À l’ombre de Bastia
Photos : Bernard Cantié, avec l'aimable autorisation de Polka Galerie.

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Culture

À l’ombre de Bastia

À 50 ans, Bernard Cantié a tout plaqué, quitté Paris et retapé une vieille maison en Haute-Corse pour documenter son île à l’orée du XXIe siècle.

J'ai longtemps cru que les nombreuses louanges dont la Corse fait l'objet de toutes parts, notamment de celles de tous mes amis y ayant séjourné, n'étaient pas complètement méritées. Ça ne pouvait pas être aussi bien, aussi beau, aussi paradisiaque qu'ils le décrivaient. Évidemment, tout ça, c'était avant que je n'y mette les pieds. C'est arrivé plus tard que je ne le croyais, après que mon frère a décroché un job près d'Ajaccio l'an dernier. C'était l'occasion d'en avoir enfin le cœur net, et j'ai passé plusieurs jours à explorer différents coins de l'île à la fin de l'été 2016. Mon verdict ? À votre avis ?

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Si je me suis évidemment extasiée devant l'eau claire de la Méditerranée, le panorama vertigineux et écharpé des calanques de Piana ou la beauté plus rude de l'intérieur de l'île, je ne pouvais décemment pas capter toute l'essence insulaire en seulement quelques centaines de kilomètres goulûment avalés. Heureusement, il y a des gens bien placés pour la retranscrire : des Corses, par exemple. Et même mieux : des photographes corses. L'un d'eux, Bernard Cantié, après avoir longtemps été « en exil », est revenu dans le village de ses ancêtres, Pruno, en Haute-Corse, et, son Leica M6 en bandoulière, sillonnant les ruelles tortueuses, les ports pleins de promesses et de douleur, croisant les vieux attentifs et les enfants espiègles, capture l'âme corse dans ce qu'elle a de plus authentique et fantasmagorique. Repéré par la galerie Polka, il expose actuellement son travail sur Bastia, intitulé Bastiaraiso en hommage au mythique photographe chilien Sergio Larrain. Je me suis attablée quelques instants avec le calme quinquagénaire pour qu'il me raconte son retour au pays, son adaptation à son nouveau mode de vie et son rapport à la photographie.

Bastia, 2003

Creators : Vous avez grandi en Tunisie, vous vous rendiez régulièrement en Corse d'où vous êtes originaire et vous avez décidé de quitter Paris, il y a dix ans, pour vous installer à Pruno. Qu'est-ce qui vous a poussé à « retourner » en Corse ?
Bernard Cantié : À un moment donné, j'ai plus eu envie de racines que de voyages. J'ai eu besoin de me ressourcer à la source. Je menais une vie stressante à Paris dans la communication ; je ne peux pas dire qu'elle était superficielle, mais je passais à côté de l'essentiel. Au bout d'un moment, je me suis dit : « je vais changer de vie ». Mais il faut une motivation pour changer de vie ; moi, c'était écrire et prendre des photos. J'ai réaménagé une vieille maison qui appartient à ma famille depuis cinq cent ans, et je m'y suis progressivement installé avec ma femme.

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Est-ce que ce retour est comme vous l'aviez imaginé ? Y a-t-il une part de fantasme dans l'image que vous aviez ?
C'est ce qui fait un peu le côté grave de ma photographie — on ne sait pas si c'est une photographie sur le réel, s'il est rêvé, s'il a été fantasmé : tout ça se mêle. D'ailleurs, si vous regardez bien, je fais souvent des photos à hauteur de gamin, je suis assis, il y a des gestes, il y a des mains… On ne photographie que ce qu'on a déjà vu, en fait. Ou en tout cas, ce qu'on a déjà en tête. Et c'est un mélange de tout cela : de rêve, de réalité, de transformation, d'imagination, de souvenirs… J'ai essayé de photographier tout ça et ça donne un pays complètement imaginé — réel parce qu'on voit des photos réelles mais c'est un pays imaginé. En tous cas, c'est ma vision que j'ai de la Corse.

