-tease pour payer sa came, elle a publié les SMS de ses parents qui la reniaient. Son but a toujours été de dire la vérité. « Je ne glorifie rien, je ne crois pas que quiconque le fasse. Je n’ai pas peur de montrer mon visage, je veux que les gens voient qui je suis. Visiblement, je ne devrais pas être comme ça mais c’est qui je suis ». Haley a supprimé son compte Instagram et est en cure de désintoxication.

Il y a deux mois, Mark recevait un jeton des Alcooliques Anonymes pour fêter sa première année de sobriété. Il vit aujourd’hui à Orange County avec sa petite amie et dédie son compte Instagram à aider les membres de la communauté qu’il a créée.

*Les prénoms ont été changés