Avec le chef qui a réinventé le restau de village corse
Le chef entrepose et sèche des branches d'origan dont les feuilles sont utilisées en cuisine / Toutes les photos sont de Raphaël Poletti

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Avec le chef qui a réinventé le restau de village corse

Des Pouilles à Pink Floyd en passant par les tortellini à la bourrache, Alessandro « Al » Capone raconte comme il a fait du Tavanincu une référence gastronomique.

À Santa-Lucia-di-Moriani, à 40 kilomètres au sud de Bastia, tournez à droite en direction de la montagne. Si vous suivez bien les panneaux, après dix minutes de virages longs, serrés, d’épingles, de petites maisons en pierres et de routes barrées par des bêtes en divagation, vous arriverez au Tavanincu. Cet après-midi de juillet, une légère brise traverse la terrasse au sol de béton lie de vin. Le ciel est d’un gris menaçant. Alessandro « Al » Capone, 35 ans, préfère se poser dans la salle d’hiver, vide. Un ristretto sur une nappe blanche, il raconte une vie sinueuse, recette de son succès.

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J’ai grandi à Taurisano, dans les Pouilles. Dans les années 1980, il n’y avait pas de supérettes dans le sud de l’Italie. La première fois qu’on m’a offert un œuf Kinder, j’avais l’impression de grimper d’une classe sociale. À l’époque, acheter quelque chose d’emballé, c’était un signe de qualité.

Alessandro « Al » Capone, à une table du restaurant.

Au quotidien, on trouvait surtout des coopératives. Les agriculteurs, éleveurs et fromagers amenaient leur produit et on se servait. Ces aliments naturels et très fins ont développé mon palais, au même titre que les recettes de ma mère et de ma grand-mère. C’était une grande bosseuse, ma grand-mère. À 70 ans, elle allait encore à la campagne, à zapper la terre, faire ses légumes. Elle faisait beaucoup de beignets, de fritatta, des omelettes. Mais ce que j’aimais le plus, c’était les pâtes.

Elle préparait ce qu’on appelait des sagnericce. Comme des tagliatelle qu’on tresse pour faire des boucles. Tous les dimanches, elle sortait sa grande planche de bois et faisait sa pâte. Je n’ai jamais réussi à la faire comme elle. Elle prenait des rouleaux, étalait autour et arrivait à avoir des épaisseurs régulières sur deux mètres carrés. À la fin du repas, on avait une grosse pastèque.

Jusqu’à cet hiver, je m’appelais Alessandro Ciurlia. Lors de la Seconde Guerre mondiale, le mari de ma grand-mère est parti sur le front en Russie avant d'être porté disparu. Après quelques années, ma grand-mère s’est mise avec mon grand-père : Filippo Capone. Les familles du village ne voulaient pas de cette union.À l’époque, l’église tenait tout, la morale chrétienne était très lourde. Dès qu’une fille traînait avec un garçon, elle se faisait traiter de « pute ». Comme Ciurlia n’était que porté disparu, ma grand-mère a dû donner son nom à ses enfants. Mes fils, eux aussi, sont nés Ciurlia. Je m’en suis occupé, parce qu’eux ne l’auraient pas fait. Ils n’ont pas connu mon grand-père.

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Vue de la devanture du restaurant, dans l'angle à droite, Roxane Gabella, chef de salle, prépare la terrasse extérieure.

C’est mon père qui a pris la décision de quitter l’Italie. À l’époque, le pays était pourri par la corruption à tous les niveaux : la mafia de notre terre, celle de l’État, celle du Vatican. En 1992, le juge Falcone se fait tuer sur l’autoroute entre Punta Raisi et Palerme. Puis c’est au tour du juge Borsellino. Ces événements ont déclenché un mouvement, notamment chez les jeunes, visant à changer le pays et combattre les organisations criminelles. Mon père faisait partie de ce mouvement et s’est retrouvé en conflit avec beaucoup de mafieux.

Je me casse le genou en cabrant à moto. Je reste immobilisé six mois pendant lesquels j'apprends à jouer de la guitare et, surtout à faire des pizze. J'en ai fait tout l'hiver à la maison.

