Avec les femmes au foyer libanaises qui cuisinent la diversité culturelle
Photo : Lucie Cheyer

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Food

Avec les femmes au foyer libanaises qui cuisinent la diversité culturelle

À la table de Tawlet, cuisiniers amateurs et clients se retrouvent sur un terrain commun – l’agriculture et la bonne bouffe –, pour lutter contre la peur de l’autre.

Un bon moyen de se faire mousser est d'aller dîner dans un restaurant gastronomique : on n'y déguste presque plus des plats mais des prétentions artistiques – des assiettes à mi-chemin entre la construction architecturale et la peinture de maître.

Mais le reste du temps, rien ne vaut un bon petit plat mitonné avec amour. La spécialité de votre grand-mère, par exemple, celle dont vous rêvez en salivant quand vous êtes au régime. Sa recette ne fait peut-être pas la Une des journaux, certes, mais dieu que c'est satisfaisant.

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Un condensé de spécialités libanaises. Toutes les photos sont de l'auteur.

Les personnes qui cuisinent pour Tawlet, un lieu de restauration unique en son genre approvisionné directement par le Souk el Tayeb de Beyrouth, arrivent certainement à faire le pont entre ces deux univers – elles parviennent à proposer une cuisine familiale et simple tout en empruntant parfois la créativité et les intentions d'un grand restaurant.

Vous ne trouverez aucun chef professionnel chez Tawlet : la brigade informelle est composée exclusivement de femmes au foyer pour qui l'amour passe par les fourneaux.

Exceptionnellement, Tawlet était de passage à Paris dans les cuisines du restaurant de chez Merci – l'occasion de rencontrer la fine équipe et de m'immerger dans les méandres d'une cuisine libanaise qui donne à en apprendre autant sur la culture du pays que sur l'histoire de ses habitants.

Car vous ne trouverez aucun chef professionnel chez Tawlet (qui veut dire littéralement : « table », en arabe) – la brigade informelle est composée exclusivement de femmes au foyer, bonnes cuisinières mais amateures, pour qui l'amour passe par les fourneaux. L'initiative est venue de Kamal Mouzawak, un « food activist » qui a commencé par créer un marché de petits producteurs, le Souk el Tayeb, à Beyrouth en 2004 : « L'idée de ce marché était de soutenir le travail extraordinaire des petits producteurs. Et puis, ce n'est jamais que pour vendre des légumes… On voulait se retrouver autour d'un terrain commun : l'agriculture. Et cela, malgré les distensions, pour ne pas cultiver la peur de l'autre. »

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Il faut dire qu'au Liban – qui est l'un des pays au monde des plus multiculturels et est coincé dans une zone de tensions politiques majeures – la concorde n'est pas la chose la plus facile à préserver. D'ailleurs, un ami de Kamal lui a soufflé une métaphore qui explique bien ce melting-pot à la libanaise : le taboulé. Cela tombe bien, car c'est le plat libanais préféré de Kamal.

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Du persil frais en provenance du Liban.

« Dans une salade on distingue bien les différents ingrédients et on peut les séparer facilement. Alors que dans une soupe moulue, c'est presque impossible. Le taboulé est entre les deux : on distingue bien chaque ingrédient mais on ne peut jamais séparer un ingrédient des autres. C'est vraiment à l'image du Liban. Parmi tous ces gens d'origines et de religions différentes qui font ce pays, on ne pourra jamais séparer une composante du reste ! »

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On retrouve cette diversité au sein de l'équipe de Tawlet. En cuisine, les femmes travaillent de concert malgré des confessions religieuses différentes et les langues se mélangent dans les éclats de rire. Chacune prépare les spécialités typiques de chez elle, qu'il s'agisse de l'Arménie pour Sona ou de la plaine de la Bekaa pour Nada.

La cuisine est l'un des meilleurs moyens de communiquer par-delà les différences culturelles.

