B.O, Noisey, long format
Pochette de la bande originale du film « Uncut Gems » composée par Daniel Lopatin (2019)
Music

À quoi reconnait-on une bonne B.O de film aujourd'hui ?

La musique d'« Uncut Gems » composée par Daniel Lopatin de Oneohtrix Point Never, et l'Oscar obtenu dans la nuit de dimanche par Hildur Guðnadóttir pour « Joker » nous donnent quelques indices.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Le cinéma hollywoodien est actuellement embourbé dans un tel cul-de-sac artistique qu’il semble constamment se demander, non plus comment se réinventer, mais simplement comment garder la tête hors de l’eau. Hégémonie de Netflix, frilosité des studios dits classiques qui préfèrent se parquer dans le confort du remake, du reboot ou du sequel plutôt que de se lancer dans des productions originales plus couteuses et risquées, tous ces éléments font que celui qui tente le moindre pas de côté va bien souvent être considéré comme un génie.

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Fatalement, les musiques de films s’en ressentent aussi. Celles qui essaient de dépasser la pure illustration ou qui ne se posent plus en simples exhausteurs de goût se mettent au diapason de films qui, eux-mêmes, dénotent une volonté de s’affranchir des codes, de durée, de thèmes, de genres en vigueur. Ces dernières années, quelques têtes musicales tentent de surnager au milieu d’un marasme de plus en plus formaté, en infiltrant la machine hollywoodienne pour mieux la perturber. On pense notamment au cinéma des frères Safdie, à Ari Aster, ou encore aux bandes originales composées par Mica Levi.

Mais quel est le dénominateur commun qui constitue une bonne B.O de film aujourd’hui ? En partant de la bande originale du film Uncut Gems sorti par les frères Safdie sur Netflix la semaine dernière et composée par Daniel Lopatin de Oneohtrix Point Never, voici un passage en revue de quelques signes qui ne trompent pas.

C'est plus facile quand il y a des bons films derrière

Ça parait évident dit comme ça, mais si les musiques de films ont commencé à paraitre aussi interchangeables ces dernières années, c’est que le circuit hollywoodien ressemble lui-même aujourd’hui à une grosse meringue sans forme ni goût. Ses quelques réussites n’en apparaissent que forcément plus saillantes. Des exemples de l'année dernière comme Joker, Marriage Story ou encore The Irishman de Martin Scorsese, illustrent particulièrement une volonté de s’affranchir des codes de durée, de thèmes, de genres. C’est d’ailleurs plus souvent l’intention qui prime sur le résultat, ce qui explique sans doute le triomphe planétaire d’un film comme Joker, comme si la seule volonté de s’écarter des carcans du film de super-héros en faisait automatiquement un prétendant sérieux aux Oscars - ce qu’il a été, glanant onze nominations mais n’en repartant au final qu’avec deux.

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La question du parasitage se pose de la même manière lorsqu'on en vient à la musique de ces films : comment échapper au diktat hollywoodien, tout en faisant un film hollywoodien ? Dans The Fader, la compositrice britannique Mica Levi parlait de « musique perturbatrice pour un cinéma perturbateur ». Comme Joker, qui entendait dès le départ dévier du carcan mainstream, Levi était aidée en cela par le matériau dont elle bénéficiait à la base : les films Jackie (2012) de Pablo Larraín, ou encore Under The Skin de Jonathan Glazer (2012) avant lui, s’évertuaient chacun à dynamiter respectivement le genre du biopic et du film fantastique. Comme elle l’indiquait elle-même à Indiewire en 2016, avec des instructions de la part du réalisateur Jonathan Glazer comme : « imagine quelqu’un qui vient de jeter 20 bouteilles dans une colline », ou encore : « ça sonne comment d’être immolé par le feu ? », la porte était ouverte à l’expérimentation. Et s’inspirer de compositeurs de musique contemporaine comme Krzysztof Penderecki ou encore Gyorgi Lygeti n’avait alors rien de farfelu.

