I.
Je me suis rendue à Omaha pour savoir si Internet ne m’avait pas retourné le cerveau. Une fois arrivée à un laboratoire de l’université du Nebraska, on m’a poussée dans une pièce qui abritait un ordinateur de bureau, branché à un moniteur sensoriel de réponse – ces clips de doigts plus communément rattachés aux détecteurs de mensonges. Puis, j’ai observé le défilement d’images, tandis qu’une webcam suivait les mouvements de mes yeux et notait les moindres mouvements faciaux. Les outils étaient censés mesurer mes réactions inconscientes, ou micro-émotions, en se servant de cinq mesures : la joie, la colère, la surprise, la peur et le bonheur. Des années de Reddit et de 4Chan m’avaient-elles désensibilisée ou, au contraire, rendue plus sensible aux messages de l’extrême droite ? J’avais peur d’en connaître la réponse.
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Je n’étais pas censée être sur cette chaise. À l’origine, je voulais juste y envoyer le père d’un mec nommé Dave. J’avais rencontré Dave sur un thread « Demande-Moi N’importe Quoi » de Reddit, où il demandait conseil à un ex-membre du Klu Klux Klan sur la meilleure manière de contacter sa propre famille. L’homme d’une vingtaine d’années tentait de sortir son père de l’emprise du KKK depuis ses quatorze ans. Selon lui, son père s’était d’abord fait happer par des groupes de prières racistes, après s’être convaincu que l’action affirmative lui avait valu de perdre un travail, à cinquante ans. Après cela, son père est devenu un véritable recruteur pour les suprémacistes blancs, connu sous le nom de « Kleagle ». Il n’a quitté le KKK que quand il a exprimé son désaccord avec certains des messages antisémites que ses acolytes commençaient à diffuser pendant la campagne électorale de Donald Trump. Mais Dave (qui n’a pas souhaité me donner son vrai nom tandis qu’il me décrivait son enfance), avait récemment entendu dire que son père avait de nouveau commencé à traîner avec ses vieux copains – une révélation qui lui a fait penser qu’une réconciliation ne serait jamais possible pour sa famille.
Après le lycée, Dave a étudié dans une université dirigée par des Jésuites, pour apprendre comment les racistes se servent des textes sacrés et de livres comme Les Protocoles des Sages de Sion ou Mein Kampf pour justifier leurs croyances. Son but était de comprendre l’homme profondément imparfait qui l’avait emmené à des feux de croix, mais qui ne l’avait jamais laissé participer aux saluts hitlériens. « Non pas que je voulais y participer, mais c’est un détail qui m’est resté, se souvient Dave. Je me disais que c’était peut-être un signe qu’il y avait encore du bon en lui. » Et bien qu’il ait abandonné l’université, Dave lutte toujours avec la question de savoir comment l’homme « adorable » qui lui avait servi sa première bière avait aussi pu lui interdire de traîner avec son cousin métis.
« J’aimerais l’aider, dit-il. Mais, en même temps, je ne veux pas gaspiller mon énergie dans ce qui semble être une cause totalement perdue. »
J’avais d’abord contacté Dave pour écrire un article sur sa vie et sa lutte pour sortir son père d’un groupe de haine. Il a demandé à vérifier mon statut de journaliste, puis nous nous sommes mis à discuter, longtemps. Mais même si, à un moment donné, Dave a évoqué son excitation à l’idée que quelqu’un partage enfin son histoire, quelqu’un qui puisse s’en servir pour aider les autres, il a fini par arrêter de répondre à mes messages. Peut-être avait-il perdu l’intérêt de la conversation, mais il me semblait plutôt qu’il avait été effrayé à l’idée que ses grands-parents – qui, d’après ses dires, n’avaient aucune connaissance de tout ceci et étaient bien connus dans leur petit village – puissent découvrir le sombre secret de son père.
En fin de compte, je n’ai pas su remplir mon objectif de raconter l’histoire de Dave en entier, mais je ne pouvais m’empêcher de penser à certains de ses aspects ; comme l’idée d’une figure paternelle empathique, mais pas apologétique. Dave détestait les croyances de son père, mais ce dernier restait un membre de sa famille. Tout ce qu’il voulait, c’était que quelqu’un lui explique comment sa figure paternelle ait pu prendre cette voie. Son père était-il fondamentalement raciste, ou n’avait-il eu, à part avec les membres du KKK qui l’avaient accueilli, personne avec qui sociabiliser ? Ou, s’il n’était pas fondamentalement raciste, l’était-il devenu à cause de ses fréquentations ?
