Le 24 septembre 1895, à la sixième page du New York Times, les lecteurs découvrent une histoire particulière mais merveilleuse. Elle commence dans la ville de Boston de la manière suivante : « Madame Annie Londonderry est arrivée en ville ce matin après un voyage autour du monde en vélo. »
Londonderry a été la première femme à déambuler à travers le monde à vélo. Elle avait quitté le siège du parlement de Boston, son point de départ, près d’un an plus tôt, le 20 juin, habillée d’une robe et chevauchant l’un des rares vélos conçus pour les femmes à l’époque. Il pesait environ 18 kg. À son retour, elle portait un cycliste et était assise sur un vélo d’homme qui pesait moitié moins lourd.
En plus d’un passeport tamponné plusieurs fois, Londonderry est rentrée avec un bras cassé – « le résultat d’une mauvaise chute dans l’une des villes occidentales », selon le Times – et des récits d’aventures qui avaient l’air trop beaux pour être vrais, notamment des moments assez risqués lorsqu’il a fallu traverser la Chine pendant la Première Guerre Sino-Japonaise.
Mais le plus impressionnant était sans doute les sommes d’argent que Londonderry assurait avoir amassé. Comme l’expliquait le Times, elle avait fait le tour du monde en pariant 10 000 $ contre deux mystérieux hommes d’affaires anonymes de Boston. Elle devait réaliser son voyage en 15 mois ou moins. Elle avait également gagné 3 000 $ sur la route, assurait-elle, en donnant des leçons et en vendant des publicités qu’elle cousait sur ses vêtements ou qui pendaient à son vélo. En plus d’être une pionnière du féminisme, elle était une commerçante astucieuse – d’ailleurs, elle a pris le nom Londonderry après avoir vendu les droits de son propre nom à la Londonderry Lithia Soring Water Company pour 100 dollars.
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En somme, ce qu’elle dit avoir gagné en 15 mois de voyage serait aujourd’hui équivalent à 350 000 $.
Après avoir réussi son pari, Londonderry a repris le cours de sa vie. Elle et son mari ont eu un quatrième enfant. Ils ont déménagé dans le Bronx à New York. Elle a brièvement écrit une colonne pour le New York World, puis elle a disparu. L’histoire de la première femme à se balader autour du globe en vélo – faisant état d’une débrouillardise et d’une forme dont on ne croyait pas les femmes capables à l’époque – a failli tomber dans l’oubli.
Des décennies se sont écoulées. Le nom Londonderry existait dans les livres des records, mais les détails de son exploit sont restés perdus jusqu’au début des années 1990, jusqu’au moment où un chercheur a contacté un homme appelé Peter Zheutlin qui était en fait l’arrière-petit-neveu d’Annie. Zheutlin n’avait jamais entendu parler d’elle. Personne dans la famille n’en avait entendu parler à vrai dire. Mais pendant les dix années suivantes, Zheutlin a essayé d’en apprendre un maximum sur la vie et l’époque de sa lointaine parente. Il a finalement écrit un livre sur sa vie.
Ce qui en est ressorti est un personnage beaucoup plus compliqué qu’on ne pouvait l’imaginer.
Il est apparu, en fait, que Londonderry aimait un peu raconter des histoires. Mais il n’y avait pas de doute sur le fait qu’elle ait ou pas réalisé son tour du monde. Vers la fin des années 1800, une femme non-accompagnée et sur un vélo attirait l’attention, et Zheutlin a réussi à trouver, tout au long de son itinéraire, des articles la mentionnant dans les archives de différents journaux. Non, ce qui était intriguant chez Londonderry était quelque chose de beaucoup plus basique : pourquoi a-t- elle réalisé ce tour du monde ?