Ces ambitions nouvelles tiennent aux conditions mêmes de production de ces films. Des studios de production et de distribution comme le New Yorkais A24 (ou dans une moindre mesure Blumhouse et Neon) tentent de ramener dans le giron hollywoodien des productions indépendantes plus ambitieuses. Les films de genre sont alors les plus à même à fonctionner dans cette esthétique de la disruption. Des films comme Hérédité, Midsommar, ou encore Mandy avec Jóhan Jóhannsson, ou encore les films de John Hillcoat avec Nick Cave et Warren Ellis à la B.O, tous témoignent d’un amour pour le genre et de ses possibilités pour aller autre part.

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Ils participent aussi, dans une moindre mesure, à ce qu'on a appelé au cinéma ces dernières années l’elevated genre, ou le post-genre. En somme, un film qui s’élèverait au-delà des simples canons du film du genre, serait plus pointu, plus intellectuel, plus ardu, plus « noble » en somme. Des films affublés de l’appellation aussi divers et variés que le remake de Suspiria par Luca Guadaguigno (et avec Thom Yorke à la B.O), Babadook, Get Out, The Witch.

Les compositeurs de musique de films viennent de moins en moins de la musique de films

Utiliser des procédés différents et expérimentaux en musique au cinéma n’est pas quelque chose de nouveau, mais c’est une entreprise relativement récente pour ce qui est des films qui évoluent dans le système hollywoodien. Il faut dire que ces dernières années, le peloton a presque toujours été occupé par les mêmes têtes, comme John Williams, Alexandre Desplat, ou encore l’inénarrable Hans Zimmer, qu'on retrouve à peu près partout depuis les années 80, et qui a composé la musique de tous les blockbusters qui comptent, de ceux de Christopher Nolan à Pirates des Caraïbes en passant par Batman v Superman, ou encore des conneries Disney de type Le Roi Lion, Baby Boss ou le prochain James Bond.

La différence se fait d'office sentir quand les réalisateurs font appel à des compositeurs qui ne viennent pas du sérail. En ce qui concerne Joker, en lieu et place de la grosse cavalcade à la Hans Zimmer, on y entend les complaintes spleenétiques de la violoncelliste islandaise Hildur Guðnadóttir, laquelle vient de la msuique expérimentale et a collaboré avec le groupe de metal Sunn O))), Pan Sonic, Animal Collective ou encore Throbbing Gristle. Il est intéressant de voir que parmi la liste des nominés, elle était la seule venant de la musique expérimentale, aux côtés notamment des ronds-de-serviette que sont Alexandre Desplat, Randy Newman, Thomas Newman et John Williams.

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Sur Pitchfork, le compositeur britannique Ben Salisbury expliquait que « les réalisateurs intéressants qui souhaitent faire des films intéressants » en ont régulièrement marre des musiques de films interchangeables, et vont directement s’adresser à ceux dont ils s’inspirent. Et qui ne viennent pas forcément de la musique de films.

Place aux auteurs, dehors les copistes

Ce sont donc des auteurs qui répondent à d’autres auteurs. Et c’est ce qui change dans le circuit hollywoodien. Car si, comme nous le rappelle le site de la BFI, dans les années 70 Werner Herzog pouvait faire appel à des groupes de rock expérimental comme Popol Vuh, et si la B.O de Bebe and Louis Barron pour Planète Interdite (1956) pouvait avoir déjà quelque chose de proprement inentendu dans le champ de la musique de films, cette soif d’expérimentation dans le cinéma commercial est relativement récente.

On pourrait dater ce renouveau avec Jonny Greeenwood de Radiohead qui a commencé à travailler sur les bandes-sons de Paul Thomas Anderson en 2007 (avec There Will Be Blood), et s’étend depuis à des compositeurs confirmés comme Jóhann Jóhannsson, Mica Levi, Colin Stetson, Lustmord, Geoff Barrow, Scott Walker, qui viennent tous de la musique ambient, contemporaine et expérimentale. Aujourd’hui, cet alliage nouveau s’étend un peu partout, pour des résultats plus ou moins heureux certes, mais qui impriment aussi bien la rétine que les tympans.