« Il y a un débat sérieux en moi, qui consiste à savoir si l’homme que je veux sauver existe encore ou non. Je me disais que je gaspillais beaucoup de mon temps et, en toute honnêteté, à ce point-là, je croisais juste les doigts, en espérant que quelqu’un d’autre fasse ce que je ne pouvais visiblement pas faire moi-même. »
Juste après la marche des suprémacistes blancs sur le campus de l’université de Virginie, qui a eu lieu l’année dernière à Charlottesville, l’écrivain métis Panama Jackson publiait un essai sur l’impact émotionnel de l’influence d’une mère pro-Trump. Sous Trump, les histoires de gens souhaitant se sortir de groupes haineux sont devenues un genre d’essai populaire. Pendant ce temps, on a moins parlé de la façon dont on pouvait évaluer l’impact émotionnel du racisme extrémiste – plutôt que des micro-agressions élémentaires, quotidiennes et systémiques – et le traiter.
C’est ainsi que je me suis retrouvée dans l’Omaha. En plus, me disais-je, si je ne pouvais pas aider le jeune homme anxieux que j’avais rencontré sur Internet à trouver les réponses qu’il cherchait depuis une décennie, alors je pouvais au moins en apprendre davantage sur les recherches dernier cri au sujet de l’effet que provoque la haine sur le cerveau. En tant que journaliste qui passe des heures sur 4Chan et Reddit, je me suis souvent demandé si j’avais été contaminée par l’ironie, ou du moins, si j’étais suffisamment blasée par les tréfonds les plus sombres du net pour que mon cerveau se soit complètement réorganisé afin de mieux accueillir la rhétorique que je déteste.
« Vous êtes en sécurité… pour le moment », plaisante le chercheur Pete Simi, que j’ai fini par rejoindre dans une autre pièce afin de voir les résultats aux côtés de Gina Ligon, professeure en gestion d’entreprise à l’université du Nebraska, et un petit groupe de ses élèves, venus ce week-end-là pour présenter leurs participations au laboratoire de Koraleski des Analyses Appliquée du Comportement et du Commerce de l’ONU. Ensemble, nous avons regardé une vidéo de moi à un rallye, portant des drapeaux rouges, puis une échelle qui montrait ma « colère » qui s’affolait à la vue de croix gammées. J’étais, pour dire les choses simplement, soulagée.
II.
Après le tristement célèbre lynchage d’Emmett Till en 1955, Roy Wilkins, secrétaire exécutif de l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur, la NAACP, a parlé de l’événement en évoquant ce qui pourrait, de nos jours, sembler être une affirmation nouvelle : les meurtriers de l’adolescent étaient nés avec un trait génétique immuable qui les a conduits aux crimes racistes. Il a ainsi défendu les accusés : « Il fallait qu’ils prouvent leur supériorité. Ils ont dû le faire en éliminant un jeune garçon de quatorze ans. Vous savez que c’est dans le virus, dans le sang du mississipien. Il ne peut pas s’en empêcher. »
Le discours de Wilkins a été influencé par un effort socialo-scientifique d’après la Seconde Guerre Mondiale qui cherchait à expliquer que le racisme était un problème psychopathologique. L’ouvrage le plus célèbre traitant du sujet, sorti juste après la chute du Troisième Reich en 1950, La personnalité autoritaire, appelait cet amas de traits de caractère qui favoriserait l’expression d’un racisme extrême le « f-syndrome », c’est-à-dire le fascisme.
Nevitt Sanford, un des coauteurs de l’ouvrage, affirmait que la personnalité autoritaire était « plus ou moins normalement perturbée », dans la société moderne, peut-être inévitablement. Pourtant, les lois pour la protection des droits civils instaurées avec succès dans les années 1960 ont poussé les gens à réfléchir sur le fait que le racisme était quelque chose que l’on pouvait éteindre, ou du moins contenir. Selon un article de 2016 intitulé « Le raciste malade », cet état d’esprit a culminé chez un groupe de psychiatres afro-américains qui estimaient que l’intolérance était l’inverse de la norme – qu’on pouvait éventuellement la classifier en tant que maladie mentale. Alvin Poussaint, meneur de ces penseurs, affirmait, après l’assassinat de Martin Luther King Jr en 1968, que le racisme extrême devait être ajouté au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, en tant que sous-catégorie des troubles délirants.