Bastia, 2013

Une vision sombre ?
Elle n'est pas sombre, elle est grave. Je préfère le mot « grave », parce que si vous voulez, je crois qu'elle retranscrit bien l'âme corse. Les Corses ne sont pas des gens de rivage, ce sont des montagnards repliés — tout le danger venait de la mer, justement. La Corse a quand même été envahie trois fois, donc tout s'est structuré à l'intérieur des montagnes pour que ce soit difficilement accessible à l'ennemi. Ça crée du caractère, ça. Il y a la promiscuité parce qu'on vit en vase clos et, en même temps, il y a un peu la méfiance de l'étranger. La Corse, c'est un caractère un peu à part dans la Méditerranée ; il y a des choses communes avec les îles voisines, la Sicile ou la Sardaigne par exemple, mais il y a un trauma de l'invasion, donc le Corse se méfie — il est bienveillant quand il a donné sa confiance mais il se méfie quand même.

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Je ne noircis pas le tableau. Mais c'est une société qui s'organise comme ça. Elle n'est pas expansive, elle est plutôt sombre ; les femmes ont porté le noir pendant très longtemps en Corse. J'ai des souvenirs de noir et de blanc : le blanc, c'était les fêtes, et le noir c'était les deuils — [les femmes corses] le portaient continuellement. Voilà d'où vient cette fantasmagorie du noir et blanc.

Bastia, 2011

Comment s'est passé votre retour, d'ailleurs ? Comment avez-vous été accueilli ?
Ils avaient l'habitude de me voir, ce qu'ils n'avaient pas l'habitude, c'était de me voir plus de deux mois, ou en hiver — en haut du village, on est 54/56 en hiver. Si vous restez en hiver dans un petit village, c'est que vous passez « l'épreuve du feu ». Ça constitue une bonne base d'observation. Quand vous rencontrez quelqu'un dans la rue, vous êtes obligé de lui souhaiter bonjour, mais ce n'est pas un bonjour de façade, c'est vraiment bonjour. On se rencontre véritablement, on vit des choses véritables. On ne croise pas quelqu'un par hasard dans la rue. On sait à peu près qui est où à tel moment, etc.

Est-ce qu'il y a eu de la méfiance ? Ils se disaient : « Tiens, Bernard revient… » Un Corse ne peut pas échapper à son retour vers l'île : ça, on le sait, quoiqu'il arrive. Il rentre même les pieds devant — il se fait enterrer en Corse, ou bien il vient mourir en Corse. Le retour n'est pas surprenant en lui-même. Pourquoi maintenant, et pourquoi pour photographier ? Oui, les gens de mon village se sont posé des questions. Et en même temps, ils ont été flattés.

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Bastia, 2012

Et que pensent-ils de votre travail ?
Ils n'ont pas compris au début… Mais ils sentent que c'est pour la mémoire. Je leur dis que, ce bouquin, ce n'est pas pour nous, c'est pour c'est pour les générations à venir. Dans cent ans, ils verront comment on ressentait notre village.

Vous avez d'ailleurs sorti un premier livre, qui documentait votre village : In paese.
Oui. Ce qui lui donne son caractère de vérité et de profondeur, c'est que je suis à l'intérieur — j'ai un pied dehors pour pouvoir photographier, mais j'ai l'autre pied complètement dedans. Je photographie depuis toujours : avant, je photographiais les visages et les situations pour me souvenir, puis je me suis dit que j'allais photographier ma vie et la vie d'un petit village en Corse au début du XXIe siècle.

Bastia, 1999

Qu'est-ce que vous avez appris suite à votre installation et votre documentation ?
Que ce soit Pruno — le petit village — ou ailleurs, l'âme humaine est identique partout. Un petit village d'Inde, du Pakistan ou du Nigéria, il doit y avoir cette âme qui flotte. Et c'est celle-là qui m'intéresse. Alors, j'ai essayé d'universaliser cette âme corse pour enlever « corse ». Voilà la grande leçon que j'ai apprise de tout cela.

