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La vie, la mort, le tennis et les Nazis : Gottfried von Cramm, l'oublié de Wimbledon

Gottfried von Cramm fut l'un des meilleurs tennismen allemands et un sportif gay qui s'est opposé aux Nazis.
PA Images

Tous les jeudis, VICE Sports revient sur un événement dans l'Histoire du sport qui s'est déroulé à la même période de l'année. C'est Throwback Thursday, ou #TT pour vous les jeunes qui nous lisez.

Quand les fans de tennis anglais se souviennent de la finale de Wimbledon de 1936, ils l'associent en premier lieu avec Fred Perry. C'est une finale qui tient une place significative dans la mémoire collective britannique car, avant la victoire d'Andy Murray en 2013, il s'agissait de la dernière fois qu'un Britannique avait gagné Wimbledon. On a ainsi parlé de Perry à de nombreuses reprises pendant l'ère Tim Henman. Au final, il a fallu 77 ans pour que les exploits de Perry à Wimbledon soient égalés par un autre sportif britannique. Pendant huit décennies, toute l'Angleterre se remémorait l'été 1936 quand elle parlait tennis.

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Ceci dit, les Anglais n'ont jamais vraiment fait attention à l'adversaire de Perry dans cette finale mémorable. A la fin du match, Perry est ainsi allé serrer la main d'un grand gentleman blond après lui avoir administré une victoire en trois sets. Un homme aux traits sympathiques et élégants mais à l'allure nerveuse et impétueuse. Cet homme, c'était Gottfried von Cramm, l'un des plus grands joueurs de l'histoire du tennis allemand. C'était un athlète suprême, mais aussi un homme rongé par les conflits intérieurs. S'il était admiré, très justement, pour ses qualités de sportifs, il fut aussi l'un des personnages les plus intéressants à fouler le gazon de Wimbledon.

Gottfried s'est fait connaître du monde du tennis en 1934, après avoir gagné Roland-Garros en battant l'Australien Jack Crawford. A l'époque, c'est son premier titre du Grand Chelem, lui qui venait de remporter le championnat national allemand juste avant. On s'intéresse à ses antécédents à l'époque, surtout à cause de sa nationalité et du climat politique fiévreux en Allemagne à ce moment-là.

Hitler lors d'un rassemblement du parti nazi en 1934 // Via

Gottfried est un aristocrate saxon, le troisième fils du baron Burchard von Cramm. Il est riche, sociable et généreux, et ses exploits sportifs le rendent extrêmement populaire dans son pays. Il a une personnalité de champion, ainsi qu'une réputation d'homme de bonnes manières, notamment gagnée grâce à sa conduite auprès de ses adversaires. Ce qui n'était alors qu'une rumeur à l'époque de sa victoire à Wimbledon, c'est qu'il est aussi homosexuel et entretient une relation amoureuse discrète avec Manasse Herbst, un jeune acteur juif de Galicie.

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Dans l'Allemagne de 1934, cette relation est très problématique. Adolf Hitler a consolidé son pouvoir en tant que Führer, et il ne faudra qu'un an pour que l'homosexualité soit déclarée condamnable par la loi. Les citoyens juifs étaient d'ores et déjà visés par les discriminations, la haine et la violence, et la peur commençait à grimper dans la communauté. C'est dans ce contexte que Gottfried von Cramm devient l'un des athlètes les plus célébrés d'Allemagne, et à qui l'on demande de représenter un pays en train de sombrer dans l'abîme totalitaire.

Blond, taillé au burin, Gottfried est l'archétype de l'homme aryen et est donc vu comme un symbole important pour le régime. Mais, à cause de ses convictions et de sa situation personnelle, il refuse rapidement de jouer ce rôle. Même s'il porte des tennis ornées de swastikas et qu'il fait le salut nazi avant les matches, il résiste à de nombreuses approches des Nazis qui veulent faire de lui un élément central de leur propagande. Alors que d'autres sportifs semblent enthousiastes à l'idée d'une suprématie sportive aryenne, Gottfried continue de jouer au tennis en gentleman et cherche à vivre librement sa vie.