Il y a eu de nombreux meurtres. Des proches de notre famille ont été touchés, comme ceux de beaucoup de familles du sud de l’Italie. Quand Berlusconi a gagné les élections en 1994, mon père a considéré que tout était perdu. Il y avait aussi beaucoup d’héroïne dans le coin et il ne voulait pas que je me retrouve là-dedans.

Il est d’abord allé en Allemagne, mais le climat et la bouffe l’ont fait fuir. Il s’est retrouvé à Nice où il est tombé sur un prospectus parlant de la Corse. Arrivé à Folelli, il y a trouvé une terre comme chez nous. Il a commencé à travailler dans les champs de kiwis avant de s’installer à Poggio Mezzana (le village à quelques centaines de mètres de Velone Orneto où se situe Tavanincu, ndlr). Il y est resté un an seul. Je suis arrivé ici à 14 ans.

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Alessandro Capone devant l'entrée de sa cave où sèche l'origan.

Chez nous, c’était hyper aride : de la terre rouge, un terrain plat, des oliviers à perte de vue et des ronces. Je n’avais jamais vu autant de végétation qu’en Corse. Dès son arrivée, ma mère a pris les contacts pour avoir de la viande du village, du fromage d’ici, elle utilisait les plantes sauvages. La machja (le maquis, en Corse, ndlr) c’est méditerranéen. Les plantes sont à peu près pareilles, même si, ici, elles font deux mètres de plus qu’en Italie. On n’a pas eu à changer notre culture gastronomique.

J’avais déjà fait une année de 3e en Italie et j’en ai refait une ici. Je suis sorti avec 12.5 de moyenne, même si je ne parlais pas français. Ma prof de maths m’a dit de ne pas aller au lycée, que j’aurais des difficultés, alors j’en ai fait une troisième. J’en avais plein le cul, je n’allais plus en cours. On m’a dit de faire un BEP. Un pote partait au lycée maritime, je l’ai suivi. J’ai donc un BEP marin de commerce. La SNCM ne prenait que des matelots français et je ne voulais pas me faire exploiter par la Corsica Ferries, j’ai donc pris un job de marbrier chez un ami, pendant six mois, jusqu’à ce que je me casse le genou en cabrant à moto.

Ange Fanni, le patron du bar et propriétaire des lieux.

Immobilisé, j’ai appris à jouer de la guitare et, surtout, à faire des pizze. Tout l’hiver, je faisais de la pizza à la maison. Un jour, la gérante du Tavanincu est venue me voir. C’est elle qui avait créé la partie restaurant. Avant, c’était une salle de jeu avec des flippers. Elle m’a testé pour la saison et je me suis lancé là-dedans.

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J’avais 20 ans, les cheveux longs, j’écoutais Pink Floyd, les Doors et j’avais surtout envie de voir autre chose. La mère de mes enfants partait en fac de droit à Aix-en-Provence. Je l’ai accompagnée. Là-bas, j’ai travaillé au restaurant Il Tavolino. J’avais une place de responsable, mais les patrons étaient des cons. J’ai duré trois mois. Je me suis retrouvé dans la merde, jusqu’à jouer dans la rue pour quelques pièces. Ça a fait un carton et j’ai fini par monter un groupe : The Pink Diamonds. Pendant trois ans, je me suis concentré sur la musique. La cuisine n’aidait qu’à me faire vivre un petit peu.

Alessandro Capone, sur le chemin menant de la cave au restaurant.

Quand je revenais en Corse pour les vacances et que je regardais la plaine, je me disais que si cette terre perdait son identité, elle allait devenir « plouc-land ». Je n’ai jamais aimé la plaine. Je ne comprends pas ceux qui sont du village, y ont une histoire et descendent prendre un appartement standard en bas. Si je suis rentré en Corse, c’est parce que je voulais que mon fils profite des valeurs que j’ai eu la chance de connaître étant enfant.