La plaine de la Bekaa est en quelque sorte l'équivalent local de notre Bourgogne : une grande région agricole surtout réputée pour son vin. Nada Saber travaille au Souk El Tayeb depuis 2005, où elle vend les produits de sa ferme qui peuvent se conserver : des confitures, des pickles et des fromages. Avant d'atterrir à Paris, elle était à Florence, où une partie de l'équipe de Tawlet a organisé une cooking-class avec Fabio Picchi lors du Festival du Cinéma du Moyen-Orient. Qu'il faille nourrir ses trois fils ou une salle de quatre-vingts convives, Nada prépare les mêmes recettes. Lors de sa première soirée aux commandes des cuisines de Tawlet, le stress ne l'a quittée qu'en entendant les commentaires élogieux de ses convives après le buffet : « c'est comme chez ma mamie ! ». Ici à Paris comme lors de ce baptême du feu, Nada prépare son chirbarak, un délicieux mélange de yaourt, d'ail, de menthe et de raviolis. Une autre de ses spécialités est le boulghour bid fin, un plat avec de la viande, des amandes et des oignons.

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Les feuilles de vigne farcies, le chirbarak et le boulghour bid fin.

Kamal le dit : il ne fait pas son travail pour nourrir les gens. Ses initiatives rendent hommage aux personnes qui travaillent la terre et à « toutes ces femmes qui avaient besoin de faire entendre leur voix pour dire qu'elles existent et qu'elles ont une histoire, qu'elles méritent une certaine reconnaissance et qu'elles ont une tradition qu'elles expriment à travers la nourriture qu'elles font ». C'est pour ça qu'il a non seulement fondé Souk El Tayeb, puis Tawlet, mais aussi des projets éducatifs pour aider les plus démunies : les femmes des camps palestiniens, les réfugiées syriennes et les travailleuses domestiques libanaises.

La cuisine est l'un des meilleurs moyens de communiquer par-delà les différences culturelles. « Pour partager ma culture avec toi, mieux vaut que je te cuisine un plat que de te dire, là maintenant : ''je vais te jouer la musique du Liban'' ou ''je vais te raconter l'histoire de mon pays''. »

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Des cuisines, jusque sur les réseaux sociaux.

Mais c'est aussi « l'une des expressions les plus sincères et les plus authentiques d'une tradition. Quand on parle de tradition, on pense souvent à un costume ou à un style architectural – mais plus personne ne s'habille traditionnellement aujourd'hui, et l'on ne peut emporter une architecture sur son dos. De toutes les expressions de la tradition, c'est donc la cuisine qui traverse le plus le temps et l'espace. »

« Les Libanais sont cinq millions au Liban et quinze millions à l'étranger et ce qu'ils ont pris avec eux, c'est le kebbeh et le taboulé. Pas le costume, pas l'architecture, pas la danse. »

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Le frikeh, un grain de blé cueilli encore vert et jeté au feu pour lui donner un goût fumé.

C'est exactement ce qu'a fait Sona : cette Libanaise cuisine toujours en accord avec ses origines arméniennes. Elle prépare par exemple des subberek, ces bouchées carrées qui empilent deux types de fromages et du persil sur huit étages intercalés d'une pâte dorée. Elle maîtrise également l'art du mante, ce petit bateau fait de pâte pliée façon origami et de viande hachée, le tout passé au grill et mangé avec un mélange de yaourt, d'ail et de sumac, une poudre rouge piquante. Mais ce n'est pas tout, car Sona prépare aussi l'itch, un plat que certains malheureux se risqueraient à appeler « le taboulé arménien ». L'itch est fait avec beaucoup de boulghour, des tomates, des oignons, des poivrons, et un peu de persil et du citron pour la touche finale.

Les femmes qui cuisinent pour Tawlet sont toutes au départ des marchandes sur le marché artisanal Souk El Tayeb. Leur lien à la terre et aux produits traditionnels est évident. On est à mille lieues de tout produit industriel. Ce qui est dégusté ici, du fromage aux pickles, est fait maison. Une particularité à souligner dans un monde contemporain où presque tout ce qu'on peut avaler est davantage transformé par des machines que la main de l'homme – ou de la femme, en l'occurrence.