Dans une interview au magazine Polka, vous dites prendre « quelques petites photos de ce qui [vous] paraît grand et essentiel. » Qu'est-ce qui vous paraît grand et essentiel ?
Dans tout détail, il y a la vérité — pour reprendre l'expression « Dieu est dans les détails ». Je crois que, dans toute situation, si l'on sait bien regarder, on peut approfondir fondamentalement les choses. Je prends parfois des choses anodines, mais si on s'attarde sur la photo, on peut y découvrir plein de portes d'entrée sur une réflexion plus complexe, et plus sophistiquée que le simple geste visuel qu'on exprime sur le moment. J'espère que les gens retrouvent ça — en tout cas, c'est mon but.

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Bastia, 2001

Pourquoi avoir opté pour ce noir et blanc très contrasté, très granuleux ?
Je ne vois qu'en noir et blanc — pour le moment ! Pourquoi ? Je ne sais pas… Parce que j'ai appris comme ça, probablement, parce que mes influences photographiques étaient en noir et blanc… Dès que je vois une scène, j'arrive à la découper en noir et blanc, et pas en couleurs. Pourquoi grave et contrasté comme ça ? Parce que je suis un photographe de la lumière. Il y a des photographes de plan, moi je suis un photographe de la lumière. Il faut ajouter aussi que je ne vois pas très bien : je suis astigmate et donc, je n'ai pas une précision absolue. Je vois les masses lumineuses, et c'est ça que j'organise.

Vous évoquez vos influences photographiques. Justement, Bastiaraiso est une référence au Valparaiso de Sergio Larrain. Pouvez-vous me parler de votre découverte de ce travail ?
Quand j'étais adolescent, je photographiais déjà comme je photographie maintenant, avec des cadrages un peu décadrés, et je ne savais pas qu'on pouvait faire ça. Je montrais donc très peu mes photos, parce que je me disais que ça n'allait pas plaire… Et quand j'ai découvert Sergio Larrain à la fin des années 70, au début des années 80, je me suis dit : « Oh putain, voilà ! » J'ai découvert qu'on pouvait dire les choses comme ça. J'ai été formé à l'école dure de Cartier-Bresson : il fallait qu'une photo respecte les règles, etc — ça a bousillé des générations de photographes, ça. Et quand j'ai découvert Louis Faurer, Robert Frank, les photographes américains — cette photo décalée, vraie, intimiste —, je me suis dit : « Voilà ! Les mecs disent les choses comme ils les voient. » Ils déstructurent le cadre pour essayer de montrer l'émotion. Il n'y a pas une volonté absolue de vouloir cadrer les choses — une émotion, est-ce que ça se cadre ? Je ne sais pas, mais en tous cas, ne pas en faire un truc esthétique. Et ça, ça m'a libéré.

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Bastia, 2006

C'est de vous ce titre, cette contraction de Bastia et de Valparaiso ?
Oui, c'est un hommage que j'ai voulu rendre au Valparaiso de Sergio Larrain. C'est suite à une discussion avec un copain, qui me voit dans Bastia en train de photographier. Il me demande ce que je fais, je lui dis que je photographie. « Ah bon ? Bastia ? » « Oui, mais Bastia, c'est Valparaiso. » « Ah non, ce n'est pas tout à fait pareil. » « Si, c'est Bastiaraiso. C'est mon Bastiaraiso ! » Qu'on soit à Valparaiso, Bastia, Abou Dhabi, tout ça, c'est pareil. La photo n'est qu'un prétexte à un immense autoportrait qu'on a de soi-même, de sa vision, qu'on livre à partir d'un lieu. Mais le lieu n'est qu'un alibi. D'ailleurs, il y a certaines photos qui pourraient avoir être prises ailleurs qu'à Bastia.

Quelles sont vos autres influences photographiques ?
[Mario] Giacomelli, par exemple — des gens qui sont restés très proches de chez eux, et qui justement, ont essayé d'universaliser leur travail à partir de l'infiniment petit. C'est un peu ce que je fais.

