Trop rock-stars pour la team Nirvana, pas assez originaux pour la team Soundgarden, trop tordus pour la team Pearl Jam, Alice In Chains reste considéré comme le mouton noir du « Big Four » du grunge. Dernier arrivé du lot mais premier à avoir rencontré le succès (dès la fin 1990 avec son premier album Facelift et le tube « Man In The Box »), le groupe de Seattle a également entamé sa descente aux enfers bien avant les autres, sombrant dans l’héroïne pendant l’enregistrement de son deuxième album (le génialissime Dirt) et tombant en miettes dès 1993, avec l’éviction du bassiste Mike Starr (qui en était réduit à vendre les billets de ses propres concerts au marché noir pour financer son addiction) et son retrait quasi-total de la scène. Entre l’été 1993 et sa séparation en 1996, Alice In Chains donnera à peine une demi-douzaine de concerts. Le plus mémorable d’entre eux sera incontestablement le MTV Unplugged de 1996, enregistré quelques mois avant la dernière apparition sur scène du chanteur Layne Staley le 3 juillet 1996. Il décédera par la suite d’une overdose d’héroïne le 5 avril 2002.
Moins mort que Nirvana, plus actif que Soundgarden et moins chiant que Pearl Jam, Alice In Chains connaît depuis 2005 une seconde vie avec le chanteur William DuVall, et voit aujourd’hui la sortie de sa première biographie, après 25 ans d’un parcours chaotique tortueux et chaotique. Un livre écrit par le journaliste David De Sola qui, sans l’aide du groupe mais avec un style très particulier (basé sur un travail d’investigation aussi passionnant que rigoureux), donne enfin à Alice In Chains la place qu’il mérite en remettant quelques pendules à l’heure et en balançant une paire d’anecdotes et de révélations format grand patron. On a été en discuter avec l’auteur.
Noisey : Salut David. Est-ce que tu pourrais, avant toute chose, nous en dire un peu plus sur toi ?
David De Sola : Je vis à Washington D.C. où je travaille comme journaliste depuis un peu plus de 12 ans. J’ai travaillé pour CNN, 60 Minutes et Reuters. J’ai déjà été publié à plusieurs reprises, mais la biographie d’Alice In Chains est mon premier livre.
Quand as-tu découvert Alice In Chains ?
J’ai entendu leur musique pour la première fois au début des années 90, je pense que ça devait être en 1992 ou 1993. Quand j’ai décidé d’écrire ce livre, je ne connaissais que Dirt et Unplugged, mais en me lançant dans ce projet, j’ai pu découvrir tous leurs disques et le coffret, sans oublier l’album de Mad Season et le disque solo de Jerry Cantrell.
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C’est ça que je trouve assez dingue. Tu l’expliques dans l’avant-propos du livre : tu n’étais pas particulièrement fan d’Alice In Chains à la base, tu travaillais de nuit et un soir, en écoutant Dirt sur ton iPhone, tu as réalisé qu’aucun livre n’existait sur le groupe, alors tu as tout simplement décidé d’en écrire un. C’est délirant.
Oui. À l’époque, je bossais 40 heures par semaine chez 60 Minutes et j’allais aux cours du soir de l’université de Georgetown deux fois par semaine. Entre mon taf et l’école, j’avais des TONNES de trucs à lire chez moi. Un soir, pendant une grosse session de lecture, je suis tombé sur Dirt dans ma bibliothèque iTunes. Je ne l’avais pas écouté depuis plusieurs années. Je suis ensuite allé voir sur le net s’il existait une biographie du groupe mais je n’ai rien trouvé – du moins rien de très sérieux ou de consistant. Du coup, j’ai décidé de le faire moi-même.
Toujours dans l’avant-propos, tu expliques que tu t’es vite rendu compte que tu allais devoir écrire ce livre sans la participation ni la bénédiction des membres du groupe.
