Culture

Après avoir tweeté à propos du burkini, j’ai compris que la France allait mal

Quand j’étais petit, j’avais l’impression que le racisme était un truc de vieilles personnes. De gens n’ayant jamais côtoyé d’autres communautés, d’autres couleurs, ou d’autres religions. Ayant grandi dans une cité de province, en plein brassage culturel, en tant que petit Blanc au milieu des Maghrébins, Turcs, Cambodgiens et Maliens, j’ai toujours considéré l’autre comme une simple version pigmentée de moi-même. Avec, pour chacun, ses spécificités religieuses, culinaires, traditionnelles ou vestimentaires.

Dans ma petite tête d’enfant de la France multicolore, j’étais persuadé que le racisme allait s’éteindre petit à petit, en même temps que toutes ces vieilles personnes – qui sont finalement toujours en place, vingt ans plus tard. Il n’y avait rien d’utopique. Ça me semblait simplement la suite logique de ce brassage multiethnique qui permettait à l’un et à l’autre de s’enrichir mutuellement en partageant culture et galères, tandis que l’école, le terrain de foot et la rue servaient de liant aux nouvelles générations nées ensemble. C’est très niais, je sais. Mais j’avais huit ans, et je n’avais aucune raison de voir les choses autrement.

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Saut dans le présent. Nous sommes en août 2016. J’ai fini par apprendre que le meilleur des mondes n’était pas une utopie, mais bien un cauchemar. Les communautés ne se mélangent plus entre elles, les Chinois du 93 manifestent contre le racisme, les femmes voilées qui s’approchent un peu trop près d’une plage sont verbalisées, et la ministre Laurence Rossignol n’a toujours pas démissionné.

Techniquement, les hommes politiques français ont toujours traîné de belles casseroles racistes, mais ces derniers temps, vous en conviendrez, on est entré dans une nouvelle dimension. Que ce soit dans la presse de droite – Valeurs Actuelles, Le Point, L’Express, Atlantico –, parmi les hommes et femmes politiques (impossible d’en choisir un seul, tant la liste est longue, tous bords confondus), ou parmi mes contacts Facebook, j’ai l’impression de vivre dans un mauvais film de science-fiction, un genre de dystopie où l’esprit du Maréchal Pétain aurait survécu dans une fiole et aurait pris forme humaine afin de diriger à nouveau la France. Je suis conscient d’atteindre le Point Godwin beaucoup trop rapidement. Mais pour plus de simplicité et de clarté, je pense qu’on pourrait le renommer Point Valls.

Venons-en au fait. Je ne vais pas vous refaire mon histoire personnelle, mais pour que la suite soit compréhensible, il est tout de même important de le préciser : né dans une famille française « de souche » à tendance athée, je suis devenu musulman après une longue période de recherche spirituelle. C’est une histoire que je vous ai déjà racontée. Mais comme tout musulman, je suis évidemment frappé par le traitement réservé à ma religion et à mes coreligionnaires ces derniers mois en France. Malheureusement, quand je vois un climat de type « Allemagne années 1930 » s’installer tranquillement autour de moi, j’ai aussi une faculté surprenante à rester assis sur mon canapé à regarder pour la quatrième fois l’intégrale des Sopranos plutôt qu’agir, me battre, faire la révolution, ou toute autre activité possiblement utile à la défense de mes libertés fondamentales.

Heureusement, en 2016, il existe un outil formidable pour s’indigner sans bouger de son canapé : Twitter. En plusieurs fois 140 caractères, poing levé, j’ai donc balancé tout ce que j’avais dans les tripes.

– On m’a fait remarquer à juste titre que mon usage du « vous » prêtait à confusion et indiquait que moi aussi, je tombais dans le piège du « vous contre nous ». Comme quoi, je suis aussi con que tous les autres.

– Quand je dis que voir des barbus débarquer sur les plages pour couvrir les bikinis ne passerait pas, je parle évidemment de plages françaises, et pas de ce qu’il se passe au Yémen, en Iran, ou en Syrie. J’ai étrangement tendance à penser que le Yémen n’est pas forcément le modèle de société que doit viser la France, mais je dois certainement me tromper.

