Vous ne croiserez Noga Erez en club que si elle y joue
Tonje Thilesen

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Vous ne croiserez Noga Erez en club que si elle y joue

La chanteuse-productrice israélienne revient sur sa jeunesse musicale en Israël, sur ce que signifie pour elle le mot « engagement » et sur son excellentissime premier album « Off The Radar »

Ce n'est pas tous les jours qu'on peut discuter avec une artiste pop débarquée d'Israël. Pas une star de la variété, non, une inconnue du grand public, plus influencée par la mondialisation de l'électro que par une filiation avec le patrimoine musical national. Noga Erez aime, vit et produit sa musique en laissant la notion de frontières dans un carton tout au fond de sa cave. Qu'elle réalise un premier album, Off The Radar, qui parlera à des oreilles au Brésil, à Johannesburg ou à Berlin, demeure déjà un exploit en soi pour une fille qui n'aura que 28 ans fin décembre et compose depuis un patelin à une demi-heure de Tel Aviv. On passera donc sur les comparaisons faciles que lui valent en vrac le simple fait d'être une femme, son choix de chanter et rapper avec un regard azur plus que déterminé et de produire le tout sur des beats électro hip-hop qui feraient la fierté des métallurgistes de Florange.

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Son métissage n'est pas né de l'immigration ou d'un quartier de grande mixité sociale mais d'une ouverture au monde par la culture et internet. Pas d'appel au boycott ni à la révolution, Noga Erez se contente, et c'est déjà pas mal, de chanter selon son arme et conscience, selon sa voix et sa foi en l'humain. Pas question de la boucler face à l'horreur d'un viol filmé et diffusé par un gang sur le net (« Pity ») ou devant les manques des gouvernements à répondre aux besoins de leurs citoyens (« Dance While You Shoot »). D'autres titres comme « Junior » ou « Global Fear » démontrent que la chanteuse ne passera pas éternellement sa vie dans le registre électro-rap où on la case déjà paresseusement. Nora fuit les clubs et les connexions avec la scène techno house (Red Axes, Moscoman et bien d'autres excités) de Tel Aviv pourtant en pleine effervescence mais enquille les concerts depuis qu'elle a signé avec le label indé allemand City Slang. La scène c'est elle, un batteur et basta. Les pantoufles, c'est pour la maison.

Noisey : À quel âge as-tu démarré la musique?
Noga Erez : J'ai commencé à chanter vers 10 ans. Pour ce qui est de composer et écrire des chansons, ça m'est venu plus sur le tard. La pop-music m'a très vite attirée mais en fait, elle faisait partie de ce que j'entendais chez moi, principalement les Beatles et tout ce que tu peux rattacher à cette pop.

Comment s'est faite ton éducation musicale ?
Principalement par les disques qu'il y avait à la maison. Mes parents ne sont pas dans la profession mais la musique restait très importante pour eux. Ma mère chante dans pas mal de chorales. J'ai commencé par prendre des cours de chant classique car c'était les seuls possibles. À l'époque, mes parents achetaient encore des CD. Musicalement, Israël est un pays très ouvert et la plupart des gens possèdent une culture de la musique occidentale peut-être même supérieure à celle de la musique locale. Les disques à la maison étaient un mélange de musiques israélienne, anglaise et américaine. Ça ressemble à ce qu'on trouve chez pas mal d'Israéliens, une culture plutôt ouverte, donc. C'est comme ça que ça a démarré, avant que je m'y mette à fond. J'ai commencé à passer beaucoup de temps chez les disquaires, à chercher, écouter les nouveaux trucs…

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Et dépenser beaucoup…
Oui, tout mon argent de poche y passait. C'était une époque différente car j'avais accès à bien moins de choses, c'était comme ça. Il fallait aller dans un magasin de disques pour découvrir des nouveautés. Quand internet est apparu, j'étais encore jeune mais j'ai grandi avec.

La rencontre avec ton producteur Ori Rousso a été déterminante pour trouver ton style ?
Oui, en fait au départ, c'est lui qui me donnait des cours car je voulais produire ma propre musique. Il m'a appris à utiliser les logiciels de production musicale. Ça a commencé par des cours puis petit à petit, ça s'est transformé en collaboration pour finir par écrire la musique ensemble. Il a donc marqué un grand tournant dans ma vie musicale. Il n'a que deux ans de plus que moi, il est donc encore jeune, mais il travaille aussi avec d'autres comme un artiste israélien très connu dont il a réalisé l'album. Pour d'autres chanteurs aussi. Mais on s'est croisés au moment où nous avions tous les deux envie d'un projet excitant. C'est comme ça que ça a collé.

Ableton a donc changé ta vie ?
Oui, ça m'a rendu dingue. Avant, j'étais du genre techno-phobique. Ori me l'a rendu super accessible. En fait, c'est un outil archi simple à utiliser. J'ai commencé par travailler seule en progressant et en cherchant. Et il a aimé les premières musiques que j'ai amenées à nos cours. On a alors commencé à travailler dessus ensemble.