Les femmes en cuisine sont plus importantes que le dîner servi. C'est pour ça qu'elles sont également présentes en salle lors du dîner.

Mouna Oum Ali vient de l'Est du Liban. Elle a été la première femme à vendre les produits de la ferme familiale au Souk El Tayeb, en 2005. Au début, elles n'étaient que trois femmes derrière les étals du marché, mais aujourd'hui elles sont 150. Sa spécialité ? Le saj, un mélange à base de thym, de kecheck (un fromage séché réduit en miettes), de yaourt épais et d'un grain de blé vert, le frikeh, qui est fumé au feu de bois avant d'être préparé.

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Tawlet offre à ces mères au foyer un nouveau souffle après le départ de leurs enfants. Ici, ces femmes ont l'opportunité de continuer de faire ce qu'elles font le mieux – une cuisine attentionnée, affectueuse, chaleureuse – pour le partager avec d'autres. Toutes les personnes qui travaillent à la réalisation de Tawlet rayonnent de positivité.

« Les femmes en cuisine sont plus importantes que le dîner servi. C'est pour ça qu'elles sont également présentes en salle lors du dîner. Nous ne sommes pas des cuisiniers. Nous faisons du développement humain. Quand on soutient une personne pour qu'elle devienne la meilleure possible, elle donnera le meilleur d'elle-même. Et elle cuisinera de la meilleure façon possible. »

Tawlet offre à ces mères au foyer un nouveau souffle après le départ de leurs enfants.

Georgina Bayeh est l'exemple parfait de cette nouvelle impulsion « post Tawlet ». Elle travaille à Souk El Tayek depuis 7 ans. Mère au foyer, elle cuisinait tous les jours pour ses enfants, aujourd'hui adultes. C'est après avoir commencé à cuisiner chez Tawlet qu'elle a pris goût à servir de grandes tablées – à tel point qu'elle a fini par ouvrir sa propre cuisine professionnelle dans son jardin. Ses spécialités sont le taboulé, les feuilles de vignes farcies et les fewereg, des intestins de chèvre farcis. Après Paris, elle s'envolera avec Kamal et d'autres femmes de Tawlet jusqu'en Chine pour cuisiner libanais.

Rassasiée d'anecdotes et de bons petits plats régionaux libanais (mon estomac garde un souvenir tout particulier pour le chirbarak de Nada…), je reste impressionnée et inspirée par l'accomplissement d'une telle entreprise humaine. Quand Kamal me parle de « développement humain », on est loin du Richard de Little Miss Sunshine et des livres de self-help. Ici tout travail est emprunt d'humilité, le but n'est pas la gloriole personnelle.

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Photo de famille, de gauche à droite : Mona, Zainab, Nada, Sona, Georgina, Fadia et Rima.

« L'Islam dit que chaque acte est un acte d'adoration. Ce qui veut dire que lorsque je te parle maintenant alors que je ne te connais pas et que je suis le porte-parole de ces femmes, je me dois de bien raconter leur histoire. Demain, ton travail, s'il est adoration, sera de retranscrire nos paroles de la meilleure façon possible. Et c'est comme ça que chacune de ces femmes travaille également. Pour nous, un travail est un travail d'adoration, ce n'est pas seulement quelque chose que l'on fait pour être rémunéré. Pareillement, dans la tradition orientale il y a le Gong Fu, qui est l'art d'exécuter parfaitement ce qu'on fait : que ce soit l'art martial du même nom ou bien la préparation du thé – le gong fu cha. Gong Fu, c'est l'art de faire à la perfection, ou artistiquement, une activité. »

Et il n'y a pas plus belle manière de résumer l'essence de Tawlet et ce que j'ai ressenti ce jour-là.