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Photo de Timo Verdeil. 
Gaming

Le long chemin de croix des jeunes espoirs de l’esport

Portés par leur rêve de devenir joueur professionnel, ils sont des milliers à s’entraîner sans relâche pour espérer un jour monter au sommet de l’esport.

Cet article fait partie d’une série VICE France « Esport : l’envers du décor ». Avec la professionnalisation de ce secteur, l’esport est devenu depuis quelques années le théâtre de débats complexes. On a rencontré des retraités, des jeunes prodiges, des syndicalistes et même des “theorycrafters” pour raconter ce qu’il se passe dans les coulisses de ce monde entre compétition et divertissement. La première partie est à retrouver ici et la suite dès demain sur VICE.

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Assis sur une petite chaise de bureau ovale, chaussettes aux pieds et casque sur les oreilles… rien ne semble pouvoir déconcentrer le jeune garçon de 18 ans. Face à l’écran, dans un petit coin de la pièce, il enchaîne les parties d’entraînement pour améliorer sa visée avec une rigueur déconcertante. Tous les soirs, il passe des heures à jouer pour améliorer sa technique et développer de nouvelles stratégies. Tout ça dans un seul but : devenir un jour joueur professionnel de Rainbow Six, un jeu de tir à la première personne.

Le jeune homme de 18 ans le sait bien, il n’est pas vraiment ce qu’on pourrait considérer comme une célébrité dans le milieu. Pas totalement amateur mais pas non plus professionnel, Théo fait partie de milliers de joueurs de talent à lutter pour se faire une place dans ce milieu ultra-compétitif. Mordu du jeu depuis ses 15 ans, il participe aujourd’hui à la deuxième division du championnat de France avec ses amis. La première étape d’un long chemin de croix.

« Je sais que je vais y arriver, même si ça peut prendre des années. De toutes façons, je n’envisage pas de faire autre chose », lance-t-il comme un défi. Face à tant de confiance et de détermination, comment ne pas y croire soi-même ?

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Théo, chez lui. Photo de Clémence Duneau.

Pourtant, on ne s’improvise pas joueur pro juste en claquant des doigts. « On n’imagine pas tout ce que ça implique : s’entraîner tous les soirs, sacrifier sa vie personnelle, réussir à passer les épreuves, le doute, la défaite, etc. explique Azrod, un ancien joueur de Rainbow Six. Il faut avoir les nerfs accrochés et ce n’est pas donné à tout le monde. C’est une chose d’avoir du talent mais si on n’en fait rien… on n’ira jamais très loin. » 

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Pour réaliser son rêve, pas question de ménager ses efforts. Tous les soirs, Théo passe au minimum trois heures avec son équipe pour s’entraîner. Après chaque match, il note studieusement dans un immense tableau toutes ses erreurs et ses points d’amélioration. « A ce stade, tous les joueurs sont excellents, explique le jeune homme. Au fond, peu importe si tu as un potentiel, le plus important c’est de continuer à développer son jeu et essayer de s’améliorer. Il n’y a pas de connaissance ultime où on peut se dire que c’est bon, on maîtrise. »

« On en connaît tous des joueurs qui ont voulu aller trop vite »

Dans ce marathon qui peut parfois durer plusieurs années, il peut être facile de perdre patience. Depuis sa chambre, Théo pense avec une pointe d’envie à ses anciens camarades qui ont réussi à se faire une place dans les plus grandes équipes européennes. Pas particulièrement jaloux, il rêve cependant de les rejoindre un jour. « Quand on les voit sur scène, ça donne envie, soupire Théo. Forcément, on se dit qu’on aurait notre place nous aussi. Mais le plus important pour réussir, c’est de ne jamais vouloir aller trop vite et griller les étapes. » Malgré quelques offres tentantes venues de certaines équipes pro et semi-pro, il admet avoir décliné par prudence.

« On en connaît tous des joueurs qui ont voulu aller trop vite, raconte Mátyás « Frost » Mátyus, un jeune joueur de League of Legends. Ils se sont retrouvés dans le grand bain sans avoir l’expérience, la maturité ou le bon comportement… Certains ont craqué sous la pression, n’ont pas réussi à avoir le niveau ou se sont embrouillés avec des membres de leur équipe. En faisant ça, ils ont peut-être grillé leur seule chance de faire carrière, alors c’est mieux d’être prudent. » 

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Passer de sa chambre à jouer en pyjama à faire des compétitions face à quelques milliers de personnes, on peut imaginer que la transition soit un peu déstabilisante. Alors pour espérer pouvoir un jour devenir joueur pro, il faut commencer par s’entraîner dans de plus petites compétitions. Pour nombre d’entre eux, le rendez-vous immanquable de leur début de carrière ce sont les LANs. Des compétitions organisées le plus souvent dans d’immenses hangars où des joueurs de tous niveaux s’affrontent avec sérieux et bonne humeur. En France, l’une des plus célèbres n’est autre que la Gamers Assembly (où nous nous sommes rendus en avril dernier).

