Crime

La Roumanie aurait autorisé des Russes et des Ukrainiens à devenir roumains

Selon un rapport, un système de corruption permettrait à certaines personnes de se soustraire à toute exigence légale en matière de citoyenneté roumaine.
scandale passeports roumains
Image via Pixabay 

D’après ce que nous savons, le ministère roumain de la Justice enquête sur des centaines de cas de passeports roumains qui auraient été accordés à des personnes ne pouvant pas prouver qu'ils pouvaient y prétendre. Comme l'explique le rapport du ministère de la Justice, le système aurait permis à un grand nombre de personnes russes, entre autres nationalités, non seulement de ne pas faire la queue pour obtenir la citoyenneté, mais aussi d'échapper aux exigences légales en matière de citoyenneté roumaine et européenne, laissant planer le spectre de la corruption.

Publicité

Selon le rapport, qui a examiné les demandes de citoyenneté entre 2017 et 2019, le pays membre de l'UE aurait donné la citoyenneté à des Russes, des Ukrainiens, des Moldaves et des Biélorusses sans aucune ascendance roumaine. Selon les accusations, les demandes ont été poussées en tête de la liste d'attente et approuvées personnellement par de hauts fonctionnaires roumains. Le rapport a milité pour la révocation des trois dirigeants de l'institution : le président Andrei Tinu et les vice-présidents Varol Amet et Sorin Bozgan. L'Autorité nationale de la citoyenneté roumaine a rejeté la plupart des affirmations du rapport, mais a confirmé avoir demandé au chef de sa commission de la citoyenneté, chargée de vérifier les documents et d'accorder la citoyenneté, de démissionner à cause du scandale.

« Le système présente de nombreuses vulnérabilités à la corruption, dont la nature pourrait porter préjudice aux demandeurs et à l'État roumain »

Dans des circonstances normales, la citoyenneté roumaine est assez difficile à obtenir. Selon l'article 8 de la loi sur la citoyenneté roumaine, vous devez avoir vécu dans le pays pendant au moins huit ans, ou être marié et vivre avec un citoyen roumain depuis cinq ans. En outre, vous devez passer un examen de langue et de culture roumaines que même les citoyens nés en Roumanie trouvent difficile.

Mais il y a un raccourci. L'article 11 accorde le droit de « recouvrer la citoyenneté », aux personnes qui l'ont perdue contre leur gré, par exemple lorsqu'un territoire roumain a été annexé par un autre pays après une guerre. Ce droit s'applique aux parents jusqu'à la troisième génération. Si vous pouvez prouver qu'un parent, un grand-parent ou un arrière-grand-parent a vécu dans d'anciens territoires roumains, comme l'actuelle République de Moldavie ou dans la ville de Tchernivtsi en Ukraine occidentale, l'obtention de la citoyenneté roumaine devient alors une simple formalité.

Publicité

Selon une déclaration faite par l'Autorité nationale de la citoyenneté, près de 97 000 des quelque 100 000 demandes de citoyenneté déposées chaque année sont fondées sur l'article 11. En 2018, seules 412 personnes sont devenues des citoyens roumains par la voie établie à l'article 8, tandis que 45 000 demandes ont été approuvées en invoquant l'article 11. Mais les inspecteurs soupçonnent que de nombreux demandeurs (ou leurs proches) ne sont pas nés dans les régions anciennement administrées par l'État roumain.

Nicolae Țîbrigan du Laboratoire de guerre informationnelle et de communication stratégique – un organisme non gouvernemental qui fait de la recherche sur la désinformation – estime que le projet pourrait constituer une grave menace pour la sécurité de l'UE. C'est particulièrement risqué car les passeports roumains sont actuellement disponibles pour les personnes vivant dans des zones de conflit gelées comme la Transnistrie, « où des mercenaires sont recrutés à ce jour », dit Țîbrigan. Il ajoute que « les membres de groupes criminels organisés impliqués dans des activités telles que le blanchiment d'argent et les systèmes de cryptologie monétaire » pourraient utiliser ce système pour opérer plus facilement dans toute l'UE.

