Culture

L’Almanach de l’horreur

Comme en attestent les différents exemples de mu​rderabilia, le nombre conséquent de sites, blogs et chaînes Youtube dédiés aux assassins et la masse toujours plus importante de programmes télé et films sur le sujet, les serial killers et leur mythologie ont tendance à fasciner l’être humain. La haine et la mégalomanie de ces presque monstres exercent sur nous, personnes pacifiques, une puissante force d’attraction. Selon l’auteur et spécialiste du sujet Stéph​ane Bourgouin, la France aurait été le théâtre de 57 assassinats entre 1999 et 2006, meurtres imputés à des serial killers dans 10 à 12 % des cas – chiffre bas comparé aux États-Unis ou à l’Afrique du Sud, où environ 16 000 ​a​ssassinats sont commis chaque année pour une population de 53 millions d’habitants.

En réponse à cet enthousiasme pour le crime et ses instigateurs, Emily a fondé « Tueurs en ​serie.org » en 2002, un site français consacré aux assassins, qui les présente à chaque fois tels qu’ils sont : des malades dans le meilleur des cas, de pathétiques connards imbus d’eux-mêmes et profondément brutaux le reste du temps. « Je voulais créer un site en réaction aux autres plateformes sur le sujet, qui se contentaient de décrire les assassinats, voire de magnifier les tueurs ! », m’a-t-elle annoncé dès le début de l’interview. Partis sur de bonnes bases, on a discuté ensemble du pouvoir de fascination provoqué par les serial killers, de leur intelligence surestimée et de leur effrayante normalité.

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Andreï Tchikatilo « le montre de Rostov », coupable de 52 meurtres entre 1978 et 1990. Image publiée avec l’aimable autorisation d’Emily de Tueurs en série.org

VICE : Comment avez-vous réussi à accumuler tant d’archives et de connaissances sur les serial killers ?
Emily de « Tueurs en série.org » :
Principalement avec des livres (j’en ai beaucoup, la plupart en anglais), des coupures de journaux, des sites web sérieux, et des documentaires. Je ne passe pas mon temps à ça, mais je me documente. Et je lis beaucoup d’ouvrages qui présentent des avis différents, afin de me faire une opinion : y a-t-il un gène de la violence ? Les tueurs en série peuvent-ils être « guéris » et remis en liberté ? Pourquoi y a-t-il plus de tueurs en série dans certains endroits du globe ? Ce genre de choses.

Avant de lancer le site, vous intéressiez-vous aux tueurs en série ?
Oui. La première fois que j’ai entendu parler des tueurs en série, j’étais jeune adulte et j’ai lu un ouvrage en anglais sur le sujet. Je l’avais choisi par curiosité. Je ne me souviens plus du titre, mais c’était un livre assez généraliste qui se contentait de décrire tel ou tel crime. Je me suis demandé comment de telles horreurs étaient possibles. J’ai alors acheté le livre en français de référence, Serial Killers de Stéphane Bourgoin, qui m’a permis de comprendre énormément de choses sur les tueurs en série et leur psyché.

En effet, dans la section FAQ de Tueursensérie.org, vous faites la distinction entre « passion » et « intérêt » pour les serial killers. Vous les traitez même de « minables ». En conséquence, que trouvez-vous intéressant dans l’existence des serial killers ?
De la même manière, je trouve que les nazis étaient des minables, même s’ils possèdent une certaine aura de « maîtres du Mal » si l’on veut…

OK, je vois.
C’est la capacité de l’homme à faire du mal à un autre homme qui m’interpelle. Je me demande si Freud avait raison de dire que « l’homme est tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de le martyriser et de le tuer. » Est-ce dans la nature humaine ? Les tueurs en série sont-ils des monstres « hors de l’espère humaine » ou au contraire, l’essence même de l’être humain ?

Je n’ai aucune admiration malsaine pour eux, mais je veux comprendre ce qui transforme un petit enfant en meurtrier barbare et si comme on dit, « cela peut arriver à n’importe qui ».

