Tiki, crime et rock 'n' roll : dans un ancien sex-club de Pigalle

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Tiki, crime et rock 'n' roll : dans un ancien sex-club de Pigalle

Scott Schuder, le patron du Dirty Dick, livre les secrets de son rade ancien repère de la mafia corse reconverti en bar tiki.

_Bienvenue dans Last Call, notre colonne qui donne la parole aux employés des bars de quartier, des troquets ou autres brasseries emblématiques qui ont marqué leurs époques. Dans cet épisode on est allés à la rencontre de Scott Schuder qui a quitté la Californie pour reprendre le Dirty Dick, repère Tiki en plein Paris._

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Le Dieu Tiki. Toutes les photos sont de Melvin Israel.tiki

On pourrait penser qu'ouvrir un bar [ndlt : rade exotique qui s'inspire de la culture polynésienne et sert surtout des cocktails à base de rhum] appelé Dirty Dick à Pigalle, ancien quartier « chaud » de Paris totalement « gentrifié », est plutôt ironique. Mais on ferait deux erreurs fatales.

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D'abord, le Dirty Dick n'est pas un petit nouveau dans le coin. Il s'appelle comme ça depuis 1936, quand il était encore un sex-club détenu par la mafia corse, mais ça on en reparlera plus tard. Ensuite, l'amour du propriétaire Scott Schuder pour le tiki n'a rien de marrant – il prend racine dans l'immense respect qu'il a pour les ingrédients et son souhait d'offrir aux Parisiens ce qu'il appelle « un moment d'évasion ».

On a donc demandé à Scott pourquoi il avait quitté le désert californien pour une rue autrefois miteuse du 9e arrondissement où il passe ses soirées à faire des boissons tropicales. C'est un barman et un conteur de grand talent, alors laissez-le vous abreuver de fables sur le rock 'n 'roll, le crime et le tiki.

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MUNCHIES : D'où viens-tu, Scotty? Scott Schuder : Je viens de Victorville en Californie, dans le désert Mojave.

Est-ce que le fait d'avoir grandi dans un environnement aussi extrême t'a influencé ? Complètement. Les gens qui habitent dans le désert se ressemblent beaucoup. On est tous accros à la méthamphétamine (rires). Non je rigole, mais ça m'a définitivement formé. Autant sur le plan créatif qu spirituel. Il y a quelque chose dans le fait d'être seul au milieu du désert Mojave, entouré de Joshua Trees (des types de yuccas que l'on trouve dans les déserts californiens) et de rochers. Je me suis senti plus que jamais lié à la terre.

Comment as-tu débarqué à Paris ? C'est une longue histoire. J'ai déménagé à San Francisco, je suis tombé amoureux d'une Française, je l'ai mise enceinte, et je n'avais pas de sécu donc j'ai décidé de venir en France pour le bébé. Mais ça n'a pas duré très longtemps alors j'ai dû choisir entre rester ici avec mon fils ou retourner seul en Californie. Je suis finalement resté. Mon fils a maintenant 17 ans.

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Donc tu vas pouvoir le servir dans pas trop longtemps j'imagine ? En fait, il a déjà trouvé un job dans un bar. Il est chef dans un super resto qui s'appelle le Mary Celeste pas très loin. Il fait une école de cuisine et suit ses cours du lycée en parallèle. Pour la suite, on verra.

Quand as-tu décidé d'ouvrir le Dirty Dick ? Je suis barman depuis longtemps. Mais quand je suis allé a l'ouverture du Frankie's Tiki Room à Las Vegas, j'ai été impressionné par la musique, les cocktails et l'ambiance. Ça m'a permis pendant quelques instants de m'évader du désert. Je suis devenu un peu obsédé ; j'ai étudié le milieu et j'ai commencé à lire tous les bouquins que je pouvais sur le sujet. C'était mon rêve d'ouvrir le Dirty Dick et ça m'a pris pas mal de temps de mettre l'argent de côté. Mais bon j'y suis arrivé, ça va faire presque faire trois ans maintenant.

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Pourquoi penses-tu qu'un Tiki bar rencontre autant de succès à Paris ? Ce n'est pas comme s'il y avait un paquet de « tikiphiles » ici qui cherchait à comprendre la culture. Ce que l'on propose aux gens c'est de l'évasion et ils adorent ça. La plupart des bons bars ont cette capacité à faire oublier le temps et l'espace dès qu'on franchit le seuil. Tout le monde est plus ou moins à la recherche de cette sensation là. On oublie qu'on est à Paris. On boit ces cocktails exotiques. Il y a ces supers odeurs. On fait des rencontres et on oublie ses soucis. Je pense que les gens aiment vraiment ça. Le Tiki ajoute une espèce de dimension tropicale très différente du reste. Parce que Paris n'est définitivement pas une ville tropicale.

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D'où vient le nom de Dirty Dick ? Ça s'est toujours appelé le Dirty Dick. A l'origine, j'avais un nom différent en tête mais le lieu était ouvert depuis les années 30 donc je me suis dit que c'était mieux de le garder.

Attends, donc ça s'est toujours appelé Dirty Dick ? Oui. J'en ai parlé avec mon équipe et avec pas mal de femmes car je voulais être sûr que ce n'était pas interdit, choquant, ou qu'ils ne le prenaient pas mal, mais tout le monde trouvait ça drôle. C'était un sex-club avant et ça appartenait à la mafia corse dans les années 1950.

