Société

À Raqqa, la vie rêvée des frères Clain

terrorisme aanslagen Parijs

L’odeur de poulet envahit cette rue du quartier Thakanah, en plein cœur de Raqqa. Elle se mêle à celle de l’essence frelatée des groupes électrogènes qui tournent à plein régime. Jour et nuit, le restaurant Al Hadery ne désemplit pas. L’établissement vend du poulet cuisiné à toutes les sauces, frit, rôti ou pané. Lorsque Daech et ses milliers d’étrangers venus du monde entier ont pris le contrôle de la ville en janvier 2014, c’est l’un des rares restaurants à ne pas avoir baissé le rideau. Il était devenu le QG de nombreux djihadistes français.

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Al Hadery, fast-food favori des djihadistes français à Raqqa

Mais Mahmoud*, son propriétaire, n’aime pas en parler. Quatre ans après leur départ, la peur de ces terroristes se lit toujours dans ses yeux. Lorsque nous lui montrons une photo de Fabien Clain, il refuse de répondre. Sur ce cliché, le Français qui a revendiqué les attentats du 13 novembre 2015, porte déjà une barbe bien fournie. Visage bouffi, regard noir. Après quelques minutes, les langues se délient. « Je l’ai souvent vu ici, lâche un habitué, assis à côté de Mahmoud. Je le reconnais. À l’époque, je le voyais quasiment tous les jours avec d’autres hommes. Mais j’ignorais qu’ils étaient français. Ils étaient tous habillés comme des Pakistanais », explique-t-il, et d’évoquer leurs pantalons courts et d’immenses barbes hirsutes. « Il y avait des gens venus de partout ici. » Une vraie Coupe du monde.

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« Ils savaient se mettre bien ! Ils avaient les plus beaux apparts, et passaient leur temps au resto » – une source qui les a fréquentés à Raqqa

Derrière la caisse de son établissement, Mahmoud accepte finalement de se confier : « Sous Daesh, la majorité de mes clients était des étrangers, admet le tenancier, d’une voix presque inaudible. Mon poulet leur rappelait l’Occident. Ils avaient du mal avec la monnaie syrienne. Alors, ils nous donnaient un tas de billets, et on comptait pour eux », se rappelle-t-il un sourire en coin. 

À cette époque, la ville commence à manquer de denrées alimentaires, les prix augmentent. Rares sont ceux qui peuvent encore s’offrir un menu. Mais, les deux frères Clain sont des privilégiés. « Ils savaient se mettre bien ! raconte une source qui les a fréquentés à Raqqa. Ils avaient les plus beaux apparts, et passaient leur temps au resto. »

En février 2014, Jean Michel est le premier à quitter la France pour la Syrie. Avec lui, sa femme Dorothée Maquère et leurs six enfants. Un an après, c’est au tour de Fabien de rejoindre Raqqa. Son épouse, Mylène Foucre, et leurs trois enfants suivront quelques semaines plus tard. Forts de leur expérience de recruteurs à Toulouse, les deux frères prennent les rênes de la propagande francophone d’« An-Nûr », le bureau des médias de Daesh. Le job de leurs rêves : les deux Français, qui avant leur conversion avaient monté un groupe de rap chrétien, se lancent alors dans la production musicale djihadiste.

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Dans le bureau détruit des frères clain, un exemplaire du magazine de propagande francophone de Daesh Dar al Islam.

Dans ses bagages, Fabien Clain a apporté du matériel audio haut de gamme d’une valeur de 3600 euros, acheté à Toulouse, début 2015 à l’aide d’un prêt à la consommation. Ils enregistrent d’abord des nasheeds, textes religieux islamiques ancestraux pervertis par l’EI pour motiver ses partisans. Des chants, seule musique autorisée par l’organisation. Fabien tient la plume. Jean Michel interprète. 

« Selon mes sources, il y a eu près de 300 enregistrements. Les deux frères maîtrisaient parfaitement les éléments de langage de l’organisation terroriste » – Sacha Belissa

Leur nasheed « Les éternelles » fait le tour du monde sur les réseaux terroristes. Un texte romantique à la sauce djihadiste : « Sur le chemin où mes belles vont me retrouver, elles m’attendent (…) Des vierges dans des immenses palais dorés, qu’aucun homme n’a jamais déflorés. » 2 minutes et 55 secondes de vocodeur. Forts de leur succès dans la djihadosphère, les deux terroristes se voient également confier la “rédaction” francophone de la radio « Al -Bayan ». Quasi quotidiennement, ils diffusent des “flash-infos”. En septembre 2016, ils y saluent par exemple la mort d’un : « frère candidat au martyr, plongé au cœur d’un attroupement d’apostats dans le village de Marat, qui a fait exploser son véhicule piégé », et « Les mouhjahid [qui] ont lancé une offensive contre les apostats », avant de conclure : « Nous demandons à Allah de donner la victoire à ses serviteurs. »

Sacha Belissa du Centre d’Analyse du terrorisme a écouté ces “journaux” pendant plusieurs mois à partir de 2015. « Selon mes sources, il y a eu près de 300 enregistrements. Les deux frères maîtrisaient parfaitement les éléments de langage de l’organisation terroriste. C’est pour cette raison qu’ils ont rapidement eu de l’influence sur les autres francophones. »  

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Salon de l’appartement de Dorothée Maquère et Jean Michel Clain.