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L’exemple le plus frappant est sans doute celui de Daniel Lopatin. L’homme qui évolue sous le nom de Oneohtrix Point Never s’est trouvé un allié de choix avec les frères Safdie, lesquels lui ont confié la bande originale de leur film Good Time, avec Robert Pattinson, paru en 2017. Dedans, Lopatin convoque les fantômes de Vangelis et de Tangerine Dream, le tout troué par des lignes de guitares comme surgies d’un vieux rêve d’Hollywood Boulevard qui n’aurait jamais existé. Pourtant, il ne fait pas le décalque d’autres tacherons du genre, à l’image des revivalistes synthwave de Survive qui composaient la B.O de Stranger Things en convoquant leurs souvenirs 80's mais sans imagination. Le rêve de Lopatin n’est pas d’obéir à une demande de quadragénaires en doudou qui rêvent de leur enfance. Il convoque autre chose, un espace mental insituable, qu’on ne saurait réduire sous le seul champ de la nostalgie.

Lopatin déclarait en 2016 dans une interview pour le site Chronicart : « Je ne vois pas de différence entre le futur et le passé. Pour moi ce sont juste deux fictions. Jouer avec cette matière est la meilleure manière pour moi d’être vraiment dans le présent. Parce qu’il faut sans cesse être un étudiant, sans cesse reconnaître le passé, pas à un niveau sentimental, mais à un niveau matériel. C’est ainsi qu’on crée de nouvelles idées. En reconnaissant que le passé n’est pas stable, on voit que le futur ne l’est pas non plus. On transforme ces idées du passé en nouvelles formes au lieu de croire en elles, on construit de nouvelles idées au lieu de vénérer les anciennes. » La différence avec les copistes est sans doute là.

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La musique de film ressemble de moins en moins à de la musique de film

Toujours dans l’interview de The Fader, Mica Levi déclarait : « La plupart des gens ne font pas gaffe à la musique dans les films. Sauf s’il y a un gros tube dedans pour le soutenir. » Sauf que les films ressemblent de moins en moins à des compilations avec des gros tubes dedans.

Aux derniers Oscars ce week-end, il n’y avait qu’à voir la performance d’Eminem pour voir que le morceau-locomotive (comme Elliott Smith ou Celine Dion en leur temps) n’ont plus droit de cité - en dehors du fait qu’on ne soit plus en 2002 et que tout le monde se demande ce qu’Eminem peut bien foutre là. À la place, les bandes-sons, comme le dit le bruiteur français Nicolas Becker dans le numéro des Cahiers du Cinéma de novembre 2018 intitulé « Écouter le cinéma », s’apparentent de plus en plus à « un brouillage entre sound design et musique ». Suzanne Ciani abondait dans ce sens : « Il y a aujourd’hui une fusion entre le sound design et la bande-son traditionnelle au cinéma. C’est inspirant, cela donne envie de se dégager vers une dimension sonique non littérale. »

Ce qui fait que les bandes-sons, fait assez troublant aujourd’hui, tiennent souvent toutes seules sur leurs deux jambes et peuvent être écoutées déconnectées des films qu'elles soutiennent.

Mais cela ne veut pas dire que les règles du jeu risquent d'être changées pour de bon dans un futur proche. Toujours dans Pitchfork, Clint Mansell, compositeur de films plus ou moins ambitieux, plus ou moins commerciaux, déclarait : « Je ne suis pas sûr que ce soit en train de changer, pas pour les films mainstream en tout cas. Sans nommer personne, je viens de me faire virer d’un film "commercial" pou ravoir été jugé trop "expérimental" ». Et s’il était permis d’en douter, rappelons le cas de Johann Johannsson, qui s’est fait lui aussi dégager de la bande-son de la suite de Blade Runner 2049 (2017), pour être remplacé au pied levé par… Hans Zimmer. Comme quoi, la soif de singularité dans la musique de film à Hollywood n’est pas (encore ?) reine.

Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.

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