Selon « Le raciste malade », l’American Psychological Association (APA) a rejeté leur demande d’inclusion, mettant en avant une étude qui montrait un niveau égal d’autoritarisme chez des Sudistes ou des Nordistes, pour démontrer que le racisme était normal et ne constituait en rien une maladie mentale.
Mais le débat n’a pas disparu. À la conférence annuelle de 1978 de l’APA, un psychologue appelé Carl Bell a avancé que le racisme n’était, en gros, qu’un trouble de la personnalité narcissique. En 1980, le président de l’APA a déclaré que c’était le devoir du secteur médical que de déterminer si le racisme était bien une maladie mentale ou un problème social. Ce qu’il ne fit pas. Des tentatives infructueuses de mettre fin au débat sont revenues de plus en belle en 1987 et en 1994.
La normalisation des préjugés de Sanford – qui n’est pas une bonne chose, mais qui est bien inévitable – a perduré dans le mode de vie américain. En 2005, le Washington Post a publié un article à propos du débat, affirmant que certains membres du corps médical s’opposaient à l’idée d’ajouter le racisme au Manuel, parce que cela reviendrait à « laver le cerveau » des gens qui affichent des « préjugés ordinaires ». Selon Poussaint, maintenant âgé de 84 ans et vice-doyen aux affaires étudiantes de la Harvard Medical School, c’est toujours, de nos jours, la principale ligne de réflexion. « Les gens qui établissent le Manuel ne veulent rien entendre, dit-il. Selon eux, cela reviendrait à excuser les meurtriers racistes en les faisant passer pour des malades mentaux. » Et c’est vrai que mettre les crimes racistes sur le dos de la folie pourrait, théoriquement, avoir l’effet inverse que prévu dans un tribunal – un juge du Wyoming, dans le procès pour le meurtre de Matthew Shepard, a dû interdire à l’un des tueurs de se défendre contre la « panique gay », bien qu’une telle ligne de défense soit toujours, techniquement, légalement admissible dans tous les États – exceptés trois.
Mais même si une grande partie de la communauté scientifique demeure mal à l’aise à l’idée d’utiliser le langage clinique pour décrire le sectarisme, les gens ordinaires semblent bien prompts à s’en servir pour expliquer les comportements mauvais voire néfastes. Lorsque le joueur de baseball John Rocker a donné sa fameuse interview dans Sports Illustrated en 1999 qui était pleine de remarques haineuses, le commissaire de la ligue lui a ordonné de suivre une thérapie. Michael Richards et Paula Deen ont tous les deux affirmé avoir cherché de l’aide après avoir fait des insultes racistes. Plus récemment, Roseanne Barr a accusé le médicament Ambien d’être à l’origine de son tweet raciste à l’encontre de Valerie Jarrett, ex-conseillère du Président Obama.
Évidemment, les gens victimes d’humiliation publique tirent profit de ce type de raisonnement quand ils affirment que leurs comportements nauséabonds ont été causés par des forces hors de leur contrôle. Mais des experts comme Poussaint semblent penser que, même si l’altération de la chimie du cerveau par des médicaments n’explique pas l’origine du racisme, une personne peut être reconditionnée de façon à avoir moins de préjugés.
Poussaint explique ainsi : « Les médias ne parlent pas des racistes qui ont changé. Ce n’est pas banal du tout, mais leur vie s’en trouve plus équilibrée, ils souffrent moins d’anxiété et de dépression, et ils présentent moins de croyances psychotiques. Je parie que cela arrive plus souvent qu’on ne le pense. »
Les personnalités publiques qui ont cherché de l’aide après avoir lancé des insultes sont certainement plus racistes au quotidien que n’importe quel recruteur du KKK. Mais les membres de groupes haineux sont-ils moins extrémistes dans leurs croyances, une fois heureux et recentrés ?
III.