Considérez son âge et sa situation. Elle a commencé son voyage à l’âge de 24 ans, alors qu’elle était mariée à un juif orthodoxe et mère de trois enfants. En 1984, les femmes dans sa situation travaillaient rarement à l’extérieur de la maison. Il était déjà étrange qu’elle ait ce métier de commerçante de publicité à Boston avant de partir pour son voyage. Mais qu’elle fasse carrément ses bagages et qu’elle monte sur un vélo ? « Il serait surprenant aujourd’hui qu’une mère de trois enfants en bas âge disparaisse subitement 15 mois pour faire un voyage en vélo, explique Zheutlin à VICE Sports. Dans les années 1890, c’était carrément impensable. »
Londonderry a prétendu l’avoir fait pour 10 000 $, mais Zheutlin n’a pas pu prouver l’existence réelle de ce pari. « À la fin, ça m’a paru tellement improbable qu’elle soit tirée de l’obscurité comme ça par deux personnes dont je n’ai jamais pu retrouver la trace, explique-t-il. Elle exagérait vraiment beaucoup au sujet de ses aventures parce qu’elle essayait de se faire un nom. »
Donc, si ce n’est pas pour l’argent, pourquoi ? La réponse de Zheutlin est simple : pour la célébrité : « Il y avait trois courants majeurs, des courants sociaux importants à l’époque, dans les années 1890, et dans ce seul voyage, elle a réussi à tous les exploiter. »
Le premier, d’après Zheutlin, était la popularité explosive du vélo, qui a donné aux gens une liberté de mouvement qu’ils n’avaient jamais eue avant. Une bicyclette était beaucoup moins chère à acheter et à entretenir qu’un cheval, et ça ne ruait pas quand c’était effrayé. Par ailleurs, vers la fin du XIXe siècle, les améliorations techniques ont rendu le cyclisme plus sûr et plus facile que jamais. Au tournant du siècle, grâce au vélo, les gens allaient et venaient, exploraient la campagne et les villes alentours. Dans un monde sans voiture, les bicyclettes ont changé le monde.
Le deuxième courant social était l’intérêt pour les événement mondiaux. Voyager à l’étranger était encore cher, mais grâce à des avancées techniques comme le télégraphe et le bateau à vapeur, les nouvelles du monde entier se répandaient plus vite que jamais. Les gens, absorbés dans les premières étapes de la mondialisation, étaient fascinés par l’immensité de la planète.
Le troisième courant était bien sûr le féminisme, et le début de la lutte pour le droit de vote des femmes. Aujourd’hui, Londonderry est passée à la postérité en tant qu’héroïne du féminisme, mais Zheutlin la décrit comme une « féministe opportuniste », un terme qu’il admet être peut-être un peu trop rude. Mais Londonderry semblait quand même tentée d’utiliser le mouvement davantage pour attirer l’attention sur son voyage que pour soutenir la lutte pour le droit de vote des femmes ou pour manifester en faveur de la délivrance de la femme du dur labeur des tâches ménagères.
« Elle n’était pas féministe au même titre que Gloria Steinem qui faisait campagne pour les droits des femmes et qui organisait des manifestations ou qui tentait de faire du lobbying auprès du Congrès, explique Zheutlin. Elle l’était plus de manière personnelle, dans le sens où elle sentait qu’elle ne voulait pas être prisonnière des conventions traditionnelles qui régissaient les droits des femmes à l’époque. »
Tout en traversant le monde – de Boston à Chicago, en passant par la France, une partie du Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Est, la Chine, le Japon – elle racontait ses exploits à qui voulait l’entendre. Parfois elle se contredisait dans différentes interviews. À un moment donné, elle a écrit un article sur le fait qu’elle a parcouru plus de 15 500 kilomètres, mais que les règles de son « pari » stipulaient qu’elle en fasse au moins 16 000. Elle n’a pas réussi à tenir son histoire.
Plus Zheutlin en apprenait sur la personnalité de Londonderry, moins il la trouvait sympathique, mais de plus en plus fascinante. En tant que parents, elle et son mari étaient souvent absents. Ils ont envoyé leurs enfants dans un internat en raison, comme elle l’a dit plus tard à sa grand-mère, de la qualité de l’éducation qu’ils recevaient là-bas. Sa sœur aînée est finalement devenue religieuse.
« Quand on y pense, il s’agit là d’un vrai rejet des parents, surtout pour des parents juifs orthodoxes pour qui une conversion est semblable à la mort. »
Ce que Zheutlin a récupéré à la fin était plus ou moins une Kardashian des années 1890 : une femme prête à tout pour se faire remarquer et ayant bizarrement du succès.
On n’aime pas se rappeler des pionniers et des lanceurs d’alerte comme des personnages plein de défauts, mais l’histoire de Londonderry est révélatrice du genre d’égocentrisme nécessaire pour repousser les limites de ce qui a déjà été fait. On ne se souvient pas toujours des pionniers comme on le devrait. Comme le dit un dicton, – Les femmes qui se tiennent bien font rarement l’histoire.
Peu importe la manière choisie par Londonderry pour faire le tour du globe, elle l’a fait. Elle a pu se faire un nom aussi, et elle l’a fait à sa manière. Des accomplissements admirables, même si, comme le rappelle Zheutlin, son absence, qui a fait souffrir ses enfants, « s’est répercutée sur les générations suivantes. » Elle restera dans les livres d’histoire comme un exemple d’audace, de persévérance et, grâce à Zheutlin, comme un rappel que les gens qui repoussent les limites de la capacité humaine – les explorateurs, en gros – paient souvent un prix qui est oublié par la suite.