« Une fois sur scène, on entend le public crier, nous encourager, C’était vraiment un sentiment incroyable »

« À une époque, la scène de l’esport n’était pas aussi dense et développée qu’aujourd’hui, rappelle Martin « Krok » Berthelot, commentateur et manager d’une équipe de League of Legends. Pendant longtemps, si on voulait poursuivre une carrière dans l’esport, on allait à la Gamers Assembly, on jouait, on gagnait et on voyait si ça pouvait mener plus loin. Aujourd’hui, il existe un vrai parcours disons traditionnel pour réussir à passer les étapes. »

Même si ce genre d’événements ne sont plus forcément nécessaire pour certaines scènes plus développées comme League of Legends, elle reste un passage obligé pour des compétitions plus confidentielles comme le Versus Fighting par exemple. Pour de nombreux joueurs, c’est aussi et surtout la première fois qu’ils ont l’opportunité de monter sur scène et de montrer de quoi ils sont capables.

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« Il a fallu lutter pour convaincre ma mère de me laisser participer », se souvient Mátyás amusé. A 18 ans, le jeune joueur a dû faire le trajet en avion depuis la Roumanie pour rejoindre son équipe et participer à la compétition. Malgré un début un peu difficile, il se retrouve finalement sur la grande scène pour jouer la finale. « Une fois sur scène, on entend le public crier, nous encourager, C’était vraiment un sentiment incroyable. On les entendait même à travers le casque anti-bruit ! Ça fait monter l’adrénaline mais du coup, la pression nous fait aussi perdre tous nos moyens, surtout quand on n’a pas l’habitude. »

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Gamers Assembly 2022. Photo de Adrien Vautier.

Aujourd’hui, très peu de joueurs peuvent se considérer comme des joueurs professionnels - ou du moins qui touchent un salaire suffisant pour pouvoir en vivre. En fonction des scènes, atteindre le meilleur niveau mondial n’est parfois pas encore suffisant pour pouvoir se considérer joueur pro. A 19 ans, Emre « Double61 » Demirtas a beau être champion du monde sur le jeu Teamfight Tactics et avoir signé un contrat auprès de la prestigieuse équipe de la Karmine Corp, ce n’est pas suffisant pour vivre de sa passion. « Là, je passe plus de temps à réviser ou à aller en cours que devant mon écran à m’entraîner », admet le jeune joueur avec regret.

« A terme, notre objectif à tous c’est d’atteindre un niveau suffisant pour pouvoir prendre une année sabbatique et essayer de tout donner pour devenir pro à ce moment-là »

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Il faut bien le noter, le fait de financer des compétitions amateurs - même professionnelles en réalité - est un gouffre financier pour les éditeurs. Bien souvent, ils préfèrent se focaliser sur les compétitions internationales qui ont plus de visibilité. Même sur l’une des scènes les plus développées comme League of Legends, seuls les joueurs de la première division nationale et du championnat européen peuvent réellement être considérés comme des joueurs pro. Le plus souvent, les joueurs semi-professionnels touchent un salaire de quelques centaines d’euros par mois - entre 200 et 1000 euros en fonction des équipes.

« Pour s’en sortir, on est tous un peu obligés de mener deux vies en parallèle, explique Mátyás. Les études ou les petits boulots la journée et les entraînements le soir. A force, il faut faire attention à ne pas tomber dans le burn out ou à finir en dépression quand ça devient trop difficile. A terme, notre objectif à tous c’est d’atteindre un niveau suffisant pour pouvoir prendre une année sabbatique et essayer de tout donner pour devenir pro à ce moment-là. » 

Pour tenter d’apporter une alternative plus professionnalisante, la structure française Vitality, a lancé un nouveau projet en début d’année : lancer son équipe de troisième division du championnat français de League of Legends. L’idée était de recruter une petite équipe de joueurs ultra-motivés et les former pendant une saison. Pour ce projet, tous ont accepté de se consacrer à plein temps sur leur entraînement malgré un maigre salaire.

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Gamers Assembly 2022. Photo de Adrien Vautier.

