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Jacques Lacan et ses camarades de la salle de garde, 1931. Toutes les photos sont publiées avec l’aimable autorisation de Jean-Luc Chassaniol

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Santé

Une histoire accélérée de l'hôpital Sainte-Anne

À l’occasion des 150 ans de l’asile parisien devenu centre hospitalier, on s’est entretenu avec un psychiatre et le directeur de l’établissement.

1er mai 1867, Sainte-Anne accueille son premier patient. À ce jour, les historiens ne connaissent toujours pas la date de sortie de cet homme, qui a probablement fini ses jours au sein de l'établissement. 150 ans ont passé, et l'asile est devenu centre hospitalier. L'histoire de Sainte-Anne raconte l'épopée de la psychiatrie et des neurosciences, et l'évolution du regard que l'on porte sur la folie. Une histoire ponctuée de découvertes, d'innovations, d'espoirs, de collaborations, mais aussi de mythes et de débats parfois virulents. Le lieu a souvent incarné l'enfermement, avec, derrière ses murs, la folie. Aujourd'hui, les blouses blanches se mélangent avec les coureurs qui se perdent dans les allées fleuries, ou les curieux venus admirer la Chapelle et le musée labélisé de l'établissement. À l'occasion des 150 ans, une grande fête était organisée au sein de l'hôpital. L'accordéon crache les premières notes de « Sous le ciel de Paris », et patients et soignants reprennent en cœur la chanson d'Édith Piaf. À la tribune, les discours se succèdent, entre lyrisme empreint des citations du surréaliste André Breton, et hésitations de docteurs intimidés par la foule. Surtout, on parle des soignants, et on leur rend hommage, avec l'exposition 150 ans, 150 métiers, qui, de l'infirmière à l'agent d'accueil en passant par le plombier et l'orthophoniste, met en avant les petites mains de Sainte-Anne. Pour l'heure, c'est avec les grands pontes que j'ai rendez-vous, dans le cadre d'un entretien croisé entre Jean-Luc Chassaniol et le Dr Alain Mercuel. En janvier 2014, le centre hospitalier Sainte-Anne a signé une convention de direction commune avec deux autres établissements : l'établissement public de santé de Maison-Blanche et le groupe public de santé Perray-Vaucluse. Jean-Luc Chassaniol assume la direction générale des trois établissements. Il est aussi directeur du site de Sainte-Anne depuis 2000. Alain Mercuel, lui, travaille à Sainte-Anne en tant que psychiatre depuis 1984 et est président de la CME, la communauté médicale d'établissement. Il dirige une équipe mobile « Psychiatrie – précarité » dont la mission est d'aller vers les personnes en exclusion, en grande précarité et présentant une souffrance psychique. Ensemble, ils reviennent sur l'histoire de l'hôpital, et me parlent de leur volonté commune d'abattre les murs.

