Comment le streaming a redonné le pouvoir aux artistes et aux auditeurs

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Comment le streaming a redonné le pouvoir aux artistes et aux auditeurs

Dans son livre « Boulevard Du Stream », le journaliste Sophian Fanen revient sur les causes de la « révolution streaming », des choix désastreux de l'industrie à l'échec Hadopi. Nous sommes allés en discuter avec lui.

On a tendance à penser que la musique fait partie de ces choses immatérielles qui se vivent plus qu’elles ne se théorisent Et c’est vrai que l’on se demande parfois à quoi peut bien servir d’analyser le dernier succès de PNL ou de Niska, si ce n’est de se réjouir en constatant que ces mêmes artistes sont bel et bien en train de faire la nique (n’en déplaise à Nagui, Ruquier et les autres) aux grands apôtres de la variété, toujours invités lors des grands raouts télévisés pour ce qu’ils représentaient il y a parfois plusieurs décennies. À la lecture de Boulevard du Stream : du mp3 à Deezer, la musique libérée, on comprend pourtant qu’il peut être utile de s’arrêter un instant et de poser un regard sur nos habitudes d’écoute, et sur ce qu’elles ont provoqué ces dernières années.

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Le livre de Sophian Fanen, finalement, ne parle que de ça : de la façon dont Deezer, Spotify ou le MP3 ont chamboulé le paysage musical, de l’incapacité chronique des autorités (coucou Hadopi) à comprendre les habitudes d’écoute de la population française, de cette obsession des labels à ne vouloir considérer leurs clients que comme de vulgaires consommateurs, quand ils sont au contraire des auditeurs plus malins et indépendants qu’une partie des directeurs artistiques ne veut bien le croire. En lisant Boulevard du Stream et en passant un moment avec son auteur, également journaliste chez Les Jours, on comprend donc une chose, essentielle : à quel point le streaming a réinventé le monde de la musique depuis plus d'une décennie et changé en profondeur la façon dont nous écoutons et produisons des albums. Et qu'importe si cela déplaît à Nagui, Ruquier et les autres.

Sophian Fanen

Noisey : L’idée du bouquin, j’imagine qu’elle résulte d’une longue enquête au préalable ?Sophian Fanen : Pour Les Jours, j’écris sur la façon dont le streaming change notre façon d’écouter, de fabriquer, d’échanger et de consommer de la musique. À force de me pencher sur ce sujet, j’ai ressenti le besoin d’avoir un livre qui me raconte les années qui précèdent cette mutation, un livre qui pose de façon claire les années MP3 ou Hadopi. Malheureusement, ce bouquin-là n’existait pas en France. Aux États-Unis, il y en a quelques uns, mais ils sont assez vieux et ont des thématiques très anglo-saxonnes. C’était donc l’occasion de raconter cette évolution au sein du paysage hexagonal. Il y a dix ans, la France a tout de même lancé le premier service de streaming au monde (Deezer) et a joué un grand rôle dans l’invention du MP3, il y avait donc quelque chose à raconter autour de tout ça. D’autant que l’on a quitté les années de crispation autour du piratage pour entrer dans une nouvelle ère où les maisons de disques respirent un peu et où on en parle avec plus de facilité.

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Ça n’a pas été trop difficile d’enquêter sur les coulisses de ce business ?
Comme je te disais, je ne partais pas de zéro. Enquêter sur cette industrie, c’est mon boulot quotidien, donc j’ai mes sources, je sais à quelle porte frapper et on me connaît dans le secteur. Ça été un gros avantage, même si j’ai été surpris de constater à quel point certaines personnes étaient vraiment contentes de parler, un peu comme si l’histoire était suffisamment vieille pour l’évoquer librement. Malheureusement, il y a aussi pas mal de députés qui ont refusé de parler, notamment des gens de droite comme le député Lionel Tardy ou la ministre Christine Albanel, ce qui est assez décevant quand on sait qu’ils ont joué un rôle là-dedans. C’est comme s’ils n’assumaient pas leur rôle, notamment autour d’Hadopi, qui a vraiment marqué les esprits.