Ces dernières années, la Russie a été frappée par une crise économique causée par les sanctions européennes et américaines, poussant les riches citadins russes à demander la citoyenneté européenne. Nous avons trouvé un certain nombre de sites web qui promettent de les aider à demander avec succès la citoyenneté roumaine moyennant des frais. Le nombre de demandes russes a rapidement augmenté au cours des dernières années : en 2015, il était de 950 ; trois ans plus tard, de 3 500. Selon le rapport, ce nombre avait déjà atteint 3 150 au cours des huit premiers mois de 2019.

Publicité

La loi roumaine exige que toutes les demandes de citoyenneté soient approuvées par le Comité de la citoyenneté, un organe de l'Autorité nationale de la citoyenneté qui était jusqu'à récemment dirigé par la présidente Emilia Gina Tache. Le comité peut demander des documents supplémentaires pour prouver l'ascendance du demandeur et contacter son pays d'origine pour vérifier les documents. Cependant, le rapport a trouvé 1 600 exemples de demandes pour lesquelles des documents supplémentaires ont été demandés mais jamais délivrés. Au lieu de cela, les cas ont été qualifiés d'« urgents » sans raison valable et ont été rétribués à des membres de haut rang du comité qui les ont approuvés sans vérifier les documents supplémentaires. Dans 363 cas, la paperasserie a tout simplement disparu.

Selon le bureau du procureur général, une affaire pénale a été ouverte sur la base d'allégations selon lesquelles des fonctionnaires auraient détruit des documents et reçu des pots-de-vin pour faire passer des demandes non valables. Le rapport décrit la présidente Tache comme ayant l'habitude d'approuver des demandes douteuses et de faire pression sur ses collègues pour qu'ils fassent de même. En 2012, elle a fait l'objet d'une enquête et a été détenue en attendant son procès dans une affaire similaire, mais les accusations ont été abandonnées pour des raisons qui n'ont pas été rendues publiques. Tache a nié tout méfait dans une déclaration jointe au rapport.

Publicité

Le rapport implique également le vice-président de l'Autorité nationale de la citoyenneté, Sorin Bozgan, dans ce projet. Il est dit que les hauts responsables de l'institution (principalement le président Andrei Tinu et le vice-président Bozgan) ont souvent rencontré des avocats spécialisés dans les questions de citoyenneté dans leurs cercles internes, avant de contourner la procédure officielle d'octroi de la citoyenneté à leurs clients. « La situation a donc été discriminatoire envers le reste des demandeurs », précise le rapport, ajoutant que le système « présente de nombreuses vulnérabilités à la corruption, dont la nature pourrait porter préjudice aux demandeurs et à l'État roumain ».

Bozgan a été nommé vice-président de l'Autorité nationale de la citoyenneté en mai 2018, ce qui en a surpris plus d'un étant donné son manque d'expérience dans le domaine de la citoyenneté (il venait du ministère de l'Environnement). Il a également travaillé comme officier à la Direction générale de la lutte contre le crime organisé et la drogue, où il a été impliqué dans un scandale au début des années 2000 concernant la disparition de six kilos de cocaïne. L'affaire s'est terminée par la décision de ne pas engager de poursuites. Quand nous l’avons contacté, Sorin Bozgan a déclaré qu'il ne discuterait pas des conclusions du rapport au téléphone et a nié son manque d'expérience dans ce domaine, citant des travaux antérieurs avec le Bureau d'enregistrement de la population.

En rejetant nombre des affirmations du rapport, l'Autorité nationale de la citoyenneté a affirmé que certains demandeurs avaient réussi à éviter l’attente parce qu'ils s'étaient présentés en personne au bureau et avaient obtenu des rendez-vous de dernière minute alors que d'autres demandeurs ne s'étaient pas présentés. Le président de l'agence, Andrei Tinu, a nié toute implication dans le système et a déclaré que Tache a été priée de démissionner. Il a également accusé les enquêteurs de « perturber gravement » le travail de l'Autorité nationale de la citoyenneté, et d'intimidation envers les membres du personnel.

Depuis la publication de ce rapport en janvier, le gouvernement roumain a été contraint de se retirer après que le gouvernement de la Première ministre Viorica Dancila a reçu un vote de défiance en octobre dernier. Cette décision fait suite à un certain nombre de revers politiques pour le parti au pouvoir, dont la perte de sa majorité en août 2019. Tant qu'un nouveau gouvernement n'est pas rétabli, aucune décision majeure ne peut être prise sur l'affaire, ni sur l'avenir des fonctionnaires qui auraient permis la corruption.

VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.