« À l’entrée des bordels, il y a une vieille qui connaît tout l’équipage »

Il a le regard de ceux qui ont « vu » autre chose. Un truc dans l’œil, presque imperceptible, mais qui le distingue d’emblée des autres, au milieu de ce troquet parisien. Il y a trois ans, alors qu’il avait tout juste 20 ans et démarrait sa première année à l’école Polytechnique, Thibault Lefeuvre a embarqué à bord d’un navire de la Marine, direction l’Afrique. « Je ne me sentais pas en phase avec le monde dans lequel on vit. Je n’avais qu’une envie : me barrer », explique-t-il aujourd’hui. De ces cinq mois passés à bord du Siroco, entre le Yémen, Djibouti et la Somalie, Thibault Lefeuvre a tiré un livre saisissant, Éducation tropicale, qui vient de paraître aux éditions Gallimard. Un anti-récit de voyage qui pulvérise les clichés sur l’Afrique – car c’est à travers les yeux des militaires français qu’il découvre le continent noir.

Thibault Lefeuvre. Photo : Francesca Mantovani/Éditions Gallimard

Exit donc les plages de sable fin et lions alanguis dans la savane… À la place, il se prend en plein visage l’inextinguible ennui des militaires français, et leur fréquentation assidue des prostituées locales. Ça n’est pas une légende : les bordels sont un rite de passage incontournable chez les marins (et une part non négligeable de l’économie du pays) : « il y a une vieille à l’entrée qui connaît tout l’équipage, comme un physio de boîte de nuit. Elle devine ton statut d’un coup d’œil et choisi les filles en fonction ». Sans fausse pudeur, Thibault Lefeuvre l’avoue : tout le monde le fait. Il raconte : « au départ, tu te dis « je n’irai jamais, c’est mort ». Et puis, quand tu passes cinq mois en mer, que tu es à trois grammes, et que quelqu’un lance l’idée… » Il conclut : « ça en dit long sur l’animalité qui se cache en toi ».

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Quand elles ne sont pas sexuelles, les escales virent à l’aventure. Le jeune ingénieur garde un cuisant souvenir de sa halte à Stone Town, la vieille ville de Zanzibar. Alors qu’avec quelques membres de l’équipage, il est attablé à la terrasse du Mercury’s, une paillote de bord de mer, une explosion les propulse à terre. Un attentat ? « Plutôt un plasticage », note-t-il avec philosophie. Les militaires français n’étant pas spécifiquement visés, l’attaque est reléguée au niveau de l’anecdote qu’on se raconte pour animer les interminables tours de garde sur le navire.

Entre deux virées au port, l’équipage du Siroco interviendra pour capturer un bateau de pirates somaliens. Engagés dans la mission européenne de défense ATLANTA, les marins français interceptent un voilier dans le golfe d’Aden. À son bord : des ressortissants indiens, retenus en otage par un groupe somalien. Thibault Lefeuvre assiste à l’arrestation musclée des pirates. Un choc pour le jeune homme : « Ils avaient mon âge. Je me suis tout de suite identifié à eux. Ce qui m’a frappé, c’est combien ils étaient rachitiques. En réalité, c’étaient cinq pauvres mecs qui crevaient la dalle ».

De cette expérience avec les « chie-dans-l’eau » – comme on appelle élégamment les membres de Marine, dans le jargon du milieu -, le jeune ingénieur est revenu dépouillé de toute illusion. Et soulagé de retrouver la douce perfection des mathématiques fondamentales.