Concernant le piratage, les gens ont plutôt tendance à assumer leurs choix, bons ou mauvais. En revanche, les artistes sont traumatisés par l’époque Hadopi, la plupart de ceux que j’ai contacté ont d’ailleurs préféré zapper. Un musicien très connu a toutefois accepté de me parler de façon anonyme, me confiant que les artistes, notamment ceux issus de la génération CD qui pouvaient se permettre de laisser les questions contractuelles à leur manager, se sont très peu s’intéressé à la question. C’est même arrivé qu’un artiste prenne position pour Hadopi et que des fans viennent lui rendre un de ses disques à la sortir d’un concert…Du coup, ils ont préféré arrêter de parler. Le problème, c’est que les artistes sont entre deux mondes : ce sont des salariés des maisons de disques, mais aussi des musiciens qui font avant tout de la musique pour les gens qui l’écoutent.

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Dans le bouquin, tu mets bien en avant tous les points de vue, mais on peut le dire ici : Hadopi, ça été un échec ?
Oui, c’est une grosse machine, très coûteuse, pour pas grand-chose et qui résume assez bien la position de la France vis-à-vis du téléchargement. Hadopi, ça a quand même été une bataille legistlative absolument dégueulasse. Heureusement qu’il a eu quelques députés de gauche prêts à se battre comme des morts de faim pour que cette loi ne soit pas ce que les labels et le gouvernement de droite voulait en faire. Eux voulaient que ce soit une autorité publique au service des maisons de disques et des cinémas pour qu’il y ait une police qui agisse en leur nom et faire cracher l’internaute, qu’ils considéraient comme un abruti qui ne comprenait pas ce qu’on lui disait. Grâce au travail des députés de gauche, on a transformé cette haute autorité en institution chargée de faire le tampon entre les labels et les internautes qui, on le sait désormais, ne sont pas tous portés sur le téléchargement boulimique. La plupart des internautes sont des auditeurs lambda, mais les labels ont mis du temps à le comprendre. Et ça a joué en leur défaveur, dans le sens où Hadopi a vite perdu ce côté sanction qui lui était propre. Par contre, on a quand même créé ce monstre législatif qui est un peu inopérant. Car oui, Hadopi a envoyé plein de mails préventifs, mais son impact est assez dérisoire. Surtout que Deezer, YouTube ou Megaupload existaient déjà lorsque Hadopi est apparu en 2010.

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Le fait de faire intervenir des internautes entre les chapitres, c’était une façon pour toi de leur laisser la parole, de rétablir un certain équilibre ?
Quand j’ai écrit le bouquin, je voulais que les internautes prennent la parole, mais c’était compliqué de les intégrer. Au début, je trouvais ça bizarre de faire surgir un internaute au milieu d’une page, alors que tu fais intervenir à ses côtés un mec qui a géré plusieurs labels ou qui est directement impliqué dans l’industrie du streaming. Là, le fait de les insérer entre les chapitres, ça permettait de leur donner beaucoup plus de place et de temps afin d’entendre leur parole. Et elle est cruciale : ce que le livre raconte en bonne partie, c’est qu’au cours des vingt dernières années, les auditeurs ont pris la parole et le pouvoir. On est passé de consommateurs de musique qui se contentaient d’acheter des vinyles ou des CD’s, sans que l’on se soucie de ce qu’ils en faisaient ensuite, à des internautes qui participent intrinsèquement à changer le monde de la musique. Aujourd’hui, ce sont clairement les internautes et les auditeurs qui ont provoqué ce changement, l’industrie musicale, elle, ne se pose pas ce genre de question. Il fallait donc rendre hommage à ces auditeurs, extrêmement divers. Certains téléchargent par velléités politiques, d’autres se contentent en revanche d’aller au plus simple et au moins cher, ce qui a toujours été le cas dans l’histoire de la musique. C’est pour ça a été d’une malhonnêteté totale de la part des labels de s’attaquer à ces personnes.

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Dans le livre tu dis d’ailleurs que le peer-to-peer a redonné le pouvoir aux auditeurs…
Et le streaming en donne encore davantage. Si on a aujourd’hui une génération hip-hop qui fait émerger des musiques qui n’auraient pas forcément passer le cap d’une radio dans les 90’s, c’est aussi grâce aux internautes qui sont finalement plus courageux que ce peuvent croire les labels et les radios. Cela dit, on peut voir le phénomène d’une autre manière et se dire que l’on est peut-être entré dans une époque où la musique est en train de se laisser enfermer à nouveau dans des monopoles privés types Spotify ou Apple.

