Marseille corniche kennedy
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Sports

À Marseille, ils plongent pour ne pas couler

Chaque été, la corniche Kennedy est le terrain de jeu de tous les « plongeurs » de Marseille. Pour échapper à la morosité du quartier, faire les beaux et frôler la mort, ils sautent encore et encore.

Du haut de la corniche Kennedy à Marseille, n’importe qui aurait le vertige. Pas eux. Eux, ce sont les « minots » de Marseille. Ils ont entre 12 et 17 ans et pratiquent le saut et le plongeon dès l’arrivée des beaux jours. Quête d’adrénaline, volonté de jouer les fiers devant les copains, impressionner les filles du collège, toutes les raisons sont bonnes pour se jeter dans le vide. 

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Il est 15 heures lorsqu’une dizaine d’entre eux commencent une « salade » sur le spot du petit Nice, près de l’anse de la Fausse-Monnaie. Le but du jeu ? Le premier se lance en criant le prénom du prochain plongeur, et ainsi de suite. Quinze mètres séparent le haut de la corniche de l’eau, durant la chute, le vide, puis la libération. La plupart de ces jeunes, originaires des quartiers marseillais Saint-Just, Belle de Mai ou encore Castellane, n’ont pas la possibilité de partir en vacances durant l’été. Le plongeon devient un hobby, un véritable exutoire. Les risques ? La plupart d’entre eux les connaissent et en sont conscients. La veille un jeune a mal atterri et s’est fêlé les côtes avant de s’évanouir dans l’eau. Ses « collègues » l’ont secouru in extremis en attendant l’arrivée des pompiers. 

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Afin de ne pas se blesser, les plongeurs expliquent fièrement qu’il faut « faire la frite » ou bien « la croix ». Les bras doivent êtres positionnés en « i » le long du corps ou bien croisés au niveau du thorax, afin d’éviter de se casser un membre. Malgré quelques « règles » de sécurité, cette pratique s’avère anxiogène pour les familles de ces pré-adolescents tout juste sortis de l’enfance. « Mes parents me disent que je peux finir en fauteuil roulant, ça fait réfléchir mais je suis accro à ces sensations. J’arrête une journée puis je reviens sur la corniche », explique Mathis, 15 ans, qui fait 40 minutes de bus chaque jour pour venir sur le spot.  

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« Lors de chaque prière je me répète souvent je t’aime maman puis j’y vais. Dans la chute c’est le vide, et j’en ai bien besoin »

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En fin de journée, direction l’anse de Malmousque, un lieu qui en effraie plus d’un car avant de sauter, il faut prendre son élan en traversant une route très fréquentée. Hamid, 16 ans, hésite avant de se lancer, « ne meurs pas le sang », « si tu ne le sens pas n’y vas pas, pas besoin de faire le beau devant les gadjis », crient ses amis. Une rapide prière la tête entre ses deux mains puis la confiance est recouvrée. Finalement ce sera un saut de l’ange puis un élégant plongeon piqué pour le jeune homme. « Lors de chaque prière je me répète souvent je t’aime maman puis j’y vais. Dans la chute c’est le vide, et j’en ai bien besoin », confie-t-il pudiquement. Entre chaque plongeon, quelques joints sont allumés, de la musique sort d’un vieux Nokia, Désenchantée de Mylène Farmer. « C’est nous la génération désenchantée frérot, c’est pour ça qu’on saute ! » lance Hamid. 

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La crainte est bien présente, dissimulée derrière une fierté juvénile. « Bien sûr que j’ai peur, je suis parfois tétanisé devant le vide. Mais il ne faut pas douter, c’est à ce moment que peuvent arriver des blessures », détaille Malik. À tout juste 16 ans, ce jeune originaire du quartier Frais-Vallon s’est blessé aux épaules en sautant dans les Calanques. « Un 22 mètres ça ne pardonne pas, tu dois bien bloquer ta respiration et faire très attention à l’impact. La chute c’est 50 kilomètres heure avec le poids du corps, je vous laisse imaginer les dégâts en cas de plat ». 