Gottfried (à gauche) félicite Fred Perry après sa défaite en finale en 1936 à Wimbledon. // PA Images

Les tensions entre Gottfried et le régime grimpent après la finale de Coupe Davis 1935, avec la défaite de l'Allemagne face aux Etats-Unis. Lors du dernier jeu de la rencontre, il fait rejouer la balle de match accordée en sa faveur, informant l'arbitre que la balle a touché le bout de sa raquette lors de sa montée au filet. Personne n'a alors vu l'erreur, mais Gottfried insiste néanmoins pour que le point soit accordé à son adversaire. L'Allemagne perdra la rencontre, et la faute fut rejetée directement sur l'honorable Von Cramm.

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Après ce match, le capitaine de l'équipe allemande Heinrich Kleinschroth aurait mis, selon la rumeur, un coup de boule à un mur du vestiaire. Furieux, il désigne alors Von Cramm comme « un traître à la nation ». La réponse de Gottfried résume son personnage : « Au contraire, je ne pense pas avoir déçu le peuple allemand, déclare-t-il. En réalité, je pense l'avoir honoré. » Les autorités voient la défaite différemment et lui mettent la pression pour qu'il se conforme à leurs attentes.

Gottfried refuse de rejoindre le parti nazi à de nombreuses reprises, malgré l'insistence menaçante d'Hermann Göring, entre autres. Il méprise leurs politiques de discrimination et leur en veut également pour l'exil des Juifs polonais et de son ancien coéquipier Daniel Prenn. L'anecdote veut que Gottfried surnomme Hitler « le peintre en bâtiment », en référence au passé d'artiste raté du Führer lorsqu'il habitait à Vienne. C'était une attitude pour le moins dangereuse dans l'Allemagne nazie, surtout pour un homosexuel qui avait tous les yeux du pays braqués sur lui.

Gottfried (à droite) avec son partenaire de double Heinrich "Henner" Henkel // Via

Malgré cela, Von Cramm continue d'exceller sur le court. Il triomphe une nouvelle fois à Roland-Garros en 1936, et remporte le double à Roland et à l'US Open l'année suivante, en paire avec son protégé Heinrich Henkel. Ses exploits les plus fameux restent cependant ceux qu'il réalise à Wimbledon. S'il n'a jamais gagné le tournoi, ses performances au All England Club lui firent une réputation incomparable.

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Gottfried sera finaliste de Wimbledon trois années de suite, perdant ses deux premiers matches face à Fred Perry en 1935 et 1936 et face à la légende américaine Don Budge en 1937. Il perd ses matches à chaque fois en trois sets, mais il affronte aussi à chaque fois les superstars de l'époque. Sa première finale contre Perry et sa dernière contre Budge sont aussi des grands classiques de l'histoire de Wimbledon, les joueurs proposant alors le tennis le plus divertissant de l'époque.

Gottfried von Cramm a joué un rôle important dans l'ère dorée de Wimbledon. Malheureusement, le All England Club l'oublia assez rapidement.

Von Cramm lors de la finale de Wimbledon 1935 Wimbledon

Alors que la situation politique en Europe se détériore et que la Seconde guerre mondiale se profile à l'horizon, la relation déjà tendue entre Von Cramm et les Nazis explose. Avant un match face à Budge lors de la Coupe Davis 1937, la rumeur veut que Gottfried reçoive un appel d'Hitler l'ordonnant de gagner à tout prix. Il mènera 4-1 dans le dernier set, avant de perdre toute son avance et d'être défait 8-6. Budge aura de la sympathie pour son adversaire accablé, le régime, moins.

Le 5 mars 1938, deux agents de la Gestapo débarquent en plein milieu d'un repas de la famille Von Cramm. Gottfried est arrêté sur-le-champ et emprisonné par le gouvernement allemand. Il est accusé d'homosexualité et d'aide financière aux Juifs. Si ces accusations sont sans aucun doute politiques, il ne peut cependant pas les réfuter. Manasse Herbst s'était enfui d'Allemagne pour rejoindre la Palestine en 1936 et Von Cramm l'avait aidé dans cette entreprise.