Si les Clain ont bien été entraînés aux armes à leur arrivée sur zone, ils ne seront jamais envoyés au front. Plutôt que de prendre les armes, Fabien et Jean-Michel mènent ce que l’organisation terroriste appelle « un djihad médiatique ». De quoi faire grincer des dents de nombreux combattants français. « Fabien de toute façon, il est trop gros pour combattre. Il se planque », écrit l’un d’eux en 2016 sur la messagerie cryptée Télégram. Dorothée Maquère, la femme de Jean Michel Clain, se vante auprès des autres françaises de Raqqa d’avoir un époux « journaliste, qui rapporte l’information ». Les deux frères travaillent en fait en lien avec la cellule francophone chargée des opérations terroristes à l’étranger. En 2015, cette cellule pilotera les attentats de Paris.

Pour les juges d’instruction en charge de l’enquête, il ne fait aucun doute que les Clain étaient au courant du massacre avant le passage à l’acte des commandos. Pour preuve, le message de revendication diffusé le 14 novembre 2015, où Fabien Clain évoque une attaque dans le 18e arrondissement de Paris. Programmée, elle n’a jamais eu lieu. 

Jusqu’à début 2017, Fabien Clain déménage souvent pour s’installer dans de grandes maisons. Jean Michel Clain, lui, récupère un appartement luxueux dans le quartier “Alwadi Street”, tout près de la place Naïm, où Daech exécutait ceux qui osaient contester son pouvoir. Son épouse adore cet appartement du troisième étage avec ascenseur. Il a été spolié par l’Etat Islamique. Il appartient en réalité à un pédiatre de Raqqa, mais le médecin n’a eu pas le choix. Il a dû partir pour laisser son domicile et tout ce qu’il y avait à l’intérieur à l’organisation terroriste. 

La cuisine est équipée, les chambres spacieuses. Dans la salle bain trône une baignoire à remous. Régulièrement, Dorothée Maquerre descend à l’épicerie pour acheter du chocolat et des produits de beauté. « Toujours les plus chers », se souvient le propriétaire. Les invités de Dorothée Maquère sont triés sur le volet. « On n’entre pas comme ça chez les Clain », se souvient une Française qui a vécu à Raqqa. La femme de Jean Michel fait peur, y compris aux autres épouses de l’État islamique. « Elle, c’est Dawla (l’État islamique, NDLR) à la vie à la mort », raconte une ancienne voisine. Selon plusieurs sources, elle aurait même pris part à une exécution en 2017.

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Cuisine de l’appartement de Dorothée Maquère et Jean Michel Clain.

Seules les épouses des autres membres importants de l’EI boivent le thé chez Dorothée Maquère. Parmi elle, la femme de Sabri Essid, un autre membre de la filière toulousaine. Les deux femmes passent beaucoup de temps ensemble. Parmi les sujets de discussion, leurs histoires de couples. L’épouse d’Essid se plaint des déplacements fréquents de son mari dans la province de Deir Ezzor, à 200 kilomètres à l’Est, où ses esclaves Yézidis l’attendent. Des jeunes femmes que le djihadiste a achetées pour les violer. La Française ne s’offusque pas des crimes de son mari, mais admet être rongée par la jalousie. Dorothée Maquère lui rappelle alors que l’esclavage est, selon elle, « conforme à la loi islamique ». Des propos qu’elle réitérera lors de la chute de Baghouz, dernier bastion du Califat de Daesh, en mars 2019, où nous l’avions rencontré. Elle ajoutera même, avec un aplomb sans faille, connaître « plein des yézidies heureuses », et explique : « oui, elles ont été achetées. Mais, elles étaient bien traitées. J’en connais plein qui se sont volontairement converties à l’islam. » Les exactions de Daesh contre la communauté yézidie ont été reconnues par l’ONU comme un génocide.

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Dans les rues des Raqqa, la peur d’un retour de Daesh plane toujours. Le groupe a revendiqué 51 attaques dans la province depuis le début de l’année.

Chassés de Raqqa par la coalition, les Clain et leurs familles n’ont jamais envisagé de se rendre malgré la lente débâcle de l’EI en Syrie. Ils enregistrent un dernier message audio en décembre 2018, depuis la région de Deir Ezzor près de la frontière irakienne où se sont repliés les derniers partisans du groupe terroriste. Les deux frères vont vivre plusieurs semaines dans les tunnels de Baghouz, ultime enclave de Daesh. En mars 2019, à quelques jours d’intervalle, ils sont tués par la Coalition internationale.

Aujourd’hui, sans preuve officielle de leur décès, Fabien et Jean Michel Clain font partie des vingt accusés au procès du 13 novembre. Leurs épouses restent pour l’instant hors de portée de la justice française. Toujours détenues dans le camp de Roj au nord-est de la Syrie, un centre de détention tenu par les forces kurdes, le gouvernement français refuse de les rapatrier. Témoins clefs des actes de leurs maris, elles auraient pourtant beaucoup à raconter.

*Le prénom a été modifié.

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