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VICE : Pouvez-vous me parler de la création de Sainte-Anne ?
Jean-Luc Chassaniol : Sainte-Anne est officiellement inauguré en 1867, mais à cette époque, le lieu est déjà plusieurs fois centenaire. Sur l'emplacement de l'actuelle prison de la Santé, une première maison de santé de Marguerite de Provence est érigée en faveur des pestiférés, dès le XVIIe siècle. Anne d'Autriche la rachète en 1645, la fait déplacer de quelques centaines de mètres plus au sud, et y installe un hôpital qui prend le nom d'hôpital Sainte-Anne en 1651. Mais, au XVIIIe siècle, ce n'est encore qu'une simple ferme avec quelques lits en cas d'épidémie. Elle est par exemple utilisée pour accueillir les malades atteints du scorbut au printemps 1767. En 1833, Guillaume Ferrus, médecin chef à l'hôpital Bicêtre, décide d'utiliser ces terrains pour y faire travailler les personnes valides provenant des sections d'aliénés de son hôpital. À l'époque, leur prise en charge est loin d'être la priorité du pouvoir impérial, mais Haussmann, que l'on a chargé d'imaginer un nouveau Paris, ne tarde pas à s'en soucier, compte tenu de l'état dans lequel se trouvait le service dédié de la capitale, l'un des plus défectueux du pays. En dépit de la création de nouveaux quartiers d'aliénés dans la division des « fous » à la Salpêtrière (pour les femmes), et à Bicêtre (pour les hommes) dans les années 1820, les demandes d'admission ne peuvent bientôt plus être satisfaites. De nombreuses personnes étaient envoyées en province, loin de leurs familles, et se retrouvaient isolées.
Alain Mercuel : C'est dans ce contexte que la loi sur les aliénés du 30 juin 1838 est promulguée. Son article 10 dispose que « chaque département est tenu d'avoir un établissement public spécialement destiné à recevoir et soigner les aliénés ». Cette loi confie à l'aliéniste un pouvoir d'assignation à résidence ou de maintien en détention, et consacre durablement la professionnalisation de la psychiatrie.

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L'histoire de l'établissement est donc intimement liée à l'histoire de Paris ?
Absolument. À l'époque, cette loi avait été mise en place non pas pour enfermer les gens mais pour éviter au contraire de les éloigner à l'autre bout de la France, en envoyant l'oncle un peu gênant ou la grand-mère démente au loin. C'était déjà en 1838 une démarche de proximité au niveau départemental. À ce moment, on avait tendance à envoyer les gens au vert parce qu'on pensait que ça leur ferait du bien d'être à la campagne. Bien sûr, ce n'était pas la seule raison, il y avait cette idée qu'il fallait protéger la ville, séparer les malades des non-malades. C'est précisément ce qui fait l'originalité de Sainte-Anne : c'est un hôpital dans la ville.

Quelles sont les autres particularités de l'hôpital ?
JLC : Sans hésiter, son couplage psychiatrie-neurosciences. Durant la majeure partie du XX e siècle, la neurologie et la psychiatrie étaient considérées en France comme une seule spécialité, exercée par les neuropsychiatres. La scission entre les deux disciplines a eu lieu en 1968. À Sainte-Anne par contre, les neurologues et les psychiatres travaillent ensemble. Les sciences neurologiques nous aident à mieux comprendre la genèse des troubles mentaux.
AM : C'est ce qui fait notre originalité, nous ne sommes pas un hôpital psychiatrique « pur et dur », si je puis dire, on s'occupe aussi de tout ce qui se passe dans le corps. Le patient est pris en charge dans son intégralité. Les patients psychiatriques décèdent en moyenne dix ans avant les autres. C'est une nécessité de leur apporter des soins de manière globale, si on veut inverser cette tendance.
JLC : Une autre particularité de Sainte-Anne, c'est qu'on a la panoplie complète de toutes les spécialités traitant les diverses pathologies de la santé mentale, jusqu'à la recherche, puisqu'une des premières chaires de recherche universitaire en psychiatrie a été ici. L'hôpital va du soin, à la recherche, au médico-social – c'est-à-dire à la prise en charge de patients à la rue.
AM : Oui, et il n'y a pas de restrictions dans les voies de recherche ou les voies thérapeutiques. Par exemple, il peut y avoir des lacaniens comme il peut y avoir des gens qui font des thérapies comportementales. Toutes les écoles peuvent être retrouvées dans Sainte-Anne, on est plutôt œcuménique. Il y a ici toutes les formes thérapeutiques, même celles qui s'évaporent au fil des décennies, mais nous ne sommes pas fermés. On continue notamment de pratiquer ce qu'on appelait avant les électrochocs.

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N'est-ce pas une pratique controversée ?
Nous avons un bloc opératoire, des anesthésistes, six ou sept personnes autour du patient qui reçoit cette thérapeutique. Cela permet dans certains cas de leur sauver la vie. Une femme enceinte à qui on ne peut pas donner de médicaments et qui veut se trancher la gorge ou ouvrir son ventre, il n'y a pas beaucoup d'autres techniques pour l'aider.