C’est ce qui est arrivé à Tony McAleer. Il a commencé à s’interroger sur son engagement dans le mouvement pour la suprématie blanche après être devenu père en 1991. Il a pris la décision de quitter le groupe vers 1998 après que quelque chose a changé en lui. Non pas que cela ait été facile. D’ailleurs, quand j’ai interviewé l’homme, qui dirige depuis 2011 une organisation à but non-lucratif dont l’objectif est d’aider les gens à quitter ces groupes racistes, il a décrit le procédé comme une sorte d’entrée dans une existence liminale qu’il a surnommée « le vide ». Après avoir quitté le groupe néonazi White Aryan Resistance, dont le slogan est « la révolution blanche est la seule solution », Tony n’était plus le bienvenu dans les soirées qui avaient rythmées toute son existence sociale quand il vivait dans le Canada occidental. Et il y avait aussi le fait que ses amis et sa famille – qu’il avait déjà échangé en faveur d’un groupe d’hommes violents et racistes – n’étaient pas particulièrement ravis à l’idée de le voir revenir dans leurs vies. Seul et sans attaches, McAleer allait dans des bars irlandais pour s’y saouler comme il faut et rentrait pour écouter de vieux albums de Skrewdriver à fond. Malgré son désir de changer, il repensait souvent aux bons moments passés avec ses vieux copains skinheads. C’était aux dépens des autres, oui, mais même dans les pires scénarios, il arrivait à trouver des expériences positives. « Dans les moments de grande solitude, je prenais mon téléphone et j’appelais ceux qu’il ne fallait pas que j’appelle. Mais ils répondaient tous », m’a-t-il confié.
Dans l’article « Bowling Alone : America’s Declining Social Capital » paru en 1995, Robert Putnam, sociologue à l’université d’Harvard, affirmait que la démocratie américaine s’affaiblissait parce que les gens s’isolaient et ne participaient plus à des organisations sociales ou à des clubs. Le titre de l’article, devenu plus tard un livre si populaire que son auteur a été invité au Camp David et a été interviewé par le People Magazine, vient du fait qu’entre 1980 et 1993, la participation aux ligues de bowling a diminué de 40 %, alors que le nombre de joueurs avait augmenté d’environ 10 %. En plus de ce détail, Putnam a souligné le fait que moins de pères rejoignaient les Jaycees, moins de femmes rejoignaient les associations de parents d’élèves et moins d’enfants rejoignaient les Scouts, en partie à cause de l’afflux de femmes dans la population active et d’une plus grande mobilité géographique. Il a aussi fait valoir que notre société – autrefois « enviable », mais désormais peuplée de gens sans attaches et sans raison d’être – ne pouvait pas participer à des débats citoyens parce que ses membres préféraient passer leur temps libre devant une télévision plutôt qu’avec les autres.
L’année dernière, le sociologue Michael Kimmel écrivait dans son livre Healing from Hate que ce manque d’accès au capital social était souvent à l’origine de l’extrémisme chez les jeunes. Lorsque je l’ai interviewé à ce sujet, Kimmel m’a expliqué que la camaraderie au sein de ces groupes était aussi ce qui poussait les recrues à rester, même après avoir commencé à remettre en question la toxicité de la suprématie blanche.
Le bras de fer qu’a vécu McAleer n’est pas sans rappeler les expériences de Dave avec son père absent. « Étrangement, le Klan ressemble beaucoup à un groupe de soutien, un peu comme les Alcooliques Anonymes », explique Dave, suggérant en partie que le racisme avait en réalité plus à voir avec le besoin d’appartenance.
Il paraît évident que certaines des personnes qui ont rejoint ces groupes sont en quête d’identité. Comment, dans ce cas, contrecarrer la recrudescence de mouvements pour la suprématie blanche quand, comme l’indique Putnam dans « Bowling Alone », les autres options d’associations sont en constante diminution depuis des décennies ? La mode du passe-temps solitaire a augmenté depuis le milieu des années 1990. Les nouvelles télévisées que les seniors regardent sont biaisées et ne font que renforcer les préjugés. Les millenials préfèrent rester chez eux plutôt que de sortir. Les générations encore plus jeunes passent la majeure partie de leur temps sur les réseaux sociaux. On pourrait avancer qu’une participation accrue aux groupes racistes est un retour de bâton lié à l’isolement de la vie moderne, ou que ce silo d’Américains a incubé des formes plus banales de racisme et les a transformés en quelque chose de plus extrême.