Bastia, 2004

Et comment voyez-vous vos photos ?
Je pense que mes photos sont souvent silencieuses. Je ne sais pas pourquoi. Il y a des photos où on entend du bruit, et moi, elles sont silencieuses. Ce sont des photos qui ne sont pas prises uniquement sur l'instant mais sur un instant qui peut durer longtemps. Il y a une sensation de durée.

Plus que « l'instant décisif » de Cartier-Bresson, ce serait un état de fait ?
Oui, c'est ça ! C'est un instant qui s'étire. C'est dix secondes avant l'instant décisif, et dix secondes après l'instant décisif.

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Bastia, 2007

J'ai beaucoup pensé à la notion de temps quand j'ai regardé vos photos, justement. Vous avez longtemps vécu à Paris, où vous avez dû avoir une vie très intense. J'imagine que votre rapport au temps est complètement différent maintenant.
Bien sûr. C'est flagrant. Quand je reviens à Paris, je vois les gens courir, parler sans rien dire, marcher pour rien… Bon, c'est la modernité aussi — comment échapper à cela ? Il faut absolument qu'on fasse un travail sur nous-mêmes, qu'on ait du temps pour nous-mêmes. Pour pouvoir aimer davantage, soi-même et les autres. Il faut prendre le temps de cela, sinon on se laisse déborder. On m'a demandé un jour : « Quelle est votre définition de la photographie ? Pourquoi photographiez-vous ? » Et ma meilleure réponse serait : « Quand je déclenche, véritablement, je n'ai plus un seul ennemi au monde. »

Vous vous sentez invincible quand vous photographiez ?
Je ne me sens pas invincible, mais je n'ai plus un seul ennemi au monde. C'est un acte volontaire vers l'autre. Et je viens désarmé. Je suis en accord avec tout le monde. Voilà, c'est ma définition de la photographie. C'est pour ça que c'est très lié à ma façon de vivre.

Bastia, 2006

Après ce changement radical de mode de vie, il ne vous arrive pas de vous ennuyer ?
Non. Parce qu'il y a toujours plein de trucs à faire… Des choses que je n'avais pas le temps de faire : je lis beaucoup, j'écris, je réfléchis, je fais de la poésie, je communique avec mes amis ; je photographie, j'organise ma photographie, j'approfondis… Je fais mon jardin, je plante mes tomates, mes oignons… Je vais au ciné-club à Bastia, au théâtre, à la plage quand arrivent les beaux jours, je marche. J'ai quelques responsabilités au village aussi — il faut être disponible pour les autres. Donc, bon, c'est bien rempli.

Finalement, ce retour est presque salvateur ?
Oui, j'ai l'impression de vivre une autre vie. En fait, quand on croit que c'est fini, c'est là que tout commence. Et la photo évolue dans ce sens-là — c'est ça qui est passionnant. Alors, le regard ne diffère pas fondamentalement mais, à l'intérieur, on apprécie les choses différemment. C'est toujours en mouvement. Donc, le travail photographique n'est jamais fini.

Bastia, 2014

Quelle est la suite ?
Le travail fondamental que je fais, c'est ce que j'appelle mon « cadastre poétique ». Ça reprendrait un peu tout ce travail-là — sur une île au début du XXIe siècle. Ce qui va changer, ce qui va rester. Et d'ici deux, trois ans, sortir ce cadastre poétique, pour bien fixer le territoire et le temps — en essayant de photographier ce qui ne va pas bouger. Je suis content de donner aussi aux Corses la possibilité d'avoir une image différente d'eux-mêmes.

OK. Merci Bernard.

Bastiaraiso est exposé à la galerie Polka, à Paris, jusqu'au 29 juillet 2017. C'est aussi un livre, paru aux éditions Contrejour. Pour retrouver le travail de Bernard Cantié, c'est par .

Quand elle n'étudie pas la possibilité d'une île, Marie est sur Twitter.