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Il paraît qu'il y a aussi une histoire de faux plafond ? Le plafond était bas et on voulait faire en sorte que le bar soit insonorisé. On a fait des travaux et on est tombés sur tout un tas de chambres secrètes au dessus. Le sol avait été fabriqué pour cacher des choses assez lourdes comme des flingues, de la drogue ou des gens. Des chambres assez grandes. Tout le fond du bar était comme ça. Quelqu'un a même laissé un journal là haut daté de 1951 ou 1952 sur la plus grosse saisie d'héroïne de l'époque en France. Je discutais avec un de mes potes flic et il m'a dit que c'était là qu'ils avaient du planquer toute la drogue. Les Corses ont été assez influents dans la résistance pendant la Seconde guerre mondiale, donc c'était plutôt un bon endroit pour planquer des trucs.

Pigalle a toujours été considéré comme un quartier assez sombre de la ville. Pourquoi ouvrir un Tiki bar là-bas ? Je cherchais un spot depuis pas mal de temps déjà. J'avais vu seulement des endroits merdiques et il n'y avait pas de bar à cocktails dans la rue Frochot à l'époque. Une pote m'avait parlé de ce lieu car elle ouvrait un bar de l'autre côté de la rue. Dès que j'ai vu la façade, j'ai su que c'était le bon. C'était un sacré pari parce que personne ne voulait aller à Pigalle, ça craignait trop. Mais quand on a ouvert, tout le monde a plus ou moins suivi et maintenant, il y a genre dix bars à cocktails dans un rayon d'un kilomètre.

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Je me suis fait racketter rue Frochot il y a deux ans. J'ai quand même le sentiment que c'est toujours un peu craignos. Le quartier a radicalement changé. C'est devenu n'importe quoi maintenant, mec, il y a deux hôtels de luxe dans le pâté de maison. C'est complètement gentrifié. Il y a genre une boulangerie qui fait du pain et des pâtisseries sans gluten et des salons de thé.

Alors c'était quoi l'ambiance de Pigalle avant les baguettes sans gluten ? C'était le quartier rouge de Paris. Le Dirty Dick et tous les autres bars de la rue étaient des bordels ou des sex-clubs. Quand on l'a acheté, c'était un petit club glauque resté dans son jus. Pigalle était l'endroit où tous les soldats anglais et américains venaient baiser quand ils étaient en permission. Il y avait toujours la police militaire dans le coin tellement il y avait de soldats.

Quels sont les cocktails signatures du Dirty Dick ? On fait pas mal de nos propres créations. Mais les classiques se vendent super bien, comme les Mai Tais, les piña coladas, les Zombies. On fait à peu près 90% de cocktails.

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C'est quoi le secret d'un bon cocktail tiki ? La chose la plus importante c'est la fraîcheur. On a dix heures de préparation pour une nuit de service. On fait tout maison : on a six différents jus, de la pastèque à l'ananas et on fait 12 ou 13 sirops. On est un bar avec pas mal de turn-over donc on doit faire un paquet de préparations. Notre facture de fruits atteint presque les 6 000 € par mois. Tout ce qu'on fait est fait avec amour, maison et majoritairement bio. L'autre chose très importante est de réussir à faire des cocktails bien équilibrés avec ni trop de sucre ni trop d'acidité.

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Qu'est ce qui fait un bon barman ? Je pense que la première chose est de ne pas avoir trop d'ego. Écouter ce que les clients veulent et ne veulent pas, et pas ce que l'ego du barman veut leur servir. Rester cool et créer une bonne ambiance pour le client. Ils payent de l'argent pour se détendre et s'amuser, il faut s'en rappeler. Nous sommes dans un business d'hospitalité, donc on est là pour s'occuper des clients et s'assurer qu'ils passent un bon moment. S'ils veulent une vodka soda, on ne se battra pas pour les convaincre de boire autre chose.

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Qu'est ce qu'un client idéal ? Rires) Quelqu'un qui sait ce qu'il veut tout de suite. Qui n'attend pas dix minutes pour se pointer devant le barman et lui dire « Ah merde désolé je ne sais pas ce que je veux ! » Et quelqu'un qui est prêt à payer tout de suite, c'est pas mal non plus.

Est-ce que tu as des clients connus qui viennent de temps en temps ? Je suis très pote avec Josh Homme des Queens of the Stone Age [un autre fils du désert] et avec le reste du groupe. Ils viennent dès qu'ils sont à Paris, comme avec les Eagles of Death Metal. Josh est venu il y a pas longtemps alors qu'il était en tournée avec Iggy Pop. On leur fait des verres backstage pendant leurs concerts aussi.

Ce sont des gros buveurs ? Oh yeah. Ce sont des stars du rock. Je suis tombé sur eux il y a quelques semaines à Miami alors que je faisais un pop-up bar la bas et on a fait la fête jusqu'à 8h du mat.

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Tu as organisé une collecte de fonds au Dirty Dick après les événements du Bataclan ? En fait, on était au concert. J'étais invité au concert et on était dans la fosse. On a eu du bol et on s'en est sortis. C'était assez hardcore… On a eu vraiment de la chance. On a juste eu le temps de s'enfuir.

C'est terrible. J'imagine que tu n'es pas retourné au boulot tout de suite ? J'ai fermé le bar pendant quelques jours et je me suis mis à l'écart pendant quelques mois. Je retrouve juste ma forme en fait. On a fait une collecte pendant deux mois. Mes barmans l'avaient mis de côté pendant que je n'étais pas là, et le bar ne s'est jamais arrêté de tourner. Mais c'est bon, on avance, on passe à autre chose.

Et bien merci beaucoup d'avoir bien voulu discuter avec moi Scotty. Tout le plaisir est pour moi mec.

Toutes les photos sont de Melvin Israel.