« En terme d'expérience, c'est du jamais vu, estime John « Sotsy » Sicre, un des membres de l’équipe appelée Yellow Stripes. Ça fait deux ans que je joue en troisième division et ce que l’équipe nous propose comme apprentissage, c’est inestimable. Que ce soient les coachs mis à disposition, les rencontres avec des professionnels du métier, le matériel... Ça fait forcément la différence par rapport à d’autres joueurs qui ne peuvent s’entraîner que le soir avec les moyens du bord. » 

Le joueur le reconnaît malgré tout : un tel engagement a un coût. Arrêter ses études ou son travail pendant un an et se concentrer à plein temps sur la compétition, ce n’est pas donné à tout le monde. Parmi les options les plus onéreuses, il existe également la possibilité d’intégrer une école d’esport. Des formations très coûteuses, peu reconnues par la profession et encore peu privilégiées par les jeunes espoirs français - malgré quelques exceptions.

Aujourd’hui, une grande majorité des joueurs n’ont souvent ni les moyens ni l’opportunité d’entrer dans l’une de ces écoles. Malgré ses rêves de grandeur, Maëel, un jeune joueur de Tekken plus connu sous le pseudonyme de Kestaro, sait bien qu’il ne peut pas se permettre de dépenser son argent à la légère. Pour participer à la Gamers Assembly par exemple, il ne pouvait compter que sur quelques dizaines d’euros offerts par sa structure pour le transport et la chambre d’hôtel. 

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« J’ai vu un peu flou pour venir, avoue le jeune joueur de 19 ans en riant. Le bus le moins cher partait le vendredi donc j’ai dû rater une journée de cours. Il a fallu courir pour attraper le dernier bus du dimanche après-midi aussi, c’était assez sportif. A force de galérer, on finit forcément par se demander si ça vaut vraiment le coup de faire tous ces efforts. » 

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Gamers Assembly 2022. Photo de Adrien Vautier.

Que ce soit à cause de l’emploi du temps ingérable, des problèmes financiers, de la fatigue ou simplement à cause d’un manque de motivation, nombreux sont les joueurs qui finissent par abandonner leur quête. « On n’imagine pas ce que ça implique de s’entraîner tous les soirs, sacrifier sa vie personnelle, réussir à passer les épreuves, le doute, la défaite… Il faut avoir les nerfs accrochés et ce n’est pas donné à tout le monde, explique Azrod. J’en sais quelque chose. » Après avoir échoué à deux reprises aux portes de l’une des plus grandes étapes de sa carrière, le joueur de 22 ans a fini par se faire une raison.

« C’était mon rêve mais il fallait être réaliste, j’avais atteint mes limites. Je ne pouvais pas donner encore plus. Alors j’ai pris la décision de devenir coach et d’aider les autres joueurs à vivre ce rêve. » Car, peu importe les efforts fournis, il n’y aura pas de place pour tout le monde. Pour quelques joueurs aux parcours prodigieux, combien de joueurs sont partis, sont devenus coach d’une petite structure associative ou ont fini par se dire que ce n’était pas pour eux ? 

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« L’esport est un milieu extrêmement volatile. Tout le monde connaît tout le monde. Si un joueur d’une équipe ne t’aime pas, la structure n’essaiera même pas de te faire passer des essais »

Pour atteindre la porte d’entrée du monde professionnel de l’esport, le plus terrible, c’est que ce n’est pas simplement le talent qui compte. Bien sûr, il faut être extrêmement talentueux mais comme souvent, dans une industrie du divertissement, il est important d’avoir une bonne image. Et ça, ce n’est pas forcément quelque chose qu’on apprend facilement tout seul dans sa chambre d’adolescent.

Quand les champions de FIFA pètent un câble

« On en connaît tous, des joueurs qui ne s’intéressent pas du tout à cette question d’image et qui passent totalement à la trappe lors des recrutements, confie Krok. Aujourd’hui, certains réseaux comme Twitter sont devenus des sortes de LinkedIn de l’esport, toutes les offres passent dessus, toutes les infos, toutes les discussions… Si tu passes à côté, tu prends le risque de ne jamais te faire repérer. » 

Il faut toutefois reconnaître que ça ne doit pas être facile tous les jours de garder une bonne image lorsqu’on est passionné par des jeux parfois très toxiques. Comme League of Legends, où il n’est pas toujours simple de garder son sang froid lorsqu’un de ses coéquipiers vous coûtent une partie. « J’essaie toujours de faire attention à ce que je peux dire pendant des parties, en particulier lorsque je joue contre des joueurs professionnels », admet Mátyás.  

« L’esport est un milieu extrêmement volatile. Tout le monde connaît tout le monde. Si un joueur d’une équipe ne t’aime pas, la structure n’essaiera même pas de te faire passer des essais. Donc il faut toujours essayer de se montrer sous son meilleur jour. Il suffit que tu aies une réputation d’être toxique ou d’avoir de mauvais comportements… et tes chances de passer pro peuvent diminuer drastiquement. Quand on est jeunes et encore un peu immatures, c’est trop facile de se faire avoir et ça peut nous coûter notre carrière. »

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