Merci à Kick pour les photos et archives d’époque
Vous connaissez tous ce gros topos du destin rock – celui qui fonctionne selon le principe du triptyque « semi-gloire + manque de chance + élément extérieur qui a baisé le groupe à jamais en laissant sur le carreau l’intégralité de ses membres ». En général, ça donne lieu à des histoires tristes et, assez souvent, à des bouquins préfacés par Patrick Eudeline. Strychnine est peut-être l’illustration ultime de cette idée de « destin rock », à ceci près qu’ils ne viennent pas de New York ou Sheffield, mais de Bordeaux. Ils ont été le premier groupe de punk français à s’être fait connaître, bien avant qu’une foule de connaisseurs, suiveurs et autres poseurs ne se mettent de la mousse à raser dans les cheveux et des clous sur les blousons. Sauf qu’ils ne savaient pas qu’ils faisaient du punk. C’était une bande de prolos provinciaux qui jouaient des reprises des Stooges et partaient en tournée dans un corbillard. Puis, ils ont signé en maison de disques, ont eu un peu d’argent et l’ont dépensé dans la came. Puis… rien. Très cliché, hein ? Comme ils rejouent depuis deux ans et qu’ils viennent juste de sortir un nouveau disque, on est allés voir les deux survivants de la formation originelle, Kick le frontman et Bou Bou, le batteur. On a bu un café et parlé d’une époque où Valéry Giscard d’Estaing était président. C’était quand les hippies du prog avaient déjà niqué le rock une première fois et quand les Sex Pistols étaient à Mont de Marsan. C’était il y a longtemps.
Vice : Vers quelle époque vous avez commencé à faire de la musique ?
Bou Bou : Vers 1975, 1976, quelque chose comme ça. On devait avoir 17, 18 ans. J’avais arrêté l’école en troisième, juste après le BEPC.
Kick : Moi, j’ai passé le bac.
Quand vous avez commencé à jouer, le punk n’existait pas encore vraiment en France.
K : Le punk, c’était un truc dans l’air, on le sentait, mais il n’y avait pas encore de mot pour ça. Et nous, on était quelque part un groupe punk sans le savoir. Il y avait cette espèce d’énergie dans laquelle on se retrouvait, mais c’était pas encore formel, si tu veux. C’est en 1977, quand les Pistols ont joué à Mont de Marsan et qu’en même temps on sortait notre premier 45 tours, que tout est devenu plus structuré.
Toute cette « énergie », c’était une réaction aux groupes psyché chiants des années 1970, j’imagine.
B : Pas le rock psyché, c’est plutôt le rock progressif qui était chiant.
Pink Floyd.
Et encore hein, Pink Floyd, c’était pas les pires. Je parle plutôt de toutes ces grandes envolées de synthétiseurs, les nappes, des trucs comme Rick Wakeman, c’est haché, tu comprends rien. Je me souviens que dans les salles de concert, les gens venaient carrément avec des duvets.
Et ça a été quoi pour vous, l’élément déclencheur de ce retour vers un rock simple et rapide ?
K : Je crois que ce qui nous a donné envie de faire ça, c’était pas forcément la musique qu’on écoutait. Bien sûr, on écoutait déjà les Stooges, mais c’était plus en réaction à nos vies, à ce qu’on avait envie de faire.
D’autant plus que ça a explosé un peu partout à la fois.
Oui, c’était en même temps à New York, Londres, Manchester. Je ne sais pas non plus pourquoi ça a tellement pris à Bordeaux, c’est assez difficile à analyser. Mais il y avait aussi des scènes à Rennes, au Havre, à Lyon. Paris pas trop, en revanche, c’est venu après.
B : Monter un groupe à Bordeaux, c’était facile. Il suffisait de trouver une cave, des potes, et boum.
Vous saviez jouer quand vous avez commencé le groupe ?
K : Pas du tout.
B : On a acheté les instruments en même temps qu’on a eu l’idée de faire un groupe. JP avait joué un tout petit peu avant, mais nous deux pas du tout.
K : On avait clairement pas le niveau, quoi.
Il y avait des rivalités entre tous ces nouveaux groupes ?
Pas trop, on ne se croisait pas beaucoup en fait. On restait chacun dans notre coin.
B : On ne voulait pas rentrer dans ce schéma-là, faire comme les groupes de la génération d’avant qui jouaient aussi dans des bals, faire des reprises de Claude François, tu vois. On n’avait pas envie d’être de vrais musiciens. Quoique, je me rappelle que quand j’avais 12, 13 ans, j’allais dans les bals, parce que c’était le seul endroit où je pouvais voir des musiciens jouer.
Comment les gens ont réagi quand ils vous ont vus pour la première fois en concert ?