C’est un cas de figure assez courant, mais je voulais être clair et transparent vis-à-vis de ça. Je tenais évidemment à interviewer les membres du groupe pour avoir leur version de l’histoire. Mais le fait qu’ils refusent m’a finalement poussé à creuser plus profondément et à aller bien plus loin que je ne le pensais au départ – me limitant aux interviews existantes pour ce qui est du groupe. Après, est-ce que ça a fait de mon livre un meilleur livre ? Ça, c’est au lecteur d’en décider.
Ton livre commence de manière très classique avec l’enfance de Layne Staley mais prend une toute autre tournure lorsqu’on arrive au milieu des années 80 avec l’ouverture de la Music Bank à Seattle [complexe de salles de répétition auto-géré qui jouera un rôle essentiel dans le développement des groupes de la région et, indirectement, dans l’explosion grunge du début 90]. Tu consacres une très grosse partie du livre à cet endroit et tout ce qu’il s’y passe – les amitiés, les relations entre les personnes, les gens plus ou moins étranges qui passent par là. Ça peut sembler bizarre au premier abord, mais ça donne vraiment un côté très vivant, très humain à cet épisode. On a presque l’impression de lire un roman sur une bande d’ados marginaux de Seattle. Au final, il y a un bon équilibre entre, d’un côté, des passages très rigides, très journalistiques, et d’autres plus spontanés et émotionnels.
J’ai un background très classique et mon boulot fait que je lis principalement des essais, des biographies ou des livres d’Histoire – très peu de fiction. Et toutes ces lectures m’ont forcément influencé dans mon travail. Il y a notamment un article qui a eu un impact énorme sur moi, Frank Sinatra Has a Cold de Gay Telese, qui est paru dans Esquire en 1966. Deux livres m’ont servi de modèle pour ma biographie d’Alice In Chains : Redemption Song: The Ballad of Joe Strummer de Chris Salewicz et la biographie de Steve Jobs écrite par Walter Isaacson. Ça peut donner une idée de ce que j’avais en tête en démarrant ce projet.
Après, pour ce qui est des histoires, des ambiances, tout vient des interviews. J’ai juste fait en sorte que tout soit aussi correct que possible d’un point de vue factuel et chronologique et que ça réponde à ma question de départ : qui sont les types qui ont formé Alice In Chains et qu’ont-ils ont accompli avec ce groupe ? Les émotions, le rythme, le ton – tout a été dicté par les témoignages. Je n’ai rien planifié sur ce point. Je me suis laissé guider par les faits.
Ce côté très journalistique peut rebuter certains lecteurs, mais je trouve que pour le coup, il donne encore plus de poids et de force au livre, vu que tu n’as gardé que les histoires que tu pouvais vérifier et recouper. Les anecdotes sur les premières tournées du groupe avec Extreme, puis Van Halen, sont très marrantes. Une de mes préférées, c’est quand Layne et Kurt Cobain font une cagnotte commune pour se payer une livraison d’héroïne par avion, pendant un festival au Brésil. C’est d’autant plus intéressant à lire qu’à l’époque où ça s’est passé (début 1993), Kurt Cobain s’en prenait régulièrement à Alice In Chains dans ses interviews, les accusant d’être un groupe opportuniste et bidon.
Effectivement, j’ai supprimé toutes les histoires ou informations que je n’ai pas pu vérifier. Certaines se sont avérées fausses d’emblée. D’autres m’ont donné un peu plus de fil à retordre. Il a fallu recouper des informations, questionner des gens. Il y en a toutefois une ou deux que j’ai choisi d’inclure malgré tout, avec une note stipulant qu’en dépit des vérifications, rien ne permettait pour le moment de savoir si c’était vrai ou pas.
Je ne me suis pas vraiment documenté sur les tensions entre Kurt Cobain et Alice In Chains. Nirvana se sont formés à Aberdeen, à deux heures de route de Seattle. C’était une histoire et un background totalement différents. Ce que je sais en revanche, c’est que, bien qu’elle ne les ait jamais eu comme clients, Susan Silver, la manageuse d’Alice In Chains, a présenté Nirvana a pas mal de monde dans le milieu de la musique avant qu’ils ne deviennent célèbres. Quand Nirvana a été intronisé au Rock and Roll Hall of Fame, Krist Novoselic l’a d’ailleurs publiquement remerciée pour ça.
