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Le gouvernement américain a publié un guide des drogues dans la science-fiction

En 1974, l’Institut National de Lutte contre la Toxicomanie américain a engagé l’écrivain Robert Silverberg pour enquêter sur les drogues fictives susceptibles d'encourager les lecteurs de SF à consommer des stupéfiants.

La couverture des Research Issues, Volume 9: Drug Themes in Science Fiction du NIDA

Les années 70 nous semblent désormais extrêmement lointaines : Star Wars n'avait pas encore de préquelles, la première station spatiale américaine venait à peine d'être lancée, et le gouvernement était encore en train d'essayer de comprendre les bouleversements advenus dans les années 60. Le gouvernement américain, en particulier, était préoccupé par la consommation de drogues, un phénomène qui prenait toujours plus d'importance. La nouvelle agence de santé publique américaine a donc entrepris de réunir une série de rapports sur les drogues, en confrontant des approches extrêmement disparates. Par exemple, elle s'est intéressée à l'usage de drogues dans le contexte sexuel, ou aux drogues dans la fiction.

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« Les drogues dans la science-fiction » a été écrit par Robert Silverberg, un auteur prolifique du genre, en 1974. Il s'agit d'une enquête méthodique sur les types et la fonction des drogues imaginaires décrites dans 75 romans et nouvelles américains. C'est un document fascinant, représentatif de son époque à de nombreux égards.

Les mouvements de contre-culture américains ont popularisé la consommation de drogues, même si selon Gallup, seulement 4% des américains rapportent avoir essayé la marijuana pendant les années 60. Malgré cela, les images de hippies sous acide ou la figure à moitié démente de Timothy Leary sont restés des icônes dans notre imaginaire. Quant à la science-fiction, alors en plein boom, elle s'est également taillé une place dans la culture populaire.

Apparemment, la consommation effrénée de drogues qui caractérise des œuvres majeures comme Dune (où les héros sont suffisamment stone pour courber l'espace-temps grâce à « l'Épice »), les romans de Philip K. Dick. (Substance D par exemple) ou le Festin Nu a suffisamment intrigué les autorités de santé américaines pour qu'elles décident de commissionner un écrivain de science-fiction afin d'y voir un peu plus clair.

L'Institut National de Lutte contre la Toxicomanie (NIDA en anglais), créé en 1974 (il est cependant le produit de l'activité d'autres agences de santé plus anciennes) a été saisi du dossier. Le but officiel de l'organisation était d'« aider la Nation à combattre l'abus et l'addiction aux drogues grâce au pouvoir de la science. » Peu de temps après sa création, elle a entrepris de publier une encyclopédie des drogues destinées aux chercheurs, aux professionnels de santé et au grand public. Le NIDA décrit l'encyclopédie, en dix volumes, comme « un condensé des découvertes majeures sur les drogues dans les quinze dernières années, formulé et détaillé de manière à éclairer le lecteur sur le but, la méthodologie, les résultats et les conclusions desdites études. »

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La plupart des volumes sont d'honnêtes comptes-rendus de la littérature sur tel ou tel sujet, comme « les drogues et l'emploi », « les drogues et la sexualité ». De fait, ceux là sembleraient déplacés dans une publication scientifique contemporaine. Enfin, certains sujets exploitent la fiction, et d'autres, comme nous l'avons évoqué, la science-fiction.

Je suis tombé sur ce document lors d'une recherche sur l'histoire de l'utilisation des drogues dans la SF. Le PDF, qui expose l'intégralité des 55 pages du volume, a été numérisé par une bibliothèque publique du Maine puis posté sur Erowid, une plateforme d'information collaborative sur les drogues.

« J'ai rassemblé des nouvelles en anglais et des romans qui traitent de l'utilisation des psychotropes ; tous ont été écrits après 1900, et s'apparentent à de la science-fiction » écrit Silverberg dans le premier volume, en précisant qu'il a seulement pris en compte les drogues fictives qui agissent sur le cerveau, et pas celles qui pourraient, par exemple, permettre d'accéder à l'immortalité.

« Parmi ces histoires, certaines datent des jeunes années de la science-fiction, dans les années 1920-1930, quand les premiers magazines pulp de SF ont commencé à paraître. Ce n'est pas surprenant si majorité des histoires que j'ai sélectionnées sont postérieures à 1965, quand l'usage des drogues a commencé à prendre beaucoup d'ampleur » explique-t-il.