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Gottfried admet alors sa relation auprès des autorités. Il est condamné à un an de prison ferme. Son avocat obtient une peine allégée en affirmant qu'Herbst a procédé à un chantage pour recevoir de l'argent de Von Cramm, vu qu'il est un « Juif sournois ». C'était un stratagème évidemment, comme le prouvera par la suite le fait que Von Cramm abritera Herbst après la guerre. Sans l'argent de Gottfried Von Cramm, Herbst n'aurait sûrement pas pu survivre aux horreurs qui ont suivi.

Don Budge était l'un des nombreux tennismen qui sont montés au créneau pour Von Cramm // Via

Comme il compte beaucoup d'amis dans le monde du tennis, plusieurs des meilleurs joueurs du circuit prennent la défense de Von Cramm. Des plaintes sont adressées aux autorités allemandes, alors que Don Budge collecte les signatures de tennismen professionnels avant d'adresser une lettre de protestation à Hitler. Malheureusement, les dirigeants du tennis mondial sont beaucoup moins compréhensifs. Après sa libération au début de l'année 1939, Von Cramm est ostracisé par le All England Club. Le climat politique est sans aucun doute la raison principale derrière son exclusion de Wimbledon cette année-là, mais le prétexte officiel, à l'époque, c'est qu'il est un criminel reconnu coupable, et qu'il n'est donc pas apte à fouler le gazon londonien.

Wimbledon tourne le dos à Von Cramm, malgré le fait qu'il soit une victime du régime nazi. Il s'est courageusement opposé à leur idéologie, mais il est tout de même perçu comme un ennemi et un félon. Sa demande de visa temporaire avant l'US Open est elle aussi rejetée, les Américains mentionnant sa condamnation pour affaire de mœurs. Puis vient la guerre et on abandonne alors les raquettes pour les fusils.

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La Seconde guerre mondiale met fin à la carrière de tennisman de Von Cramm, et lui coûte presque la vie. Il est appelé au service militaire en mai 1940, et est envoyé dans le carnage glacé du front de l'Est. On lui accorde une croix de fer pour son courage, puis il est rapatrié pour cause de sérieuses engelures. La plupart des hommes de sa compagnie furent tués et, non loin de là, pendant la bataille de Stalingrad, son partenaire de double Heinrich Henkel, meurt sous les balles soviétiques.

Gottfried a survécu au Front de l'est, mais pas son protégé Heinrich Henkel. // Via

Gottfried von Cramm survit à la guerre, et continue de vivre en Saxe pendant plusieurs décennies après cela. Il rejoue au tennis vers la fin des années 1940 et remporte même à nouveau le championnat national allemand en 1948 et 1949. Il a alors 40 ans, et décide peu de temps après de prendre sa retraite sportive. Il devient administrateur pour la fédération allemande de tennis, ainsi qu'un brillant homme d'affaires, avant de décéder en 1976 au Caire dans un accident de voiture.

Sur le court, Von Cramm a gagné certaines des compétitions les plus prestigieuses du circuit. En dehors, il a défié les Nazis et refusé d'être à la solde d'un régime totalitaire. En tant que sportif homosexuel refusant de se soumettre à la discrimination, il a vécu des épreuves émotionnelles que même les plus grands athlètes auraient du mal à surmonter. Il était une victime de son époque et de ses circonstances, et fut exclu de tournois qu'il avait pourtant aidé à rendre mythiques.

Le All England Club a peut-être rejeté Von Cramm avant la guerre, mais il reste une partie indélébile de son histoire. Il a joué certains des matches les plus mémorables de Wimbledon, et a affronté certains des meilleurs joueurs de tous les temps. S'il n'a pas battu Fred Perry ou Don Budge, il a laissé l'image d'un sportif honorable, décent et fair-play. Quand on pense aux grands champions qui font partie de l'histoire du tennis, conservons une place pour Gottfried von Cramm.

@W_F_Magee