C’est vrai que les études prouvent que les catalogues de ces plateformes sont carrément sous-exploités. Sur Deezer, par exemple, 90 % des écoutes se concentrent sur 2 millions de titres, soit 5 % du catalogue…
Historiquement, c’est assez marrant de noter que le streaming renouvèle des répartitions déjà existantes, que l’on est sur le même rapport de force qu’à l’époque du CD. Dans les années 1990, 80 % des écoutes se concentraient déjà sur 5 % des CD’s existants…

Boris Vedel, directeur du Printemps de Bourges, dit que dans les années 80, les labels se sont mis à vendre des disques plutôt que de la musique. Est-ce qu’il n’est pas là le problème ?
Cette phrase est un très bon résumé, et c’est pour ça qu’elle arrive très tôt dans le bouquin. L’idée, c’était bien évidemment de montrer que certaines personnes poussaient au sein des labels pour investir le champ du web, mais aussi de souligner à quel point le monde de la musique est une industrie qui a tardé à se demander comment les disques étaient écoutés. Pendant des décennies, les labels n’ont avancé que dans une logique commerciale et économique, ont fait du business avant de faire de l’artisanat. Ils se sont complètement laissés emporter par la bulle du CD pendant vingt ans, une période au cours de laquelle n’importe quel disque se vendait beaucoup, rapportait énormément d’argent et ne coutait presque rien à fabriquer. Ils n’ont pas imaginé que ce monde pouvait s’effondrer.

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Dans ton livre, Pascal Nègre pose cette question : « Peut-on plaider l’amour de la musique quand on passe des heures à pirater des milliers de chansons en sachant pertinemment qu’on polie les artistes et les producteurs ? ». Tu répondrais quoi à ça ?
En s’interrogeant ainsi, Pascal Nègre prouve qu’il pense d’abord business avant de penser musique…. Mais on le sait aujourd’hui, Pascal Nègre est un personnage ambigu, un troll qui connaît son métier. En bossant sur ce livre, j’ai toutefois été surpris de constater à quel point il est respecté, tout simplement parce qu’il a protégé les intérêts du monde de la musique pendant des années. Le problème, c’est que les intérêts de ce monde sont purement capitalistes. Or, si on a vision plus socialiste de l’affaire, on se dit que le partage de la musique est une bonne chose, dans le sens où plus on écoute de musiques, plus on a envie d’en écouter et plus on s’investi dans ce monde. Dire au gens que c’est mal de télécharger a donc été une erreur. Ce n’est jamais mal d’écouter de la musique.

Le problème, pour eux, n’était-il pas de constater que monsieur et madame tout-le-monde, qui n’achetait que deux ou trois CDs par an dans les années 1990, n’en achetait plus au cours de la décennie suivante ?
C’est tout à fait ça ! Mais ce que les labels ont oublié dans cette histoire, c’est que ces mêmes personnes ont continué à écouter la radio, à aller en concert et à être attachés à leurs musiciens préférés. Finalement, très peu d’internautes téléchargent sous prétexte que les artistes se gavent et gagnent beaucoup trop d’argent. Ils veulent simplement se faire plaisir, de façon altruiste et courtermiste. Ce qui rejoint ce que je disais tout à l’heure : on a des pratiques d’auditeurs avant d’avoir des pratiques de consommateurs. Et ça, les maisons de disques ont bien été forcées de l’admettre.

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On entend souvent la rumeur comme quoi certains chiffres de ventes ou de streaming, notamment en hip-hop, seraient truqués actuellement. Tu n’abordes pas ce sujet dans le livre, mais as-tu un avis sur la question ?
J’ai un papier qui arrive sur ce sujet dans Les Jours, donc je ne peux pas tout te dire. Ce qui est sûr, c’est que personne ne m’a prouvé que ça existe à un niveau industriel. J’ai déjà prouvé que c’est très facile d’acheter des streams : pour 20 balles, j’en ai eu 5 000, donc oui, de petits artistes utilisent ces outils pour se faire voir et faire décoller un titre ou un album. Mais je n’ai jamais trouvé personne pour me prouver que PNL ou Niska avaient procédé de la même manière. Là, on parle quand même de millions de vues… Cela dit, si on se fie aux chiffres de l’INSEE, il y aurait actuellement 12 millions de 15-30 ans en France. Il suffit qu’il ait ne serait-ce que 10% de ces 12 millions qui écoutent l’album de Niska deux fois par semaine pour arriver à ces chiffres monstrueux. Tout ça pour dire que, les concernant, on n’est pas dans des ordres de grandeur qui n’ont aucun sens. On est même plutôt en phase avec le nombre de jeunes et leur habitude d’écoute, souvent boulimique. Le streaming permet d’ailleurs ce genre d’écoute répétée.

