Comment "Silicon Valley" saisit parfaitement l'absurdité de la Silicon Valley
Image du générique de Silicon Valley

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Comment "Silicon Valley" saisit parfaitement l'absurdité de la Silicon Valley

Silicon Valley saison 3 : quand Google se ramasse tellement qu'on en rigole encore sept ans plus tard.

Diffusée sur HBO, juste après chaque épisode de Game of Thrones, Silicon Valley s'est imposée en trois saisons comme l'une des meilleures séries comiques du moment. Si elle le doit évidemment à sa qualité d'écriture et au talent de ses acteurs, sa force principale tient dans l'acuité et la férocité de son regard sur les us et coutumes de la Silicon Valley.

Créée par Mike Judge (Idiocracy, Office Space) et ses collaborateurs habituels, John Altschuler et Dave Krinsky, la série bénéficie autant des talents d'Alec Berg, ancien auteur pour Seinfeld, que de l'expérience de Mike Judge et d'autres auteurs ayant eux-mêmes bossé au sein de la Silicon Valley – Dan Lyons, auteur de la série et ancien journaliste pour Forbes et Newsweek a d'ailleurs écrit Disrupted, un livre consacré à son expérience dans une start-up. Ainsi, la série ne se contente pas de mettre en scène la lente et laborieuse ascension de Richard Hendricks et de sa start-up Pied Piper. Au fil des épisodes, elle en profite pour épingler la philanthropie hypocrite des dirigeants de la Valley qui prétendent « vouloir rendre le monde meilleur » et le jeunisme ambiant qui pousse les entreprises à recruter n'importe quel ado immature un peu plus doué que la moyenne. La série s'attarde également sur l'incompétence des cadres et des managers à concevoir des stratégies cohérentes pour leur entreprise, et sur la culture de l'argent qui pousse les médecins à concevoir des applications pour mobile dans l'espoir de devenir millionnaires. Mais il aura fallu attendre la troisième saison pour que les scénaristes s'attaquent frontalement à ce qui est censé faire la gloire et la richesse de la Silicon Valley : la technologie.

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Les cinq variantes de la couverture du magazine Wired d'avril 2016 consacrée à Silicon Valley.

Après tout, on peut toujours prétendre que les errances sociologiques et idéologiques qui animent la Silicon Valley sont le prix à payer quand il s'agit de créer des produits aussi massivement adoptés que Google, Facebook, Snapchat ou Twitter. À partir de là, il est facile de voir en elle une sorte d'incubateur néo-positiviste d'où sortent régulièrement des technologies révolutionnaires dont le public n'a plus qu'à s'emparer.

C'est justement cette hypothèse à laquelle s'attaque la saison 3 de Silicon Valley. Alors que les deux premières saisons étaient essentiellement consacrées à la création et au financement de Pied Piper, la troisième s'intéresse enfin au développement d'un produit commercialisable. Au cours de la saison, Richard Hendricks hésite entre différents business models. Il subit les pressions des financiers de son entreprise. Il est confronté aux exigences de ses développeurs. Au final, à l'issue d'un entrelacs narratif dont la série s'est fait une spécialité, il a le champ libre pour développer une application mobile technologiquement révolutionnaire.

Après une phase de bêta-test durant laquelle son application ne reçoit quasiment que des éloges, il la met à disposition du public… et s'aperçoit bien vite que dans leur immense majorité, les personnes qui ont téléchargé l'application ne l'utilisent pas. Elle leur semble déroutante, contre-intuitive, voire incompréhensible. Richard réalise alors que les retours positifs venaient exclusivement d'autres ingénieurs et développeurs qui saluaient là une prouesse technologique, sans se soucier pour autant de l'ergonomie ou de la simplicité d'utilisation du système.

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Au travers de cette situation, les auteurs de la série pointent non seulement l'aveuglement de leurs propres personnages, mais aussi une tendance profonde de la Silicon Valley qui ne concerne pas uniquement les start-up inexpérimentées. Cette négligence doublée d'aveuglement, on la retrouve aussi dans des produits proposés par des sociétés a priori habituées à répondre aux besoins de leurs utilisateurs.

Le lancement de Google Wave en mai 2009 représente assez bien la logique de ce genre d'échec. Conçu par les frères Lars et Jens Rasmussen, également à l'origine de Google Maps, Google Wave avait été décrit par Lars comme « ce à quoi ressemblerait l'email s'il était inventé aujourd'hui. » Le fait que l'email soit toujours aussi populaire alors que Google Wave n'est plus en ligne depuis mai 2012 rend la citation plutôt cocasse a posteriori.

Lars et Jens Rasmussen (Crédits : Michael Amendolia)

Ce naufrage était pourtant annoncé dans les semaines qui ont suivi la mise à disposition du produit. Après l'habituelle période de hype où chacun essayait de récupérer une invitation pour tester le dernier-né de Google, puis les retours élogieux de quelques gourous des nouvelles technologies (voir par exemple l'article de Tim O'Reilly), Google Wave a laissé ses utilisateurs circonspects très rapidement. Du côté de la communauté des développeurs et des technophiles, tout le monde s'extasiait devant les fonctionnalités novatrices tirant parti des capacités d'un HTML5 encore en cours de développement. Néanmoins, Google Wave s'est rapidement avéré difficile à utiliser. En outre, les utilisateurs pouvaient créer des fils de discussion appelés waves. Ces waves contenaient d'autres fils de discussion désignés sous le nom de wavelet, sachant que chaque wavelet pouvait être créé indépendamment d'une wave. Les messages (ou blips) postés pendant la discussion pouvaient enfin être édités par n'importe quel participant, tandis que les modifications s'affichaient en temps réel pendant que l'utilisateur était en train d'écrire.