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On trouve trace de ces premiers titres sur ton album ?
En fait oui, on a commencé à travailler les premiers titres il y a trois ans sans encore penser à un album. On n'avait aucun but précis. On faisait juste des chansons pour mon apprentissage. Et puis on a commencé à avoir d'excellents retours. Sur cet album, il n'y a que nous, du début à la fin. C'est produit et mixé par nous-mêmes. Il n'y a que le mastering que nous avons confié à un spécialiste.

Et c'est l'ordinateur qui a guidé tes titres ?
En fait, je démarre soit par des textes, soit par la musique. Ça a toujours été comme ça, avant même que je me mette à produire de la musique électronique. Je commençais à composer des titres au piano avec des textes et une mélodie, vraiment à l'ancienne. Puis je me suis mise à démarrer par des textes, genre à marcher dans les rues et des mots venaient. Maintenant, l'ordinateur a pris tellement de place que souvent je m'assois, je créé des beats et j'essaie d'inventer un nouveau truc.

Et tu arrives au son que tu veux ou tes morceaux sont le fruit de recherches ?
C'est le résultat d'expérimentations. J'essaie en permanence, je tente des nouvelles choses… Je peux avoir un son en tête et essayer de le produire mais généralement, ça ne se passe pas comme ça. Tu peux y arriver quand tu es un ingénieur du son vraiment expérimenté. Je suis tellement jeune en la matière que c'est généralement la machine qui m'embarque là où je n'aurais jamais imaginé mais où je suis très heureuse d'aller.

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Tu penses que c'est ce qui te permet de sonner de façon aussi universelle ?
C'est vrai que mes principales influences s'inspirent de musiques qui viennent d'ailleurs qu'Israël, c'est pour ça que ma musique reste distincte de mes propres racines. Mais j'ai l'impression que mon prochain projet s'en rapprochera beaucoup plus. Tout d'abord parce que ça m'intéresse du point de vue du son. J'ai fait pas mal de recherches et ça me semble le moyen d'atteindre une unité en tant qu'artiste, car mes origines restent une partie importante de ce que je suis. Il suffit d'étudier une partition, de comprendre l'ordre des notes, pour se rapprocher de ces sons.

Tu ne peux éviter des comparaisons avec d'autres chanteuses électro comme M.I.A. ou FKA Twigs qui sont d'ailleurs citées dans ta bio, elles t'inspirent aussi ?
Oui clairement mais une tonne d'autres artistes m'inspirent. C'est facile de me comparer à elles car nous sommes des filles, solo, un peu « girl-powerish »… Mais j'ai bien étudié leur travail à toutes les deux et leur musique me parle clairement.

J'imagine que tu ne peux pas non plus échapper au contexte social et politique de ton pays ?
C'est vrai que je n'ai jamais connu autre chose que la situation tendue de mon pays et c'est une situation à laquelle tu ne peux t'habituer. Quelque chose en nous en tant qu'êtres humains fait que nous sentons quand quelque chose de grave se passe, et peu importe d'où tu viens. Vivre en Israël, dans ce climat politique, a eu une grosse influence sur moi en tant qu'humain et en tant qu'artiste. Je ne peux l'éviter comme je ne peux éviter d'en parler. Le fait que je devienne de plus en plus proche de gens en Europe, c'est malheureux mais ça me donne le sentiment de mieux être comprise même si je ne souhaite évidemment à personne de vivre ça. Ça donne l'impression d'être embarqués sur le même bateau.

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À cela s'ajoute le fait d'être une femme. Comment ressens-tu l'égalité homme femme en Israël ?
Il y a encore beaucoup de travail. Ce qui rend les choses encore plus difficiles, c'est que nous sommes égaux sur le papier mais pas dans les faits. Cela ne fait que ralentir le process finalement.

Et en tant que musicienne ?
C'est marrant, je n'ai jamais ressenti de ne pas être l'égale d'un mec en tant que musicienne car j'ai été élevée dans une éducation très libérale. Le message était très clair : tout ce que tu veux, tu peux l'obtenir. Mais effectivement, parfois je sens bien que je suis traitée comme si je n'avais pas les connaissances, en particulier quand ça porte sur la technique. Je vais dire « hum, je pense que ça et ça ne vont pas ensemble » et personne ne va m'écouter. Et puis Ori arrive, dit la même chose, et on le traite différemment.

Ça te motive pour tes textes ?
Je ne suis pas spécialement une artiste féministe. Mais la colère est une source de motivation pour moi côté créativité. Quelque chose en moi veut prouver que je peux y arriver. Je veux prouver que je suis indépendante, que je peux contrôler ma carrière sans l'aide d'un homme.

Cette colère s'exprime aussi sur ton single « Pity ».
Ce morceau traite de la violence sexuelle, c'est un problème énorme, partout. Ça devient dingue car tout peut être documenté. Et on a des viols qui sont désormais filmés. J'ai fait des recherches et c'est devenu fréquent par exemple dans les lycées américains. Ce problème est lié à l'inégalité hommes femmes mais il doit être réglé différemment. Chacun de ces problèmes doit être résolu avec ses propres solutions. Peut-être en commençant par s'attaquer au problème de la violence sexuelle domestique qui est plus courante que ce qu'on croit.