Ce que je trouve intéressant dans ce débat-là, c’est la réaction des majors, qui ont attaqué PNL et Jul, des artistes signés chez Believe, en pointant du doigt d’éventuelles pratiques illégales de la part d’artistes indépendants. Ils préféraient dire que ces artistes et ces labels trichaient plutôt que d’admettre qu’ils avaient compris un truc qu’eux n’avaient pas encore saisi. Or, cette année on a des rumeurs de fraude chez Niska, qui est signé chez Capitol/Universal. Dès lors, soit ils trichent à leur tour, soit ils ont simplement appris à vendre un artiste sur les réseaux sociaux, comme Believe.

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Ce qui est sûr, c’est que Niska ou Jul font partie de ces artistes qui ont parfaitement compris comment composer des morceaux à l’ère des réseaux sociaux, notamment en trouvant systématiquement un gimmick pouvant être repris sur Twitter ou Snapchat.
Le streaming est une exagération de la quête du tube, et transforme donc la façon de produire de la musique. Je vais te donner un exemple : actuellement, on voit plein de titres de deux minutes, une volonté de réduire un morceau à son gimmick, à son hook, un peu comme si les morceaux devenaient une sorte de jingles. Ça ne m’étonnerait donc pas d’avoir des morceaux de 40 secondes d’ici quelques années. Après tout, les nouveaux formats d’écoute ont systématiquement permis de réinventer la façon de produire. Les 33T ont permis l’émergence des disques des Beatles et des albums longs formats. Le CD a créé l’album rap des années 1990, tous ces disques à rallonge, bourrés de featurings parce qu’on avait 74 minutes à disposition. Le CD a également révolutionné la musique classique. Pour la première fois, on pouvait graver la totalité d’une pièce de musique - ce n’est pas pour rien si le premier CD pressé est une pièce de Mozart. Aujourd’hui, ça a encore changé : on se confronte à des albums très très longs, comme ceux de Solange ou Frank Ocean, avec plus de vingt morceaux parfois. Tout simplement parce qu’il n’y a plus de limite de temps et parce que la mécanique du stream fait que plus ton album est long, plus tu augmentes tes chances d’être rapidement disque d’or.

Dans le livre, Stéphane Bourdoiseau du label Wagram dit : « Le grand vainqueur du numérique, c’est l’artiste ». Es-tu d’accord avec ça ?
Alors oui, le 9 novembre 2017 (jour de l’interview), on peut dire ça, mais il faudra peut-être en reparler d’ici quelques mois parce que l’artiste ne gagne jamais bien longtemps dans ce milieu-là. Pour l’instant, on peut même dire qu’il y a trois vainqueurs : la musique, qui est de moins en moins soumise aux dictats occidentaux, l’internaute, davantage auditeur que consommateur aujourd’hui, et l’artiste puisque tous les secteurs du milieu ont été uberisés. Aujourd’hui, il est possible de réaliser soi-même ce que seul un label pouvait faire à l’époque du CD (la fabrication, l’emballage, le transport, la promo) tout en étant visible artistiquement.

En cela, des gars comme PNL, Petit Biscuit ou Hugo TSR sont intéressants, et notamment ce dernier : il a sa fan base, une vraie puissance et, quand il sort un disque, on le voit classé immédiatement dans le Top 10 Spotify. En plus, son disque est distribué par sa propre structure, Chambre Froide. En revanche, l’ensemble du monde de la musique ne lui est pas ouvert : s’il veut un tube en radio un jour, il ne pourra pas le faire lui-même, il aura besoin d’un attaché de presse, d’une structure de distribution, etc. Niska, par exemple, a son propre label, mais c’est bien Capitol qui gère sa diffusion. Ce qui n’en reste pas moins intéressant pour lui : en travaillant ainsi, il conserve 60 à 70% des revenues engendrés par sa musique, alors qu’avant il aurait simplement eu un contrat d’artiste et aurait touché 10 ou 20% des revenus. Le rapport de force a changé. Reste à savoir si ce rapport de force peut être applicable à tous les genres musicaux. Je pense notamment au rock ou à la variété, qui nécessite plus d’orchestration, de matériels de production, etc. Et puis, il faut le dire aussi, tous les artistes ne sont pas des génies du marketing.