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Une vue haute du centre hospitalier Sainte-Anne

Pourquoi pensez-vous qu'un certain nombre de mythes et d'images assez violentes continuent d'être associés à Sainte-Anne ?
Ce n'est pas seulement Sainte-Anne, c'est tous les hôpitaux psychiatriques. C'est le problème de la stigmatisation de la maladie mentale. Notre combat est de montrer qu'on peut être atteint d'un trouble mental et mener une vie équilibrée si l'on est bien pris en charge. Les usagers de Sainte-Anne nous aident d'ailleurs beaucoup dans ce travail. Nous avons été le premier hôpital à avoir une maison des usagers en psychiatrie, dont nous avons récemment fêté les 10 ans. On travaille avec l'entourage aussi, on fait des thérapies familiales. Aujourd'hui, Sainte-Anne c'est l'ouverture et le décloisonnement. On est passé d'un asile centré sur lui-même, à un hôpital libre, puis un hôpital ouvert. Et maintenant, avec des activités comme la mienne, un hôpital dans la rue.

Quelles ont été les grandes évolutions de la pratique psychiatrique à Sainte-Anne ?
Elles ont accompagné les grandes découvertes faites grâce à la recherche. En 1952 par exemple, Sainte-Anne est le lieu d'un événement majeur, la découverte par Jean Delay et son assistant Pierre Deniker des propriétés du premier neuroleptique, le 4560 RP (Largactil). Les médicaments ont permis de faire sortir les gens d'une vie entière à l'hôpital. Grâce aux traitements neuroleptiques, dont les premiers ont été découverts et administrés à Sainte-Anne, tout a changé. Le « fou » est devenu un malade pris en charge, de moins en moins hospitalisé et pour des durées de plus en plus courtes. Aujourd'hui, plus de 90 % des malades traités au long cours le sont hors les murs. Certains ne fréquentent l'hôpital que lors de consultations pour ajuster leur traitement ou pour des examens complémentaires.
JLC : 10 à 15 ans plus tard, c'est la mise en place du secteur, c'est-à-dire la territorialisation de la prise en charge. L'idée que sur tout le territoire national il existera un lieu où la prise en charge et les soins sont gratuits. Grâce à l'organisation des soins psychiatriques « en secteur », les structures extrahospitalières se sont multipliées : centres médico-psychologiques dans chaque arrondissement de Paris, foyers de post-cure, appartements thérapeutiques, centres d'accueil et de crise ouverts 24/24, hôpitaux de jours, etc.

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Justement, à partir de quel moment passe-t-on de l'asile à l'hôpital ?
Le premier hôpital libre a été ouvert en 1922, avec l'hôpital Henri Rousselle, dans l'enceinte de Sainte-Anne. C'était la première fois qu'on accueillait les gens en service libre au sein d'un asile, qui était fermé.
AM : Cela s'est beaucoup accéléré après la Seconde Guerre mondiale, où l'on a vu ce que donnait la « concentration ». À partir de là, tout a été fait pour sortir des murs.
JLC : Dans la réorganisation de Sainte-Anne, on voulait raser les murs d'enceinte pour montrer l'ouverture à la ville. Ça n'a pas été possible parce qu'on est dans un site classé. Mais Sainte-Anne, ce n'est qu'un passage dans une vie aujourd'hui. C'est comme avoir une maladie chronique. On peut avoir des phases difficiles, mais dès que cette phase sera passée, dans les 15 à 20 jours en général, on retourne chez soi. Les patients qui restaient des mois, voire des années à l'hôpital, ça n'existe plus aujourd'hui. Ils sont soignés chez eux, grâce à la découverte des neuroleptiques, et accueillis à l'hôpital s'il y a un épisode aigu. Cette idée de Sainte-Anne en tant que lieu d'enfermement, c'est derrière nous.
AM : Comme on n'a pas pu raser tous les murs, on a animé pendant des années un cours d'escalade. Au-delà de la blague, ça fait partie des thérapies alternatives proposées à Sainte-Anne où la psychomotricité vient s'ajouter à l'éventail des soins proposant au patient une reprise du pouvoir sur lui-même. C'est un mythe que l'on veut détruire : celui de la maladie mentale dangereuse, et de l'enfermement indispensable.