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C'est sans doute pour cette raison que le gouvernement tenait tant à ce recensement. Silverberg met l'accent sur le fait que « la science-fiction est davantage le reflet de tendances actuelles dans la société qu'une série de prédictions sur les tendances à venir. La recrudescence de l'usage de drogues dans la SF a pour origine la recrudescence de l'usage de drogues dans la réalité. »

Voici un extrait de son analyse :

« La recrudescence de l'usage des psychotropes au sein de la classe moyenne américaine dans la décennie précédente a été un phénomène notable, abondamment discuté. Depuis le milieu des années 1960, et suivant un pic vers 1970, l'utilisation de marijuana, de LSD, et même d'héroïne a pris un caractère épidémique, non seulement chez les jeunes, mais aussi chez de nombreux citoyens d'âge mûr. Bien qu'à l'heure actuelle la dépendance à l'héroïne semble être réservée majoritairement aux groupes sociaux les plus pauvres, et bien que la popularité du LSD ait diminué, la marijuana s'est imposée comme un médicament quasi-universel et est utilisée régulièrement par des millions d'Américains. Quant à la consommation de psychotropes plus puissants, elle demeure importante, si ce n'est plus importante qu'auparavant.
Cette période de crise sociale a été marquée par des changements radicaux dans le style vestimentaire, par l'assassinat de dirigeants, par la perturbation volontaire des processus politiques. Ce sont autant de réactions à la guerre, communément considérée comme immorale, à l'inflation galopante, et à d'autres phénomènes qui ont traumatisé la population. La propagation de la consommation de drogue aux Etats-Unis est corrélée à ces phénomènes, ainsi que la croissance de la popularité de la science-fiction. Cette dernière est devenue l'un des sous-genres les plus populaires de la littérature. Bien que cette popularité soit en partie due à la large publicité des États-Unis et l'Union soviétique sur l'exploration spatiale, je pense qu'elle est essentiellement imputables aux mêmes forces sociales qui ont nourri l'intérêt pour les drogues.

Dans une période de bouleversements tels que ceux que nous avons connus depuis la mort de John F. Kennedy ou pendant la guerre du Vietnam, les comportements ordinaires perdent de leur attrait, et la fascination pour l'étrange, l'inconnu, pour les formes de stimulation qui permettent d'échapper à la réalité, prend le dessus. La science-fiction offre non seulement des échappatoires en abondance, mais elle fournit aussi un commentaire satirique du présent. Cela permet de prendre du recul sur les changements sociaux à l'œuvre, ce qui plait énormément aux lecteurs, surtout aux jeunes. »

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Il est assez surprenant que ce projet, et surtout, que la thèse de Silverberg, ait été non seulement assumés, mais aussi publiés par le gouvernement. (Il faut également noter que Silverberg, comme le gouvernement, estime que l'essor de la science-fiction est étroitement lié à celui de la consommation de drogues.) Comment peut-on expliquer cela ? Malheureusement, personne au NIDA n'a été capable de fournir la moindre information supplémentaire. L'un de leurs représentants m'a dit qu'il avait essayé « de vérifier toutes les informations fournies sur le document, sans succès. »

Silverberg, lui aussi, a la mémoire courte, et ne parvient pas à éclairer la genèse dudit projet

« Vous me posez des questions sur un travail que j'ai réalisé il y a plus de 40 ans. Je ne m'en souviens pas en détails. Je me rappelle bien avoir été contacté par un agent du gouvernement à Los Angeles ; il était en train de rassembler des études pour le NIDA. Je connaissais bien la science-fiction, et j'avais moi-même abordé le sujet des drogues dans mes romans. Il était donc parfaitement logique que j'accepte cette mission. » Silverberg omet de préciser qu'il a rencontré des difficultés pour se faire payer.

Nous savons que ce projet était « destiné à aider les chercheurs qui manquent de temps pour analyser, si ce n'est lire la littérature en lien avec la consommation de drogues » comme l'explique Dan Lettieri, responsable du projet auprès du NIDA à l'époque. « Le sujet des drogues, en lien avec les arts visuels, la science-fiction, la fiction—des aspects de la vie contemporaine qui ont une résonnance pour chacun d'entre nous—sont explorés par des auteurs qui ont été impliqués dans ces domaines. Ces analyses ont certes quelque chose de provocateur, mais elles sont aussi extrêmement stimulantes. »

Ni Silverberg, ni le NIDA n'ont connaissance d'une publication qui ressemble de près ou de loin à ce guide.

« Je ne sais pas s'il y a eu d'autres projets de ce genre. Et je ne me tiens plus au courant de l'actualité des drogues aujourd'hui. J'ai effectué mes recherches il y a 40-50 ans, et maintenant que j'ai 80 ans, je ne suis plus à jour. Mon impression est que la force de l'intérêt pour le sujet en SF a commencé à décroitre dès les années 70. »

Il semble pourtant que très récemment, les drogues fictives aient de nouveau percé, notamment par l'intermédiaire du film Limitless et du reboot de Judge Dredd. Elles concernent souvent la capacité d'accomplir ou d'éviter d'accomplir des quantités surhumaines de travail. Peut-être que ce thème reflète notre peur de l'enfer du travail moderne, quand nos acolytes hallucinés des années 60 craignaient la vacuité des étés hippies sans fin.

Silverberg écrivait en 1974 : « La science-fiction constitue tout autant un guide du présent qu'une vision de là où ce présent nous mène. Une littérature aussi populaire chez les jeunes, aux enjeux aussi essentiels, mérite d'être exploitée aussi longtemps qu'il le faudra. Elle peut être d'une valeur essentielle pour révéler les caractéristiques de notre société contemporaine, et décrire les années à venir. »