Mais les tueurs en série ne sont-ils pas tous psychopathes, donc « fous » dans une certaine mesure ?
La psychopathie n’est pas du tout une maladie mentale. C’est un trouble de la personnalité. Il n’empêche pas les tueurs en série de savoir que tuer est « mal » – en loi française, un criminel est « fou » (et donc irresponsable) s’il ne sait pas discerner la portée criminelle de son acte.Les tueurs en série psychopathes se moquent de savoir que leurs victimes souffrent et meurent, parce qu’ils sont terriblement narcissiques et ne connaissent pas l’empathie – ils ne parviennent pas à se mettre « à la place de l’autre ». Les psychopathes sont égoïstes, menteurs, immatures et manipulateurs.

Il existe une minorité de tueurs en série psychotiques, qui eux souffrent d’aliénation mentale. Herbert Mu​llin, par exemple, tueur en série californien des années 1970, était atteint de schizophré​nie paranoïde. Il entendait des voix qui lui ordonnaient de « sauver la Californie d’un tremblement de terre » à condition qu’il sacrifie des victimes expiatoires. Il a affirmé qu’il obéissait toujours à ces voix, omniprésentes selon lui. Cependant, il a admis que lorsque les voix lui avaient ordonné de tuer son oncle, il ne l’avait pas fait parce qu’il « l’aimait bien ».


​Extrait du dossier de Ted Bundy, le « lady killer » reconnu coupable de 30 homicides aux États-Unis entre 1974 et 1978. Photo v​ia

Quel est le cas de serial killer le plus intéressant selon vous ?
Je dirais Ted Bun​dy, parce qu’il est une sorte de cliché ambulant du tueur en série. De loin, il paraissait très intelligent ; il était étudiant en droit et bénévole chez SOS Amitié. Beau parleur, il a séduit de nombreuses femmes, travaillé pour une commission criminelle et le ministère de la Justice, puis pour la campagne d’un candidat républicain. Le gendre idéal, en quelque sorte.

En réalité, il se servait de son intelligence pour berner ses victimes et les attirer à lui, n’a jamais terminé ses études et été licencié de tous ses emplois car on ne pouvait pas lui faire confiance. Il travaillait chez SOS Amitié simplement pour apprendre comment parler aux femmes. Il avait une voiture couleur bronze, très voyante, et a été arrêté bêtement parce qu’il roulait de nuit dans un quartier résidentiel et s’est enfui en voyant une voiture de police. C’était un asocial immature qui n’a jamais eu le moindre véritable ami et n’a gardé aucune de ses petites amies. C’était un voleur et un menteur compulsif. Il était brutal et nécrophile. Mais il portait le masque de l’homme normal et en conséquence est parvenu durant de nombreuses années à berner son monde.

À rebours de l’histoire de Bundy, existe-t-il un assassin dont le parcours est particulièrement original ?
Oui, je pense au cas des serial killers femmes – et des couples de serial killers. Les tueurs en série masculins tuent très souvent pour éprouver un plaisir sexuel ou un sentiment de domination, de possession.Mais dans leur grande majorité, les femmes tueuses en série sont des « veuves noires » : elles tuent leurs maris et leurs enfants pour des raisons financières.

Par exemple, Dorothea Puente était une petite femme d’âge mûr qui semblait incapable du moindre mal. Dans les années 1980, à Sacramento, elle a ouvert une pension de famille et un appartement dans lesquels elle accueillait des personnes âgées ou mentalement déficientes qui lui étaient confiées par les services sociaux. Elle leur faisait à manger et s’occupait de l’administratif. Une bonne Samaritaine. En fait, elle a été arrêtée plusieurs fois pour prostitution, escroquerie et vagabondage. À la fin des années 1970, elle a été condamnée pour avoir séduit plus de 30 hommes âgés dans des bars et leur avoir volé leur argent en imitant leur signature. Et elle a assassiné neuf de ses locataires via des overdoses de médicaments, afin de récupérer leur pension et faire de faux chèques en leur nom. Froide, elle les a tuées simplement pour l’argent.