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« Le fou continue malheureusement de susciter la peur, car contrairement à d'autres maladies, on ne connaît pas encore très bien les causes. C'est aussi dans la tête des gens qu'il faut abattre les murs. »

Cette évolution n'est-elle pas allée trop loin ? On entend désormais régulièrement qu'il n'y a plus de places dans les hôpitaux psychiatriques – avec des malades qui en viennent parfois à se retrouver en prison.
Ce n'est pas parce que l'on souffre d'une maladie mentale qu'on est nécessairement irresponsable, cet aspect reste à l'appréciation du juge. Maintenant, quand l'on est en prison, soit en attendant son procès soit parce que l'on a été condamné, il y a des services de santé qui peuvent prendre en charge les malades. L'hôpital Sainte-Anne aura par exemple à nouveau une consultation au sein de la prison de la Santé qui va rouvrir en 2018.

Quels autres projets défendez-vous pour le futur ?
JLC : Sainte-Anne est l'établissement siège du regroupement de toute la psychiatrie parisienne au sein du Groupement Hospitalier de Territoire (GHT) Paris – psychiatrie & neurosciences. C'est le chantier des dix prochaines années. Comment on prend en charge les patients ?
AM : Sainte-Anne, ce n'est pas seulement des bâtiments. C'est aussi de la recherche, quel que soit le domaine : la dépression, l'anorexie mentale, l'autisme. Qui dit recherche dit aussi détection précoce. Ce qui pose problème actuellement c'est qu'on a un délai important entre le premier symptôme et le premier soin. L'avenir, ça va être de raccourcir ce délai en faisant des recherches dans le domaine neurologique et biologique mais aussi sur les psychothérapies.
JLC : Et la différence avec le passé c'est que tout ça, ça ne sera pas Sainte Anne tout seul. Il reste deux gros établissements aujourd'hui dans la capitale : Sainte-Anne et Maison Blanche. Il s'agit désormais de construire ensemble la prise en charge de la santé mentale de demain à Paris. Cette construction ne doit par ailleurs plus être hospitalo-centré, mais inclure tous les partenaires. La médecine de ville, les mairies, mais aussi par exemple l'éducation nationale, avec un accès à des psys au sein de l'école pour des enfants en souffrance.
AM : J'y reviens, mais on a été freiné dans notre ouverture à la cité par le plan Vigipirate. J'espère que ce sera bientôt derrière nous. Pour moi, l'ouverture c'est la clé. Ça participe à la déstigmatisation. Quand les gens rentrent, ils se rendent compte qu'il n'y a rien de terrible. D'ailleurs, on va bientôt accueillir des services civiques.

Vous espérez qu'à l'avenir on pourra dire « J'ai été hospitalisé à Sainte-Anne » et que ce ne sera plus un problème ?
JLC : Ça serait gagné ! La vraie déstigmatisation c'est quand on en parlera comme on parle d'une autre pathologie. On n'y est pas encore, mais ça avance.
AM : Le fou continue malheureusement de susciter la peur, car contrairement à d'autres maladies, on ne connaît pas encore très bien les causes, d'où l'importance de la recherche. Mais ça avance, on dit plus facilement qu'on est bipolaire, qu'on a des TOCS ou qu'on est phobique, par exemple. C'est aussi dans la tête des gens qu'il faut abattre les murs.

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