Tavanincu, c’était le restaurant du village. Un endroit convivial où l'on pouvait manger un plat de cannelloni ou boire un Coca avec les copains. Tout le monde se retrouvait ici et je m’y sentais bien.

Des endroits comme la Corse, tu n’en trouves pas beaucoup. Le sud de l’Italie est une belle terre, la Provence aussi. Mais les gens là-bas n’ont pas le contact que nous pouvons avoir avec la terre. Quand tu es plus proche de la terre, les informations sont moins floues. Tu n’es pas dans un tourbillon d’envies. Au printemps, tu observes une bataille entre les plantes. Si la roquette prend le dessus sur une autre plante, cette dernière ne va pas pouvoir pousser. C’est brut et impitoyable. C’est une vie sans fioritures. Ici, tu te retrouves plus animal qu’homme.

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Vue du bar, table et tapis de cartes. Dans le reflet Ange Fanni.

Quand j’ai eu mon premier enfant, j’avais les épaules contre le mur. Je devais avancer, mais je ne voulais pas bosser pour les autres, être payé à coups de pied au cul. Pour moi, c’était au village que ça se passait. La première fois que je suis allé au Tavanincu, c’était pour acheter une pizza : une Margherita, avec du gruyère. Le gruyère, ça m’avait choqué. Mais elles étaient quand même bonnes, je venais les prendre en mobylette et on les mangeait à côté de l’église.

Tavanincu, c'était le restaurant du village. Un endroit convivial où l'on pouvait manger un plat de cannelloni et boire un Coca avec les copains. Tout le monde se retrouvait ici et je m’y sentais bien. Le propriétaire avait eu des problèmes avec d’anciens locataires, alors j’ai dû lui laisser le bar et expliquer ce que je faisais comme cuisine pour le convaincre. Mais il me disait : « Tu ne réussiras jamais à avoir du monde l’hiver au village. Personne n’a jamais réussi. Tu es complètement fou. » Je ne pouvais rien faire d’autre, alors j’ai tenté le coup. Problème : je n’avais jamais fait de carte.

Fred Gabella, responsable de production et pizzaoilu, prépare le bois pour le four à pizze.

Un soir, j’ai demandé à mon père ce que je pouvais faire à manger. Dans la plupart des restaurants de la plaine, c’était entrecôte grillée, escalope frite à la crème, moules marinières, chèvre chaud, lasagne et cannelloni. « Si c’est pour manger ça, les gens ne monteront jamais, il m’a répondu . Au village, tu dois faire ce qu’il y a de meilleur. »

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Alors, à chaque fois que je faisais quelque chose, je cherchais à l’embellir. L’entrecôte classique de la plaine, je l’ai customisée pour créer « l’entrecôte Tavanincu ». Une entrecôte ouverte en deux, avec du prisuttu et de la tomme dedans. Je la barde de panzetta et je la mets sur le gril. Elle est moelleuse et croquante à l’extérieur avec un cœur coulant à l’intérieur.

Salle du bar, tête de sanglier accrochée au mur depuis 40 ans, dans le fond Ange Fanni.

J’ai aussi refusé d’utiliser des pâtes industrielles, même si, tout seul, ça me demandait des après-midi entières pour faire une dizaine de portions. Je n’avais pas le niveau, mais je visais hyper haut. À force, je connaissais toutes les façons de rater un plat. Et c’est ce qui m’a permis d’en éliminer les défauts.

Pour obtenir une porchetta parfaite, j’ai passé un an et demi à dépecer des cochons entiers de quarante kilos. J’enlevais tous les os, un travail dingue, mais la peau sortait dure comme ma main. Je passais la moitié aux clients et on mangeait le reste en fin de service ou avec mes parents.

Au début, il y avait des services à vingt-cinq couverts durant lesquels j’étais à la salle, au comptoir et à la cuisine. J’appelais ma mère en catastrophe pour lui demander un coup de main. Mais ça m’a permis de prendre contact avec la clientèle et d’expliquer ma philosophie. Le chef qui vient te servir et t’explique sa cuisine, ça a plu et ça s’est répandu par bouche-à-oreille.