On a foutu le feu. Ça bougeait, c’était vivant, ça énervait tout le monde. C’était bien.
Qui venait vous voir jouer ? Il y avait déjà des gens issus des micro-scènes, des mods, des skins ?
Non, ça n’existait pas encore.
K : Je me rappelle qu’il y avait déjà quelques punks, mais très peu. Les attitudes et les styles sont venus après. Ça s’est accéléré quand les Pistols sont devenus des légendes et qu’on a pu mettre un mot sur tout ça. On était les seuls à connaître les Stooges, pareil pour les Sonics. Mais au début, personne ne faisait attention à toutes ces références, du coup tout le monde venait à nos concerts. C’était sauvage.
Pourquoi les Stooges ont eu une telle influence sur les groupes de punk bordelais ? À un moment, tous les groupes de la ville, et notamment Strychnine, avaient les deux premières lettres « st » au début de leur nom, en référence aux Stooges.
B : Parce que c’est un grand groupe. C’est un putain de grand groupe.
K : Pourtant, il n’y avait que nous qui reprenions des morceaux d’Iggy à ce moment-là. Les autres groupes n’étaient pas influencés par les Stooges.
Ah ouais, même les Stilettos ?
Non, ils étaient plus branchés sur le rock sixties, plus pop anglaise, arpèges de guitare, des trucs comme ça. Nous, on était vraiment dans ce genre de groupes américains un peu décadents, comme les New York Dolls, le MC5, les Stooges. Je me souviens qu’en 1977 à Mont de Marsan, quand on a joué « Dirt » des Stooges, personne ne savait ce que c’était. Quand je présentais le morceau au public, il n’y avait aucune réaction.
Est-ce que les gens qui venaient à vos concerts achetaient aussi vos disques ?
La plupart, oui. On a sorti un premier 45 tours, Le Suspect, puis notre album chez AZ avec qui on avait signé entre-temps.
B : Mais on avait enregistré l’album avant de signer. C’est l’un de nos amis qui nous avait prêté son studio, hébergés, et qui a démarché les maisons de disques par la suite.
Et vous êtes passés du statut de gloire locale à celui de fierté nationale.
K : Pas vraiment, puisqu’on était déjà connus avant de sortir l’album. On s’est plus fait connaître par la scène que par les disques.
B : On avait nos instruments, nos amplis, et on se barrait pour jouer partout en France.
K : On avait vraiment une réputation avant d’enregistrer. Les mecs qui venaient à nos concerts ressentaient cette énergie et repartaient en disant : « Putain ! » On a finalement enregistré cet album et c’est là que ça a commencé à… voilà.
Ouais.
On a commencé à s’essouffler, à avoir des problèmes, tu vois. C’était un peu too much too soon, on s’est pris tout ça dans la gueule, et on n’a pas su comment faire.
Une légende raconte qu’en tournée, vous vous déplaciez en corbillard. C’est vrai ?
B : Oui. C’est surtout parce que c’était pas cher. C’était soit ça, soit un camion de La Poste. C’était une super bonne affaire. En plus, ça roule hyper doucement, c’est confortable, ah ah, enfin tu vois.
K : On n’a vraiment pas fait ça pour le look, sérieusement !
N’empêche que c’est plutôt « looké » de tracer en corbillard dans toute la France.
B : Une fois, on était à Limoges, on devait jouer à Clermont-Ferrand, et les flics nous ont carrément ouvert la route, ils nous faisaient griller les feux rouges et passer devant les gens.
K : En plus, on était sous Giscard à cette époque-là, du coup avec un look comme ça, les cuirs, les accessoires, t’avais toutes les chances d’être arrêté, quoi que tu fasses. On se faisait contrôler deux à trois fois par jour.
Vous étiez sapés comment, d’ailleurs ?
Dans le groupe, on avait chacun notre style, mais on n’a jamais eu la panoplie intégrale du punk. On avait plutôt des looks de zonards, parce qu’on était des zonards. Mais on n’a jamais voulu porter l’uniforme.
Vous habitiez où, vers ici, à Saint Michel ?
On habitait dans le coin, entre Saint Pierre et Saint Mich’. Toujours pareil, c’est parce que les loyers étaient les plus bas de la ville. C’était avant que ça soit rénové. À l’époque, ça craignait vers ici.
B : C’était plein d’étudiants, d’ouvriers. Les loyers tournaient autour de 300 francs par mois.
K : Il n’y avait que des bistrots espagnols dans le quartier, beaucoup de réfugiés de 1936. Et la plupart des bâtiments étaient entièrement noirs, sales, avec des fenêtres brisées et des portes défoncées.
B : Et tout Bordeaux était comme ça. C’était noir.