Simi, un des chercheurs du laboratoire de Nebraska, a un long carnet d’adresses de suprémacistes actuels et anciens, qui s’étale sur trois générations. En tant que jeune universitaire, il avait l’habitude de démarcher des extrémistes et de demander à rejoindre leur enceinte. En 2012, il a commencé à recueillir les récits de vie de ses sujets pour étudier les difficultés qui accompagnent le départ de l’extrême droite.
Une tendance s’est dégagée très rapidement : nombre d’« anciens » racistes se plaignaient de réactions involontaires qu’ils continuaient à avoir dans certains contextes.
Par exemple, il a évoqué une femme nommée Bonnie qui a dit s’être disputée avec une serveuse de fast-food Latina parce que son hamburger était trop petit. Dans un accès de colère, elle lui a lancé une injure raciale, tout en faisant le salut hitlérien. Après cela, elle s’est sentie « envahie par la honte et l’incrédulité ». Au total, un bon tiers des 89 participants à qui il s’est adressé au cours des cinq dernières années ont utilisé le mot « dépendance » pour décrire leur lutte pour se purger de leurs croyances toxiques.
Simi m’a expliqué qu’il était difficile de dire pourquoi, exactement, ses sujets avaient choisi ce mot. Il a développé une théorie selon laquelle la dépendance pourrait n’être qu’un récit familier dans notre discours. Moins charitablement, certains ont peut-être simplement essayé de s’exonérer de toute responsabilité. Mais au fur et à mesure que Simi menait ses entrevues, il a commencé à penser que ses sujets pouvaient être vraiment brisés.
« Mais l’une des choses qui m’est vite apparue au début de l’année 2012, c’est que certains individus pensaient avoir endommagé leurs cerveaux à cause de leurs engagements et évoquaient une sorte d’effet secondaire durable, poursuit Simi. En sociologie, c’est ce qu’on appelle les identités résiduelles. Cela signifie qu’une fois que vous avez quitté une identité, il peut y avoir des effets durables, ou qui peuvent revenir périodiquement. Il y a donc ce potentiel résiduel avec n’importe quel type d’identité, en particulier une identité qui a joué un rôle central dans la vie d’une personne. »
IV.
Simi fait partie d’un groupe de chercheurs qui étudient comment la haine peut laisser des traces à long terme dans le cerveau. Dans le cadre d’une étude pilote menée à l’université du Nebraska à Lincoln l’été dernier, Ligon et lui ont branché d’anciens suprémacistes blancs à des électroencéphalogrammes (EEG) et à des appareils qui suivent les mouvements oculaires face à des images comme celles que l’on m’a montrées. Certaines étaient violentes, d’autres montraient des couples mixtes, et un troisième ensemble montrait des symboles de l’idéologie suprémaciste blanche, comme les croix gammées. Dans un laboratoire séparé, le Center for Brain, Biology, and Behavior, les participants ont passé les mêmes tests tandis que les chercheurs utilisaient l’IRM pour cartographier leur activité cérébrale.
L’étude a comparé cinq anciens membres de groupes de haine à cinq combattants d’arts martiaux mixtes ; les derniers avaient été choisis en tant que groupe témoin parce qu’ils étaient des hommes blancs qui avaient aussi eu leur part de comportements agressifs. Malgré la très petite taille de l’échantillon, les données ont été assez intrigantes. Par exemple, quand on examinait le premier groupe, plusieurs régions du cerveau s’activaient, contrairement à ceux appartenant au groupe témoin. 100 millisecondes seulement après que les sujets ont vu les images provocatrices, des divergences notables sont apparues dans les tests de traitement des visages, du langage, des symboles et des personnages, ainsi que dans la suppression des émotions.
Cela s’accompagne de quelques mises en garde. Par exemple, il est possible que, parce que les sujets étudiés avaient consciemment rejeté la suprématie blanche, des régions plus sophistiquées de leur cerveau, comme le gyrus frontal moyen, qui est impliqué dans la suppression émotionnelle, se soient réveillées pour essayer de contrecarrer cette différence initiale dans le traitement ou pour supprimer les émotions qui y sont associées. En d’autres termes, ils savaient peut-être comment ils ne devaient pas réagir. Néanmoins, les résultats préliminaires de l’étude ont suggéré que les personnes ayant des antécédents de suprématie blanche percevaient ces stimuli différemment du groupe témoin.