Dans la cuisine du restaurant, Alessandro Capone prépare à la main des pates fraîches.

Maintenant, j’ai seize employés et une équipe de proches sans qui je n’aurais jamais pu faire tout ça. Cet été, avec eux, j’ai créé une carte qui synthétise au maximum la restauration. Sur une trentaine de plats, tu as de la pâte farcie, de la pâte gratinée, des tagliatelle, des bucatini, de la pizza, du hamburger, de la broche, de la porchetta, le polpettone, du plat corse, du homard, du poisson cru.

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Quand je vois des choses pousser dans la nature, je deviens avide. J’en rêve la nuit. En me promenant en voiture, j’avais les boules de voir tout cet origan non cueilli.

J’utilise des plantes endémiques, qui ont cent fois plus d’arômes et de textures que des trucs achetés chez Ducros. Quand je vois des choses pousser dans la nature, je deviens avide. J’en rêve la nuit. En me promenant en voiture, j’avais les boules de voir tout cet origan non cueilli. Un jour, j’ai sifflé un jeune skateur et son pote rasta, qui passaient par là. Ils ont travaillé quelques heures et je me suis retrouvé avec une cave remplie. Rien qu’une poignée dans une sauce tomate, le résultat est monstrueux.

Pareil pour ces mûres que je voyais partout, entourées de ronces. Je me disais : « Qu’est-ce qu’elles foutent encore là ? Ce sont les oiseaux qui vont les manger ? » Alors les deux jeunes me les ramassent. Au début, ils revenaient avec les bras pleins de sang à cause des ronces. J’ai dû expliquer qu’il fallait un sécateur, mais maintenant j’en ai des paniers, assez pour faire des glaces à la mûre.

Le chef Alessandro Capone prépare à la main des pates fraîches.

J’ai entendu une interview de Pierre Hermé à la radio. Il expliquait qu’un chef a un répertoire de goûts dans sa tête. Sans essayer, ça me permet de savoir ce qui peut aller ensemble. Après, c’est comme une chanson, c’est l’inspiration du moment, quand tu as un petit creux qui se forme dans l’estomac. Quand je suis dans le lit, à chercher le sommeil, je me demande ce que je pourrais manger. Mon cerveau prend mon classeur de goûts et les assemble.

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Mes deux créations préférées, ce sont évidemment des pâtes. L’une, c’est la seiche à l’Italienne et les spaghetti à l’encre safranée. Personne n’a jamais vu de plat de seiches comme ça. Des Génois, fanatiques de poissons, en ont goûté et étaient épatés. La deuxième est plus endémique : des tortellini à la bourrache, farcis au brocciu, aux blettes sauvages et à la nepita (la menthe corse, ndlr). Avec un pesto croquant et un beurre à la sauge. Je suis fier de ce plat, parce que dans l’assiette, tu n’as rien qui vient d’ailleurs.

Alessandro Capone et Ange Fanni discutent dans la salle du bar.

Je n’en suis arrivé là que parce que j’ai un tout petit coup d’avance sur les autres. Il y a sept ans, je notais toujours sur le menu d’où venait le produit. Ça donnait une image de frais, de qualité. Mais ce n’est jamais gagné. Le danger de tout perdre existe encore. Chaque service est une bataille que tu n’as pas le droit de perdre. Tu passes des heures dans une cuisine à quarante degrés. Si tu perds, c’est terrible.

On ne pourra pas tenir ce rythme pour toujours. Même les machines les plus perfectionnées finissent par casser. Alors je carbure maintenant. Je veux sortir de ce rythme stressant avec un projet de laboratoire à glaces. Il sera créé ici, en Tavagna. La glace, c’est entre 30 et 40 % d’air. Un laboratoire au village aura une qualité d’air bien différente qu’un laboratoire dans la zone industrielle de Bastia. Je vous l’ai dit, je ne veux que les meilleurs ingrédients. Même quand il ne s’agit que d’air.

En Tavagna, vue du restaurant (bâtisse jaune et toit rouge au milieu de l'image) depuis la route du village.

Propos rapportés par Thomas Andrei