Coupure de journal relatant l’affaire Dennis Rader, le « BTK killer »

Vous dites que les tueurs sont rarement des personnes de type « Hannibal Lecter », fines d’esprit et cultivées. Selon vous, ce sont plutôt des barbares stupides et mégalomanes.
​Ce ne sont pas obligatoirement des « barbares stupides », en réalité. Ce que je veux dire, c’est que la plupart des gens imaginent que les tueurs en série sont soit des hommes intelligents et raffinés (ce serait la raison pour laquelle ils échappent à la police), soit des monstres repérables au premier regard.

Les tueurs en série anciens étaient souvent des marginaux, mais la plupart des tueurs en série modernes sont « moyens ». Des hommes et des femmes qui passent inaperçus. Ils ne font pas de grandes écoles et ne deviennent pas docteur en physique nucléaire – ils sont plus souvent ouvriers ou employés. Ils ne vivent pas non plus dans des caves obscures : beaucoup sont mariés, ont des enfants et vivent dans un petit pavillon de banlieue. Le tueur en série est souvent banal.

Robert Ya​tes a assassiné 17 prostituées à Spokane, dans le nord-ouest des États-Unis. Il était marié et père de 5 enfants. Il vivait dans un quartier de classe moyenne et avait été pilote d’hélicoptère dans la Garde Nationale. Il a enterré certaines de ses victimes dans son propre jardin. Dennis Rader, le « BTK ​killer », a assassiné 10 personnes dans la région de Wichita, au Kansas. Il a envoyé 16 courriers aux journaux sur une période de 30 ans, pour se moquer de la police. Il était marié et père de 2 enfants, avait servi dans l’US Air Force, était fonctionnaire dans sa localité et président du conseil de son église. Marcel ​Barbeault a abattu 8 personnes dans l’Oise en l’espace de 7 ans. Il était compulsivement voleur et cambrioleur. C’était un mari aimant et un père modèle. Il était ouvrier et a travaillé durant des années à l’usine Saint-Gobain sans que personne ne se plaigne de lui.

Marcel Barbeault, le « tueur de l’ombre » français. Photo v​ia

Pourquoi ce mythe de l’assassin intelligent perdure-t-il dans la culture populaire, selon vous ?
Le mythe de l’assassin supérieurement intelligent perdure – tout comme celui du « ils sont fous » – grâce à la représentation qu’en donnent les médias et les fictions. Des livres, des films et des séries telles que Dexter ou Hannibal présentent les tueurs en série comme des gens habiles, éduqués, qui parviennent à éviter l’arrestation grâce à des stratagèmes alambiqués. C’est nettement plus excitant que la réalité. Du coup, les gens s’imaginent que tous les tueurs en série sont des « génies du mal ». En réalité, les tueurs en série s’en prennent très souvent à des gens vulnérables, comme les prostituées – celles-ci ne représentent pourtant qu’une minorité de victimes dans les œuvres de fiction…

Existe-t-il une forme de compétition sinistre entre serial killers agissant au même moment, de type : « j’ai plus tué que lui », etc. ? La mégalomanie est-elle une constante dans l’histoire des serial killers ?
Les tueurs en série sont très préoccupés par leur petite personne et par rien d’autre au monde. Mais, lorsque plusieurs tueurs en série sévissaient dans la même région, il est arrivé que certains tueurs en série expliquent, après leur arrestation, avoir été « énervés que les flics pensent que tel meurtre bâclé [avait] été commis par moi, alors que c’était par l’autre. » Ce fut le cas d’Ed Kem​per – condamné pour décapitation de jeunes étudiantes dans les années 1970 – concernant les crimes d’Herbert Mullin. Lorsque les deux furent arrêtés et emprisonnés dans le même pénitencier, Kemper prit plaisir à se moquer de Mullin, allant jusqu’à le harceler.

La mégalomanie est l’un des traits qui caractérisent le mieux les psychopathes, et donc la majorité des serial killers. De nombreux tueurs ont envoyé des courriers aux médias ou à la police pour se vanter de leurs crimes. Jack l’Éventreur fut le premier, mais il fut suivi par bien d’autres : Albe​rt Fish, le Zodiac, David B​erkowitz alias Son of Sam, le BTK, etc. Alors emprisonné en 1984 pour viols, Michel Fo​urniret a demandé au juge d’instruction de diffuser les lettres grandiloquentes qu’il avait écrites à ses victimes et, au premier jour de son procès de 2008, alors qu’il refusait de parler, il a donné au juge une lettre de 8 pages où il se plaignait de la justice et se posait en victime !