Kat Bjelland et Layne Staley, backstage pendant l’édition 1993 de Lollapalooza
Il y a un passage assez dingue dans le livre où Kat Bjelland de Babes In Toyland fait une overdose volontaire quelques heures après que Layne Staley l’ait quittée, pendant l’édition 1993 de Lollapalooza. Là encore, la présentation de cette histoire est plutôt bien vue – tu l’abordes de manière factuelle et détachée, là ou d’autres en auraient fait des caisses.
Je savais dès le départ que la drogue serait un des sujets principaux du livre. La question, c’était : comment aborder ça ? Je ne voulais pas que mon livre soit vendu comme un truc genre « Hunter S. Thompson au pays du grunge » ou « Requiem for a Dream à Seattle ». Il a fallu que je trouve un moyen de présenter les faits sans les rendre sensationnels ou attractifs, tout en respectant la dignité des personnes impliquées.
Jane’s Addiction ont ouvert la voie à la fin des années 80, mais Alice In Chains a été le premier groupe alternatif des années 90 à véritablement toucher le grand public, plus d’un an avant Nirvana. Le clip de « Man In The Box », c’était l’hystérie, ça passait 15 fois par jour sur MTV. J’ai l’impression que l’impact du groupe a été minimisé avec le temps. Ce livre, c’était aussi, du coup, l’occasion de remettre certaines choses à leur place, j’imagine ?
Complètement. Le souci avec Alice In Chains, c’est qu’ils n’ont quasiment plus tourné après 1993. Ils ont juste fait quelques concerts ici et là, mais entre 1994 et 1996, c’est quasiment devenu un groupe de studio. Leurs derniers concerts avec Layne ont eu lieu durant l’été 1996. Ils n’ont ensuite plus jamais rejoué sous le nom Alice In Chains, jusqu’à leur reformation 10 ans plus tard. Et 10 ans, c’est long quand tu ne fais plus rien. Beaucoup de gens les ont oubliés. Alors que durant cette période, des tas de groupes qui cartonnaient les citaient comme influence.
Dans tous les livres ou documentaires sur la scène de Seattle, tout le monde est d’accord pour dire que 1991 est l’année où tout a explosé. Et dans l’esprit de la plupart des gens, cette explosion est liée à la sortie de Nevermind et du clip de « Smells Like Teen Spirit », à l’automne 1991 et, à un degré moindre, à celle du Ten de Pearl Jam, un mois plus tôt. Et quand tu compares les dates, tu réalises à quel point Alice In Chains ont été mis de côté et mésestimés. Facelift, le premier album du groupe, est sorti en août 1990. « Man In The Box » est passé heavy rotation sur MTV en mai 1991 et l’album a été disque d’or en septembre de la même année. Alice in Chains a été le premier groupe de cette scène a s’imposer sur MTV, à toucher un très large public et à vendre autant de disques. En gros, Alice in Chains ont ouvert la porte, mais ce sont Nirvana et Pearl Jam qui l’ont défoncée
Un truc que je n’avais jamais réalisé avant de lire ce livre, c’est à quel point l’enregistrement de l’album Unplugged était un moment crucial et douloureux dans le parcours du groupe.
Les répétitions pour l’enregistrement se sont extrêmement mal passées, mais la performance finale s’est avérée incroyable. C’est, à mon avis, un des sommets de la carrière du groupe.
Est-ce que le groupe s’est manifesté maintenant que le livre est sorti ?
Non, je n’ai toujours aucune nouvelle d’eux. Les seuls retours que j’ai eu pour le moment, ce sont ceux des lecteurs et des gens que j’ai interviewé – et ils sont plutôt positifs.
Alice In Chains – The Untold Story est disponible chez Thomas Dunne Books. Aucune traduction en français n’est prévue pour le moment.