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J'ai joué à "Firewatch" en mode free roam, et c'était parfait

Les jeux en "free roam" sont une révolution, et une révolution magnifique.
Giulia Trincardi
Milan, IT

Il y a peu, j'ai (enfin) joué à Firewatch, un jeu d'aventure à la première personne dont l'action se déroule dans les forêts du Wyoming dans les années 80. Le jeu est sorti au début de l'année, mais la semaine dernière, l'éditeur du jeu, Campo Santo, a enfin permis aux joueurs de jouer en mode free roam : une fois terminée l'histoire du garde forestier Henry, le joueur peut retourner dans le monde de Firewatch et s'y promener librement.

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Le jeu en lui-même laisse déjà une certaine liberté de mouvement au joueur : il n'y a pas de missions à réaliser à un moment précis, et il est possible de s'aventurer sur des sentiers battus pour y explorer des histoires secondaires (lettres, livres ou objets divers : chaque détail apporte quelque chose à la narration). Autrement dit, il est techniquement possible de prendre le temps d'explorer tranquillement les forêts de Firewatch pendant qu'on y joue mais, à un certain moment, l'histoire vous force plus ou moins à révéler son mystère, à finir le jeu et à quitter ses forêts "pour toujours".

Une fois qu'on a fini un jeu, la seule façon de retourner dans son univers, c'est de commencer une nouvelle partie. Pour les jeux les plus linéaires, comme Firewatch, cela revient un peu à relire un livre : certes, vous pouvez prendre quelques décisions différentes et profiter de l'expérience du jeu une deuxième fois, mais d'une manière ou d'une autre vous finirez toujours par vous retrouver au même point et finir à nouveau la même histoire. Et comme dans un livre, il est généralement impossible de l'ouvrir pour simplement se promener dans les mêmes paysages que les protagonistes.

Toutes images : screenshots de l'auteur.

Le fait que ceux qui produisent des jeux comme Firewatch offrent la possibilité aux joueurs de se promener à nouveau dans l'univers du jeu juste pour le plaisir illustre la façon dont évolue notre perception de la valeur des mondes virtuels : autrefois simples cadres destinés à accueillir des mécanismes et des objectifs linéaires, ils sont devenus des objets de plaisir à part entière.

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Pour mieux comprendre cela, il faut faire un pas en arrière et parler aussi bien de la définition même du jeu que de ses origines et de son évolution.

C'EST QUOI, UN JEU VIDÉO ?

Définir le terme de "jeu vidéo" est l'un des problèmes les plus anciens des game studies : pour l'heure, il n'existe pas de définition unanime et incontestable du jeu vidéo au sein du monde universitaire, en dépit des innombrables chercheurs qui se sont consacrés à cette périlleuse entreprise. Il faut dire que nous regroupons sous ce terme des objets extrêmement divers : un e-sport et un simulateur de marche, un jeu d'arcade ou un puzzle.

Si l'on excepte le fait que ce sont des activités que nous effectuons pour nous divertir (et encore, n'oublions pas que les jeux sont un métier pour certains), ou qu'ils impliquent d'utiliser des hardwares et des softwares, il est difficile de saisir ce qui les unit. Au final, on s'aperçoit rapidement que toutes les définitions auxquelles nous pourrions parvenir résistent mal à l'examen concret de ce que nous appelons parfois "jeux vidéo", et à la comparaison.

Pas la peine de se torturer pour trouver une définition unique - c'est sans doute une mission pour les philosophes, et encore -, comme le souligne "The Definition of Game". Mais il est intéressant de se demander ce que signifie cette difficulté : le terme "jeu vidéo" est un immense parapluie sous lequel nous avons rangé à peu près tout et n'importe quoi, et sa fragilité devient manifeste à mesure que nous repoussons les limites du genre.

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LES JEUX RÉINVENTENT DES MÉDIAS ANTÉRIEURS

Cette mutation concerne, disions-nous, la valeur que nous donnons à un monde virtuel, et au temps que nous y passons - qui peut être de deux types, jusqu'ici : un temps d'exploration, forcément lent, et un autre qui est contraint par la progression parfois forcée dans le jeu.

Dans leur livre Remediation - Understanding New Media, écrit à la fin des années 90, les auteurs David Bolter et Richard Grusin énoncent une théorie selon laquelle les jeux vidéo, comme tous les moyens de communication, naissent comme re-médiation des médias précédents. Le cinéma des origines empruntait (et transformait) des structures et des contenus du théâtre ; de la même manière, les jeux vidéo, selon les auteurs, se sont modelés à partir de médias plus anciens : d'un côté la télévision, de l'autre la littérature et le cinéma.

En ce sens, selon Bolter et Grusin, il est possible de diviser les jeux vidéo en deux branches principales, selon la manière dont le joueur utilise le temps qu'il passe à l'intérieur du jeu : une branche plus "télévisuelle", et une autre plus "littéraire".

La télévision - en particulier celle des années 90 - est un média extrêmement linéaire : pour en profiter, nous devons accepter d'être soumis à son flux unilatéral. Les premiers jeux sortis sur console transforment littéralement et physiquement la télévision (son écran), en lui donnait une nouvelle fonction, mais en en conservant quelques traits distinctifs, écrivent les auteurs, car, "comme la télévision, ces jeux fonctionnent en temps réel : soit le joueur doit tenter de 'battre le chrono', soit il doit surmonter d'autres types de limitations, comme un manque de munitions, qui déterminent le rythme du jeu" ; et il n'y a qu'une seule direction à suivre pour pouvoir découvrir le reste du jeu. Si vous jouez au premier Resident Evil, par exemple, vous ne pourrez pas accéder à la suite du jeu tant que vous n'aurez pas vaincu le boss de la zone où vous vous trouvez.