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Un artiste se doit-il d'être engagé ?
J'ai l'impression qu'il y a un véritable éveil des consciences depuis quelques années, y compris chez les pop stars, comme Beyoncé avec son album Lemonade. Tout devient partout si dingue et si extrême qu'il faut apporter des réponses. Mais à moins d'être extrêmement connus, la plupart des artistes sont avant tout préoccupés par leur propre existence car c'est devenu tellement dur de vivre de la musique. Il faut se montrer poli et faire en sorte de donner du plaisir au public. À mon avis, si la situation globale continue de se dégrader, on assistera de plus en plus à un réveil des artistes même si je continue de penser qu'un artiste doit avant tout être un artiste. S'il veut être activiste, c'est cool mais c'est un rôle différent et ce n'est pas ce qu'on attend de lui.

« Dance While You Shoot » marque aussi une vraie prise de position de ta part.
Je fais ma musique depuis un endroit plutôt replié sur lui-même. Comme je le disais, je ne me sens pas activiste, je ne fais pas de la musique dans le but d'influencer qui que ce soit mais pour exprimer ma réalité, pour entamer une discussion avec moi-même aussi. « Dance While You Shoot » est donc un bon exemple car je l'ai composée dans une période de stress du fait d'un moment où ça allait mal en Israël. J'avais l'impression que tout se fermait devant moi. Il me fallait donc réagir à travers la musique, c'est ce que j'ai fait.

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Pour quelle raison sa vidéo a-t-elle été tournée en Ukraine ?
D'abord pour des raisons techniques car le réalisateur est londonien et je vis à Tel Aviv. Et économiques car tourner en Ukraine revient bien moins cher que n'importe où ailleurs. À Kiev, il y a beaucoup de bâtiments de ce genre, abandonnés ou qui ne sont jamais terminés. Aussi, c'est un pays qui porte un lourd passé historique et politique. Quand on a commencé à parler de l'Ukraine, j'ai demandé à la société de production si tout le monde serait correctement payé afin que les économies ne se fassent pas au détriment des gens qui travailleraient.

Avec Red Axes ou Moscoman, la scène électro fait briller Tel Aviv. As-tu des relations avec elle ?
Je ne pourrais pas ne pas les connaitre même si je ne les connais pas personnellement. Nous sommes tous amis sur Facebook, c'est le petit cercle de la scène de Tel Aviv. Je m'intéresse à ce qu'ils font comme je m'intéresse à tout ce qui se fait. Mais je me sens comme un outsider en un sens, parce que je vis en dehors de Tel Aviv et que quand j'ai fini ma journée, je rentre chez moi et ne sors pas. Je ne suis pas solitaire au sens où j'ai un partenaire et de très bons amis mais je ne suis pas du genre à aimer les grands rassemblements. J'aime les relations de personne à personne.

C'est pour ça que tu t'es éloignée de cette ville ?
Oui, je vis dans un village à environ 30 minutes. J'ai vécu à Tel Aviv pendant six ans mais j'en avais marre, j'avais envie de me séparer de cette communauté qui vit de façon intense. J'en étais à un point où je ne pouvais me balader sans devoir saluer tous les gens que je connaissais. La ville est si petite, tout le monde finit par se connaitre. On dirait un grand lycée en termes d'atmosphère ! Je me suis dit que ce n'était pas mon truc toutes ces petites discussions, qu'i fallait que je m'éloigne de tout ça. Ça m'a aidé sur pas mal de plans, y compris créatif, ça m'a donné de l'air.

Quand tu vis à Tel Aviv, tu ne peux pas t'empêcher de sortir car il se passe tout le temps des choses incroyables et intéressantes. Il n'y a pas tant de clubs mais quand tu rapportes leur nombre à la taille de la ville, c'est assez incroyable, ça fait beaucoup. Et puis j'adore danser mais je n'ai jamais aimé aller en club. Ça ne me dérange pas d'être en club tant que je suis sur scène. Et puis Tel Aviv est devenu très chère, les prix sont proches de ceux de Paris.

Tu fais donc de la musique destinée à un endroit où tu n'aimes pas aller !
Tu soulèves un point intéressant. Mais Tel Aviv est tellement différente des autres villes dans le monde : si tu vas à une fête, tu y vas et tu y restes jusqu'à ce que tu aies mal aux pieds. J'ai donné un show au printemps à Londres et le DJ Rival Consoles jouait après moi. Il faisait donc son truc de DJ, passait des choses assez festives, et plutôt que danser, les gens le regardaient, discutaient. C'est horrible, et c'est quelque chose que je ne vois pas souvent à Tel Aviv.

Off The Radar est disponible sur City Slang.

Noga Erez sera le 6 juillet aux Eurockéennes de Belfort. Pascal Bertin est sur Twitter.