Ça devait être triste.
K : Plutôt. Sur les quais, t’avais plein de bistrots de nuit qui s’avéraient être des bars à tapin.
B : Il y avait encore des cargos qui venaient déposer des marchandises sur les docks. Donc il y avait des dockers et des marins qui squattaient ces bordels.
Vous deviez pas mal vous bastonner, avec le style que vous aviez.
C’est arrivé, ouais, un petit peu.
K : Mais pas si longtemps, parce qu’après le festival de Mont de Marsan, en six mois, notre look était devenu presque banal.
B : Puis ce retour au rock a entraîné le revival de tous les genres : mods, rockabilly, teddy boys. Bien sûr, il y a eu beaucoup de skins rouges à Bordeaux. Puis des fafs, aussi. Mais c’étaient plus des gens qui venaient de l’extérieur. Je me souviens d’une bande de connards d’Agen, ils étaient dans leur J7 toute la journée et dès qu’ils tombaient sur un mec un peu bronzé, ils le massacraient.
K : Puis comme y’avait pas mal de dope qui circulait ces années-là, surtout en 1977-78-79, ça rendait le truc assez fou, toute le monde était un peu surexcité, tu vois.
Je sais que l’héroïne a pas mal affecté la vie du groupe et vos vies en général, et que ça s’est plutôt mal fini. Ça vous est tombé dessus, genre, « comme ça » ?
B : Tous les groupes que j’adorais, le Velvet, Hendrix, prenaient de cette came-là. Et quand l’autre connard est arrivé ici avec son kilo de blanche, le premier truc qu’on a fait, c’est de la goûter. C’était de la thaïlandaise, super bonne.
Vous en aviez déjà pris auparavant ?
K : On prenait juste des amphétamines, elles étaient encore considérées comme des médicaments, c’était légal en pharmacie. Ce sont des genres de coupe-faim, et quand tu rajoutes de l’alcool par-dessus, tu ne dors plus pendant deux jours.
Beaucoup de gens que vous connaissiez prenaient des amphétamines ?
Par rapport à maintenant où tout le monde fume des joints, j’ai l’impression que c’était quand même assez marginal.
C’est à cause des drogues que votre bassiste, Richard, est parti en couille ?
B : Oui et non, c’est surtout son histoire. Ses parents sont morts alors qu’il était très jeune. Quand le groupe s’est arrêté, il l’a pris comme une seconde rupture familiale. Le groupe, c’était sa famille. Et il a pété une soupape.
Comment ça ?
Il a eu une bouffée délirante. Il est parti à Paris à pied.
K : Je l’ai vu quand j’habitais à Paris, il sortait de son internement, il est venu squatter chez moi quelque temps. Et pour moi, c’était trop lourd. J’ai vu plusieurs de mes amis vivre des cas similaires. Et tu te rends compte au bout d’un moment qu’ils t’attirent plus vers le fond que tu ne les attires vers le haut. On n’a rien pu faire.
Il était plus jeune que vous, non ?
B : Oui, deux, trois ans de moins. Je le vois encore régulièrement, c’est toujours pareil. Il rentre, il sort de l’hôpital. Il rentre, il sort.
Il est au courant que vous avez repris Strychnine ?
Je sais pas s’il s’en rend compte. Il a toujours voulu remonter le groupe, même s’il n’est plus capable de jouer d’un instrument. Je suis presque gêné de lui dire qu’on refait des concerts, qu’on a ressorti un disque, parce que je sais pas comment il va réagir. En même temps, il est incapable de se concentrer plus de trente secondes. Son esprit va ailleurs. Mais je crois que ça tourne encore dans sa tête, le groupe, la musique, tout ça.
Ça vous chagrine de le voir comme ça, ou vous vous êtes faits à l’idée ?
Oui, toujours. Bien sûr.
K : C’est la vie. On a pas mal de potes qui ont mal fini. Il y en a qui sont morts, d’autres qui ont fait des conneries. C’est un peu comme une guerre. Il y en a qui reviennent et d’autres qui ne reviennent pas. Pourquoi lui, et pas toi ? On ne peut pas savoir.
Vous avez recommencé le groupe quand Bordeaux Rock a sorti la compilation de vos vieux morceaux, Amour dehors.
B : Oui, mais on a essayé de ne pas tenir compte de tout l’effet « nostalgie » que ça a pu véhiculer. Il y a eu de bons moments, notamment cette soirée spéciale Strychnine où plein de nouveaux groupes ont repris nos morceaux. C’était vachement bien. Et puis comme on en a fait un album, on a été obligés de faire en sorte que le groupe existe à nouveau sur scène. Je ne sais pas combien de temps ça durera ou si ça continuera, on verra.
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