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Par ailleurs, soulignent les auteurs, à l'instar de la télévision, ces premiers jeux - Space Invaders et Doom, par exemple - se basent sur une dynamique de surveillance, dans laquelle le joueur doit "éliminer" la menace qui pèse sur le statu quo dans l'univers du jeu.

L'autre genre de jeux vidéo analysé par Bolter et Grusin est le jeu sur ordinateur, comme les premières aventures graphiques et les premiers jeux de rôle. Il est facile d'identifier les illustres ancêtres de ces genres de jeux : on peut remonter aussi bien à la littérature de science-fiction qu'aux premiers livres dont vous êtes le héros ou aux jeux de rôles sur table façon Donjons & Dragons. L'exemple de re-médiation le plus consistant, selon les auteurs, nous est donné par le jeu Myst, dont toute la trame tourne autour de la "destruction" allégorique d'un livre, ce qui n'est pas anodin. Mais l'aspect le plus notable de Myst - et de jeux plus récents comme Firewatch - c'est la liberté qu'il laisse au joueur pour explorer l'univers du jeu sans ponctuer l'expérience de menaces immédiates qui viennent en dicter le rythme : pas de hordes de zombies à éliminer pour passer à l'étape suivante dans Myst, pas d'ennemis qui viennent attirer sans cesse l'attention du joueur pour l'amener vers la résolution mécanique et inévitable d'un conflit ; l'élément perturbateur du statu quo, c'est le joueur lui-même, qui n'est pas incité à surveiller un monde mais à en résoudre le mystère et, ce faisant, à en admirer les paysages. Myst est sans doute ce qui se rapprochait le plus, dans les années 90, de l'idée de free roaming qui nous est proposée aujourd'hui.

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CES JEUX OÙ IL NE SE PASSE RIEN

Évidemment, les jeux vidéo ont énormément évolué par rapport au panorama qu'avaient sous les yeux Bolter et Grusin lorsqu'ils écrivaient Remediation ; les genres et les plateformes se sont mélangés, et il est aujourd'hui possible de jouer à un jeu d'aventure très lent sur PlayStation, et de jouer à un jeu de plateformes sur ordinateur.

Ce n'est pas tout : les genres eux-mêmes se sont mélangés, dans une sorte de "crise existentielle" cathartique, et les créateurs comme les joueurs cherchent désormais à explorer les limites physiques et théoriques du jeu vidéo. Jeux éducatifs, jeux politiques, jeux qui abordent des thématiques sociales et médicales : nous sommes assez loin des débuts dont parlent Bolter et Gursin, mais on peut cependant retrouver leurs théories dans la manière dont on conçoit aujourd'hui les mondes virtuels : comme des univers à explorer, et non plus seulement comme de simples toiles de fond pour des actions pré-scriptées.

Même les jeux "violents", que les auteurs associaient à la télévision, cherchent aujourd'hui à offrir une expérience immersive, en détachant souvent les actions du joueur d'une mise en scène "rigide" (l'exemple parfait étant là encore le premier Resident Evil). Certes, c'est en bonne partie grâce à la technologie sans précédent dont nous disposons, mais il est intéressant de remarque comment aujourd'hui les jeux vidéo, en plus d'une histoire et de missions à compléter, veulent offrir au joueur un monde qu'il vaut la peine d'explorer, où l'on aurait presque envie d'"aller en vacances". Pensez donc au controversé No Man's Sky : un univers entier qui n'offre pas grand-chose d'autre à faire que de se perdre dans ses merveilles.

Si nous voulions agacer les romantiques, nous pourrions parler d'une sorte de redécouverte du sublime, cette sensation d'extase face à l'immensité de la Création, qui dans certains cas "dépasse la réalité", comme on a pu le dire de Dear Esther, un jeu qui peine à rentrer dans la définition la plus pratique du terme "jeu". Dear Esther se range dans le genre des "non-jeux" où le joueur n'a rien à faire, si ce n'est se laisser happer dans un monde fictif. Parfois, les mondes de pixels deviennent réels car ils nous font ressentir des émotions spécifiques, que l'on peut explorer à loisir avec une grande liberté.

Quand j'ai fini de jouer à Firewatch, j'étais éprouvée psychologiquement. Le jeu possède une mise en scène délicate et étudiée au détail près pour faire vivre au joueur une expérience à travers les yeux du protagoniste, sans le priver d'une certaine interactivité. Les bois de Firewatch et les incendies qui y font rage sont une métaphore poignante du drame personnel que vit Henry et, arrivée à un certain point dans le jeu, la nécessité de me sortir de cette situation, de la résoudre une bonne fois pour toutes, m'a poussée à ignorer certaines parties de la map, et à m'extraire de la paranoïa dans laquelle m'avaient plongée les événements du jeu. Mais le monde de Firewatch est un paradis que j'ai gâché trop vite ; avoir l'occasion d'y retourner pour l'explorer librement signifie qu'il continue à exister en dehors de l'histoire qu'on m'y a racontée, et donc qu'il est encore plus réel.