Avis de recherche au sujet du tueur du Zodiaque, 1970. Photo via Wik​imedia Commons

Vous dites aussi que la France est « relativement épargnée » par l’activité des serial killers – quoiqu’on en compterait dans les 50 en activité. Pourquoi, selon vous ?
Disons plutôt que, par rapport aux États-Unis, à la Chine ou à l’Afrique du Sud, où des tueurs en série apparaissent très souvent, la France subit moins de tueurs en série.Les psychopathes sont présents partout dans le monde ; ils représentent environ 1 % de la population mondiale.Les tueurs en série sont principalement étudiés dans les pays anglo-saxons, et quoique les recherches soient toujours en cours, on a tout de même remarqué que les serial killers étaient plus nombreux dans les pays ou régions :

– où la mentalité est plus « puritaine » (on réprime les instincts, on transforme des désirs « normaux » en monstruosités, on crée des frustrations)

– où la population est nombreuse et urbanisée (la densité de population apporte plus de victimes potentielles – notamment des prostituées – et un anonymat préservé)

– où la société glorifie la violence (le héros du pays est-il Rambo ou Pasteur ? Les tueurs en série sont-ils analysés ou glorifiés ?) et prône l’individualisme

– où les « proies faciles » (prostituées, fugueurs, SDF, sans papiers…) sont plus nombreuses.

Extrait du film Henry, portrait d’un serial killer, 1986

Quels sont les films qui, selon vous, parlent de manière juste des tueurs en série ?
Henry, portrait d’un ​serial k​iller de John McNaughton. C’est un film glauque, malsain, mais pas gore. Il met mal à l’aise sans réellement montrer de violence sanglante. Il montre le côté ambivalent des tueurs en série, qui peut passer de l’homme ordinaire au meurtrier le plus brutal. J’apprécie aussi le téléfilm Citizen X au sujet des meurtres de Chikatilo, Clean, Shaven, sur le parcours d’un assassin schizophrène, Les Tueurs de la lune de miel (un couple d’assassins inspirés de Bec​k et Fern​andez), Zodiac de David Fincher, Seul contre tous de Gaspard Noé et Le Voyeur de Michael Powell.

Pensez-vous que le cinéma – et ses personnages comme Hannibal Lecter – ait un impact sur les serial killers eux-mêmes ?
​Non. Ce ne sont pas les films qui « poussent » les gens à tuer. Ce ne sont pas les médias ou les fictions non plus qui créent des tueurs – c’est toujours la fiction qui s’inspire des tueurs. Certains tueurs ont admis que des films violents avaient mis « de l’huile sur le feu » à leur férocité, mais on parle là de films pornographiques extrêmement brutaux. Les films que nous considérons comme violents sont insignifiants comparés aux atrocités dont se nourrissent les tueurs en série. Ed Kemper s’identifiait pour sa part à John Wayne, qu’il considérait comme la quintessence de la virilité.

Dans votre FAQ, on comprend que vous avez déjà eu affaire à des personnes fascinées par les assassins. Avez-vous déjà reçu des requêtes étranges ou des menaces ?
J’ai reçu des mails stupides qui me souhaitaient d’être torturée et assassinée, voire des mails carrément menaçants où des crétins affirmaient qu’ils allaient venir chez moi… Dans d’autres mails, des personnes m’ont déjà demandé comment entrer en contact avec des tueurs, en précisant que ça n’était pas dans un but de recherche, mais bien par fascination ! Il arrive même à personnes de défendre tel ou tel tueur en lui trouvant des excuses ou des explications fallacieuses.

Mais, dans leur majorité, les mails que je reçois sont bienveillants. Ce sont des demandes de renseignements ou des encouragements très sympathiques.

Tant mieux, Emily. Merci beaucoup, et bon courage pour la suite.

Emily tient à jour son site Tueursen​se​rie.org. Allez y faire un tour.