Dans Les transformations de l'équilibre « nous-je », paru en 1987, le sociologue allemand Norbert Elias rend compte de ce processus historique, qui a d'abord été celui des sociétés occidentales. À partir de la Renaissance, l'unité de vie à laquelle se rattache l'individu s'est progressivement élargie, évoluant du groupe local – le village, le bourg – à la nation, à travers la construction de l'État. L'éloignement du pouvoir et, partant, du contrôle qu'il exerce sur les individus, a permis ce processus d'individualisation croissante, où le je prend le pas sur le nous. C'est ainsi que s'est construit, historiquement, le sujet moderne. La « société des individus » dans laquelle nous évoluons est donc le fruit d'un long processus de dépouillement de la domination de la collectivité sur l'individu, qui caractérisait la société holistique. C'est de ce processus qu'héritent les droits de l'homme, le féminisme, l'abolition de la peine de mort, entre bien d'autres effets : un processus exigeant – et reconnaissant – plus de liberté individuelle et moins de coercition collective.Ce processus, plus avancé en Occident, là où la mondialisation a pris son envol, a façonné un individu chez qui l'identité n'a plus rien d'évident. Dans Impressions anciennes, le poète René Char déplorait la disparition de « principes généraux et de morale héréditaire » après le désastre de la Seconde Guerre mondiale. Nantis du droit de tout questionner, nous y voilà désormais encouragés par tout un mouvement intellectuel qui a frappé de dangerosité les constructions collectives de sens et les symboles. Plus encore : alors qu'un rapport politique au monde exige un rapport honnête à l'histoire, un vaste travail intellectuel, aggravé par les Nouveaux philosophes, a comme tordu celui-ci. Et voilà l'Européen à la fois gêné par « son » passé et comme interdit de se projeter vers un futur idéal. Depuis des décennies, le spectre des fascismes, le poids d'Auschwitz et du colonialisme pèsent sur les consciences, paraissant résumer notre passé au seul effort vers l'abjection ; et l'on nous a répété mille fois que toute aspiration à un idéal de société conduirait au goulag.« Je suis maintenant arrivé au point où je peux indiquer brièvement ce qui constitue pour moi l'essence de la crise de notre temps. Il s'agit du rapport entre l'individu et la société. » – Albert Einstein
L'attirance pour « l'authentique » chez des voyageurs persuadés d'être des individus singuliers est précisément symbolique de cela : une joie de vivre perdue ou malmenée, qu'il s'agirait de retrouver ailleurs. Or, la fascination qu'exercent sur les voyageurs ces « gens qui n'ont rien mais sourient tout le temps », leur « douceur de vivre », perd toute sa substance si elle n'est pas bien comprise – et elle ne l'est pas souvent.« Je suis maintenant arrivé au point où je peux indiquer brièvement ce qui constitue pour moi l'essence de la crise de notre temps. Il s'agit du rapport entre l'individu et la société. L'individu est devenu plus conscient que jamais de sa dépendance à la société. Mais il n'éprouve pas cette dépendance comme un bien positif, comme une attache organique, comme une force protectrice, mais plutôt comme une menace pour ses droits naturels, ou même pour son existence économique. En outre, sa position sociale est telle que les tendances égoïstes de son être sont constamment mises en avant, tandis que ses tendances sociales qui, par nature, sont plus faibles, se dégradent progressivement. Tous les êtres humains, quelle que soit leur position sociale, souffrent de ce processus de dégradation. Prisonniers sans le savoir de leur propre égoïsme, ils se sentent en état d'insécurité, isolés et privés de la naïve, simple et pure joie de vivre. L'homme ne peut trouver de sens à la vie, qui est brève et périlleuse, qu'en se dévouant à la société. »
Dans tel ou tel lointain pays, le voyageur s'émerveille de l'absence de stress des autochtones. C'est qu'il ne voit pas que, dans des sociétés où la transition d'un modèle rural et holistique à un modèle urbain et individualiste n'est pas achevée, l'individu est souvent soumis à un contrôle social qui lui serait intolérable. À l'inverse, la « société des individus », quant à elle, exige une forte aptitude à l'auto-contrôle. Déjà, en 1929, Sigmund Freud en avait décelé l'importance, dans Malaise dans la civilisation :« La poursuite brutale des fins de l'individu est nuisible aux fins et à la paix de l'ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et – par l'effet en retour – à l'individu lui-même. » – Marcel Mauss
« Cette tendance à l'agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l'existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c'est elle qui impose à la civilisation tant d'efforts […]. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique […]. Si la civilisation impose d'aussi lourds sacrifices, non seulement à la sexualité mais encore à l'agressivité, nous comprenons mieux qu'il soit si difficile à l'homme d'y trouver son bonheur […]. L'homme civilisé a fait l'échange d'une part de bonheur possible contre une part de sécurité. »
Le jour où les « voyageurs de l'authentique » cesseront d'être ces « consommateurs de clichés » et d'autosatisfaction, peut-être prendront-ils enfin conscience que ce qu'ils admirent ailleurs, ce sont des formes de sociabilité et de vie pré-libérales et pré-capitalistes qui n'ont pu subsister que parce que l'État et le marché n'ont pas encore poussé leur travail aussi loin qu'en Occident. Mais aussi que, derrière la légèreté, la joie de vivre, les sourires, se jouent des pesanteurs sociales qui lui seraient intolérables, qui lui apparaîtraient comme des atteintes à sa liberté.« […] Ce n'est pas dans le calcul des besoins individuels qu'on trouvera la méthode de la meilleure économie. Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse, rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de meilleurs gestionnaires. La poursuite brutale des fins de l'individu est nuisible aux fins et à la paix de l'ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et – par l'effet en retour – à l'individu lui-même. »