Impossible de passer par les Antilles sans passer par la case ti-punch. Quiconque a déjà mis le pied en Guadeloupe ou en Martinique sait – plus ou moins à ses dépens – que ce cocktail à base de sucre de canne, de rhum blanc et de zeste de citron vert est bien plus qu’un apéro : là-bas, le ti-punch est un concentré de culture locale qui titre à plus de 50° et pour lequel il y a toujours une bonne occasion.
« Quand on était malade, on nous mettait un coup de rhum », se souvient Prisca, une jeune Martiniquaise qui tient un blog de cuisine. « Le dimanche, j’ai pris l’habitude d’enchaîner sur le ti-punch avec mon père, depuis très jeune. Avec ma sœur, on a chacun notre verre d’une couleur différente. Cette tradition m’a donné une vraie éducation au goût et m’a évité, une fois étudiante, de prendre trop de murges ». Aux Antilles, la culture ti-punch est omniprésente dans la vie quotidienne : la consommation du cocktail mythique est encadrée par un ensemble de rites et des codes.
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À commencer par « le décollage », une mise en bouche alcoolisée qui s’amorce pour certains aux alentours de 5 heures du mat’. Pour ce fameux « décollage », dont vous saisissez désormais l’image, on s’envoie au lever du jour un rhum dit « de petite fille » qui titre à 45° – de quoi pumper un bonhomme jusqu’au petit déj et l’arrivée des premièrs aliments solides. « Les anciens buvaient du rhum blanc sec qui donnait la pêche, se souvient Henry Vicrobeck, directeur de distillerie chez La Mauny, un des premiers producteurs de rhum martiniquais, ma cousine de 82 ans, carburait à 55° au décollage ». À Marie Galante, en Guadeloupe, on est à 59° en moyenne.
Au lever du soleil, le « p’tit café-croissant » est traditionnellement remplacé par un « ti-nain morue et rhum », comprendre un mix de banane verte et de morue salée servi avec du piment et de la sauce chien. Le but de cet accompagnement : adoucir gentiment les vapeurs de l’alcool de canne. Et aussi de fournir de quoi tenir jusqu’au « ti lagoutte », la prochaine occasion de déguster un ti-punch qui intervient, elle, en fin de matinée. « Certes avant 12 heures, ça fait vraiment alcoolo ; mais avant l’heure, on trouve toujours le moyen qu’il soit midi quelque part [dans le monde] », dit un proverbe local. D’aucuns, comme Henry, se fixent comme limite le premier bain de mer de la journée. Parce qu’ « un ti-punch avec le goût salé sur les lèvres, c’est indescriptible ».
Dans les Antilles, le rituel de l’apéro est réglé de façon aussi précise qu’une procession de communion. D’abord « on nettoie les verres au rhum – comme on fait avec les vitres, d’ailleurs ». Puis on envoie les « CRS » : la canne, le rhum et le sucre, la formule ti-punch est straight mais efficace. Les puristes s’attardent sur l’emploi du citron : on le cueille dans son jardin, tout petit et peu juteux. « On n’en prélève qu’une joue », nous montre, couteau à la main, Nathalie Guillie-Tual, directrice du groupe BBS qui habite en Martinique depuis 6 ans et a depuis éclusé quelques litres. Elle poursuit : « Il ne faut ni tranches ni morceaux ni pulpe et il ne faut pas non plus le chiquetailler (le hacher, N.D.L.R.) ! ». Le vrai enjeu, c’est de ne surtout pas noyer le rhum : « Je ne bois pas du blaff (de la saumure de poisson, N.D.L.R.) », ricane un local. Chaque nouvelle tournée accumule les citrons. En principe, plus le verre est plein, plus il y a de chances d’être plié.