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Ces nouvelles fonctionnalités dont les développeurs du projet se faisaient une fierté se sont finalement révélées comme le principal handicap de Google Wave. Devant cette immense liberté et ce dispositif de contrôle quasi intégral de leurs discussions, les utilisateurs se sont vite demandés quelle était la « bonne » façon d'utiliser Google Wave. On a alors vu apparaître des articles pour guider les utilisateurs, voire des livres entiers. Contrairement à l'utilisation intuitive des e-mails, dont le fonctionnement est similaire à celui d'un courrier physique, l'usage de Google Wave ne présentait aucun équivalent physique auquel le public puisse se raccrocher.

En affirmant que Google Wave était « ce à quoi ressemblerait l'email s'il était inventé aujourd'hui, » on comprend que Lars Rasmussen valorisait l'utilisation des dernières technologies disponibles. Mais la phrase révèle à quel point les concepteurs de Google Wave, fascinés par les possibilités de la technologie, n'ont pas compris ce qui a véritablement fait le succès de l'e-mail… à commencer par des limites techniques et des termes (destinataire, copie carbone, copie carbone invisible) qui garantissent une compréhension et un usage instinctifs par le public.

Dans Silicon Valley, les détails de l'application conçue par Pied Piper demeurent relativement vagues. Cela permet de produire une forme de vérisimilitude en prétendant que l'application est techniquement révolutionnaire sans mentionner de fonctionnalités spécifiques qui apparaîtraient comme techniquement aberrantes. Dans le même temps, ce même flou autour du fonctionnement de l'application permet aux spectateurs de mieux appréhender l'incompréhension dont font preuve les utilisateurs dans la série.

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On comprend vaguement que l'application de Pied Piper fonctionne grâce à une forme de stockage dans le cloud, comme Dropbox, à laquelle viendraient se rajouter des fonctionnalités basées sur des réseaux de neurones et des protocoles pair-à-pair. Pied Piper apparaît comme l'équivalent fictif de Dropbox, à la manière de Google Wave vis-à-vis de l'e-mail : une amélioration technologiquement avancée mais complètement déconnectée des attentes du grand public.

Il convient de mesurer la pertinence de Silicon Valley pour mettre en scène ce genre de situation. Google Wave représente certes l'exemple le plus marquant d'un produit techniquement réussi et fonctionnellement raté… uniquement parce que très peu de produits inaboutis trouvent le même retentissement médiatique qu'une nouveauté Google. Pourtant, à plus petite échelle, ce genre d'échec est loin de constituer une exception. Si l'on s'intéresse au fonctionnement de la Silicon Valley, on s'aperçoit même que, pour reprendre une expression bien connue des développeurs, « it's not a bug, it's a feature. »

La Silicon Valley s'enorgueillit tellement de son excellence technologique que ce genre de situation est inévitable. Des événements comme les hackathons où des dizaines, voire des centaines de développeurs se réunissent pour travailler côte à côte sur un projet pendant plusieurs jours sont également des symptômes de cette tendance à faire passer la performance technologique avant la question de la finalité du produit. Parce qu'ils évoluent dans un milieu où les aptitudes technologiques sont un facteur de distinction sociale, les développeurs de la Silicon Valley ont naturellement tendance à éluder l'aspect fonctionnel du produit pour se concentrer sur la partie du travail qui leur permet de se distinguer de leurs pairs… en bref, relire Bourdieu.

On se retrouve donc dans une situation paradoxale où l'industrie est fascinée par l'optimisation, de nature technologique ou même personnelle, tout en imposant un business model où des start-ups et des projets naissent autour de technologies dont la finalité n'est pas définie. Dès lors, la Silicon Valley apparaît comme un milieu où des ingénieurs mettent à disposition des technologies en espérant que le public leur trouvera de lui-même une utilisation concrète.

On mesure alors à quel point le mantra philanthrope de la série Silicon Valley, « rendre le monde meilleur, » retranscrit parfaitement les illusions dont se berce la vraie Silicon Valley : comment pourrait-elle rendre le monde meilleur quand elle ne sait pas comment seront utilisés les logiciels qu'elle produit ? D'où la nécessité de s'interroger sur les conséquences réelles de l'innovation pour n'innovation. À ce titre, on ne saurait trop conseiller la lecture des livres et articles d'Evgeny Morozov, dont une petite citation suffira à donner un aperçu de son avis sur la question : « Les technologies intelligentes ne sont pas seulement disruptives, elles peuvent aussi préserver le statu quo. Révolutionnaires en théories, elles sont souvent réactionnaires en pratique. » C'est certes moins drôle que Silicon Valley, mais ça permettra sans doute de patienter en attendant la quatrième saison !

Capture d'écran du site piedpiper.com