Dans le cadre de l’étude, Simi s’est associé à Ligon, qui étudie les raisons pour lesquelles les gens répondent à des messages commerciaux précis. Elle a souhaité se spécialiser dans le radicalisme – ou ce qu’elle appelle les « marques de terreur » – après avoir assisté à une conférence. Là, elle a appris que les personnes ayant un certain style d’attachement étaient plus susceptibles de se souvenir d’un placement de produit spécifique dans un film si elles étaient dans un état de peur accru.
« Théoriquement, on a peur quand on regarde un film d’horreur, donc on va plus facilement se souvenir d’une bouteille d’eau d’un film d’horreur si ce dernier en contient, dit-elle. C’est ce phénomène incroyable qu’ils ont réussi à mesurer. Et si on peut le faire avec un film d’horreur et une bouteille d’eau, alors on peut aussi le faire avec une vidéo de l’organisation État islamique. »
Aujourd’hui, Ligon s’est tournée vers le fonctionnement de la propagande, et même s’il n’est peut-être pas évident qu’une école de commerce soit le lieu de la recherche sur la radicalisation, cela a un certain sens. Après tout, le chef de l’organisation de l’État islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, vend bien un produit, que ce soit la promesse d’une vie emplie de sens, ou simplement un sentiment d’appartenance.
Ce que les deux universitaires ont trouvé chez les anciens radicaux était une véritable dissonance cognitive : bien que ces personnes aient publiquement renié l’idéologie suprémaciste blanche, elles ont quand même montré des pics de « joie » après avoir vu une photo d’un rassemblement nazi.
Bien que le test que j’ai effectué n’indiquait pas que j’avais détruit mon cerveau en parcourant des forums et des fils de discussions racistes pour le travail, il m’a permis de mieux comprendre comment les « marques de terreur » peuvent continuer d’affecter une personne en dehors du cercle extrémiste. Ma joie a explosé quand j’ai vu une famille de réfugiés, une famille néonazie et un groupe d’enfants descendre un toboggan aquatique dans le cadre d’une propagande de Daech. Ma personnalité était apparemment extrêmement sensible à ce genre d’images familiales.
Mais ce type de science ne permet pas de combler les fossés comme celui qui s’est créé entre Dave et son père. Pendant nos conversations, le jeune adulte a dit qu’il avait fini par se distancier de sa propre famille, y compris de l’homme qu’il avait tenté de sauver. « Je veux être clair : je n’excuse pas le racisme, ni ne cherche à défendre mon père de quelque manière que ce soit, me dit-il. Il est devenu une personne dégoûtante et méchante. Mais je comprends comment il en est arrivé là, et j’ai l’impression que les gens sont prompts à diaboliser les racistes, sans vraiment chercher à comprendre ce qu’il y a derrière. Personne n’est né raciste, mais des millions d’hommes et de femmes comme mon père ont adopté cette façon de penser. Et d’après ce que j’ai vu et entendu, ils y arrivent tous par les mêmes expériences, ou des expériences assez semblables. »
Selon David, les gens peuvent avoir raison de diaboliser les racistes, mais nous ne savons toujours pas, du moins officiellement, s’ils sont malades mentalement parlant et s’ils perdent le contrôle. Et Simi aurait besoin d’en savoir beaucoup plus sur l’architecture neuropsychologique du problème pour être en mesure de proposer des possibilités de traitement ou d’intervention.
« Mais en termes de thérapie cognitivo-comportementale, cela nous permet de mieux comprendre à quoi nous avons affaire ici et à quel point cela peut être profondément enraciné, m’explique-t-il. Donc, au niveau le plus élémentaire, cela nous dit qu’une fois que vous quittez un groupe, ce n’est pas la fin de l’histoire. Je pense que cela a des implications assez substantielles. »
En d’autres termes, les données les plus récentes suggèrent que l’adoption d’une idéologie haineuse peut vous changer. Et une fois que c’est fait, la façon dont vous y êtes arrivé n’a peut-être plus vraiment d’importance.
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