Mais passons aux choses sérieuses : la préparation du ti-punch. Pour le sucre que l’on ajoute au cocktail, il y a deux écoles : celle du sirop affronte le diktat de celle du grain. En vrai, on peut utiliser l’un ou l’autre mais le dogme dit que si l’on choisit le sucre en poudre, il faut « 13 grains, pas plus et jamais de blanc ». Attention aussi à ne pas « macailler (écraser le sucre, N.D.L.R.) » L’idée, c’est de presser légèrement le zeste de citron dans le sucre à l’aide d’un bois lélé, un petit bâton fin dont l’extrémité forme une étoile. Seuls les maîtres cueilleurs habilités, à qui on a transmis le secret, connaissent la bonne manière de tailler cet ancêtre du pilon inox – notons au passage que les producteurs chinois qui les distribuent en plastique ne s’emmerdent plus avec ce genre de tradition.
Une fois que l’on a bien touillé le fruit et le sucre, on envoie le rhum : il est blanc et titre de 50° à 62°. Comme pour les slips, c’est chacun sa marque : JM au-dessus de Fort de France, La Mauny en dessous, Bologne ou Père-Labat en Guadeloupe. Dans ces îles où le rhum se vend en bib de 3 litres et coûte environ 4,50 € par litre, le choix reste avant tout économique.
Enfin, on proscrit la glace, bien sûr : « C’est pas une piscine ! » diront certains. Reste, avant de trinquer, l’ultime geste du buveur de ti-punch : tenir son verre par en dessous et « le remuer doucement dans le sens des aiguilles d’une montre, puis l’inverse, pour étourdir le rhum », nous explique Nathalie en joignant le geste. Si vous buvez avec des anciens, comptez donc une vingtaine de minutes avant de pouvoir poser vos lèvres sur le précieux breuvage.
Les jeunes ont adopté une autre méthode. Le dimanche, c’est razzia sur les promos de Carrefour avant d’aller à la plage où toutes les familles se retrouvent. Citron ou sucre, « le calcul se fait avec la paie », s’esclaffe Kyricou qui a quant à lui visiblement fait le choix de boire son rhum à même la bouteille. Sur le sable, on installe un bar au milieu des marmites. « S’il n’y a pas de rhum, c’est pas un pique-nique », résume le garçon qui garde la tête dans le sound sytem.
À l’abri d’un cocotier, la bouteille de Clément de Sandy, une Porto-ricaine sur le retour, est vide : « C’est la première boisson qu’on met dans notre sac quand on va se baigner », confesse-t-elle. À côté, un couple de jeunes retraités est plutôt du genre à utiliser le rhum dans les bananes flambées : « Le rhum peut servir à faire autre chose, on se met pas tous des cuvettes à 55° dans le cornet. » En fin d’aprèm, alors qu’on a envoyé les rhums vieux et le « pété le pied » de 17 heures (celui qui vient après le « décollage » et le « ti lagoutte », si vous suivez bien), on s’apprête à boire le « ti punch de départ », celui qui intervient à l’heure du coucher du soleil.
Boisson culturelle, le ti punch traverse ainsi, immuable, les générations. Aucun prémix ne circule aux Antilles. Ce cocktail court qui, en métropole, change carrément de goût avec les heures d’avion, reste ancré dans la tradition locale. D’aucuns s’essayent désormais à coup de Ti punch Cup à le catapulter dans le monde du bartending. Yannick Brunot, barman au Cloud de Fort-de-France, le sert en versions revisitées, dont un « Bois Brilé » (brûlé, N.D.L.R.) à la liqueur de bois d’Inde, shaké comme un Ramos au blanc d’œuf, puis versé dans un verre martini fumé à l’anis étoilé. Qu’elle soit tradi ou revisitée, avec bois lélé ou sans, la consommation de ti-punch par les « métros » (ceux qui viennent de France Métropolitaine, N.D.L.R.) finit comme les histoires d’amour : mal, en géréral ! Franky Vincent nous avait pourtant prévenus : « À force de boire je vais te chatouiller je vais te caresser, jolie métro vient par ici consommer banane. »