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« La boucle est bouclée, je suis devenu adulte et je ne cherche plus à impressionner personne »

Une vingtaine d’accidents graves ont été recensés sur la corniche, dont un mortel en 2017. Face à cela, l’ancien maire de la ville Jean-Claude Gaudin avait tenté d’interdire les plongeons par arrêté municipal en 2006, en vain. Depuis, les Marin-Pompiers naviguent plusieurs fois par jour, prêts à intervenir en cas de mauvaise chute. Mais pour sensibiliser les « minots » aux risques de ces cascades, qui de mieux que d’anciens plongeurs des mêmes quartiers. 

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Le lendemain, c’est une voix plus sage qui se confie. Ancien plongeur devenu acteur, Kamel Kadri est vrai local. Il commence à sauter à l’âge de 12 ans, pour échapper à la morosité de son foyer. Il enchaîne les plongeons durant son adolescence jusqu’au jour où la réalisatrice Dominique Cabrera le repère sur la corniche. Elle tombe sous le charme de la grâce avec laquelle Kamel plonge. Quelques années plus tard sort le film Corniche Kennedy, une adaptation du romain éponyme de Maylis de Kerangal, où Kamel tient un des rôles principaux. 

« Ce sont nos vies dans le film, rien n’est romancé. Nous sautions pour échapper à notre quotidien de galériens »

Le jeune homme n’a pas replongé depuis le tournage du film. « La boucle est bouclée, je suis devenu adulte et je ne cherche plus à impressionner personne », confie-t-il face au coucher de soleil, les yeux fixés sur le dernier ferry qui part pour certainement Alger. C’est grâce au plongeon qu’il est devenu acteur. « À chaque saut, j’ai senti des papillons dans le ventre, comme quand tu es amoureux. Un sentiment que je retrouve aujourd’hui dans le jeu de comédien ».

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Le jeune homme essaie tant bien que mal de faire de la prévention chez les « minots », il leur explique qu’il faut vérifier chaque spot d’une année à l’autre. Pour cela, il faut jauger les fonds marins en plongeant au préalable. « Chaque année la nature évolue. Durant l’hiver les rochers peuvent bouger, ce qui peut être fatal pour les sauteurs. Sans vérification c’est la mort assurée », conclut-il. Depuis la sortie du film certains touristes se sont essayés à ces sauts vertigineux, ce que déplore Kamel. « Ce sont nos vies dans le film, rien n’est romancé. Nous sautions pour échapper à notre quotidien de galériens, pas par simple plaisir de vacances. Eux et nous ce n’est pas pareil ».  

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Impossible de quitter Marseille sans rencontrer une légende du plongeon. Il s’agit d’Alain Demaria. Tous les sauteurs le décrivent comme « le fou » car il est l’un des seuls à plonger avec une technique bien spéciale : sur le côté, les deux poings en avant pour « fissurer l’eau ». À chaque saut, c’est un tonnerre d’applaudissements des badauds et des plagistes en contre-bas. À sa sortie, c’est le sourire gêné qu’il confie que c’est une « morning routine ». « Mais tant mieux si je peux divertir les gens ».

Après le film Corniche Kennedy, contrairement à Kamel, lui a continué de plonger, encore plus haut, toujours plus haut. Sa plus grande fierté : un plongeon du rocher du Torpilleur, culminant à plus de 20 mètres, en plein milieu de la Calanque de Sugiton. « Après Sugiton je n’ai plus d’autre objectif, si n’est que de continuer à sauter. À 80 ans je plongerai encore, même si ce n’est que d’un rocher d’un mètre », s’esclaffe-t-il à peine sortie de l’eau. 

Merci à Alain, Kamel, Mathis, Fares, Malik, Hamid et tous les « minots » de la Corniche Kennedy.

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