– Je m’habille bien chez Ralph Lauren, mais je dois avouer que la plupart du temps j’attends les soldes.

– Je ne cherche absolument pas à justifier un potentiel futur attentat, mais je cherche à expliquer l’une des causes possibles. Si on ne cherche pas les causes, on ne pourra jamais enrayer les conséquences. Je pense que mon ressenti de musulman lambda au sein de la société française peut aider à comprendre certaines mécaniques.

– Je ne suis le représentant de personne, d’aucune mouvance, d’aucun musulman. J’exprime ma pensée, très personnelle, à l’instant T.

– Je termine mon thread par #Vréeldanslesbacs pour deux raisons : 1. Si j’avais terminé solennellement sur « Le grand ennemi de Daesh est le vivre ensemble », il n’aurait plus manqué plus que des violons et deux ou trois images en noir et blanc pour parfaire mon discours de film d’auteur ; Vréel du rappeur Kekra est vraiment un album incroyable, et je suis très triste de savoir que si peu de monde l’a écouté.

J’aurais très bien pu continuer à m’enfoncer dans mon canapé en sirotant une San Pellegrino à la mémoire de James Gandolfini – d’autant plus que le temps m’a appris à éviter de réagir à chaud sur internet à propos de sujets dits sensibles – mais l’image d’une dame voilée forcée de se déshabiller sur une plage m’a réellement révulsé. La question n’est évidemment pas le port ou non du burkini, mais la stigmatisation incroyable de la communauté musulmane en France.

Techniquement, le burkini n’a rien d’islamique. D’ailleurs, si on appliquait la charia en France, le burkini serait interdit. Un intégriste religieux n’aurait donc pas pris une décision contraire à celle des arrêtés municipaux en vigueur à Nice, ce qui est probablement une preuve supplémentaire du fait que ce pays marche sur la tête. Mais la question en elle-même ne revêt aucune importance. Elle cristallise simplement toutes les tensions autour du traitement subi par les Français de confession musulmane.

Les toujours très classe éditorialistes de Valeurs Actuelles, entre deux covers à propos des « assistés qui ruinent la France », sur la « burka des plages ». Screenshot via le site de Valeurs Actuelles.

Ce qui me choque, ici, c’est de voir la République Française, si attachée à la défense des libertés fondamentales, priver une femme du droit de s’habiller comme elle le souhaite, pour la seule et unique raison qu’elle est musulmane. Ça me met vraiment en colère, une colère viscérale. D’une part, je suis en colère de constater qu’un pays qui se pose en modèle de démocratie, en précurseur des Droits de l’Homme, en défenseur des libertés fondamentales, s’enfonce dans la ségrégation religieuse sans rien retenir de son Histoire. D’autre part, je suis en colère contre toutes les composantes de notre société qui permettent à cette situation gravissime d’exister. J’en veux aux politiciens ; j’en veux à la police, qui applique des consignes discriminatoires sans poser de questions ; j’en veux à BFM TV et à David Pujadas, pour avoir bourré le crâne de mes voisins et collègues de travail. Bref, je sens la haine monter. Une vraie haine viscérale, celle qui donne juste envie de tout brûler, sans se poser la question de savoir si le feu aboutira à quelque chose de constructif (spoiler : le feu n’aboutit jamais à quelque chose de constructif).

Et c’est là tout le danger pour la France. Comme je l’explique dans mes tweets, je ne suis absolument pas le type de client potentiel des recruteurs djihadistes de groupes-cibles des individus perdus, en rupture avec la société. Ce n’est pas mon cas. J’ai une famille à charge, un emploi stable et gratifiant, quelques bases culturelles et théologiques suffisantes pour ne pas me laisser mener en bateau par le premier venu. En gros, même si je ne doute pas de la fourberie et de la force de persuasion des recruteurs, je ne suis pas forcément la cible la plus facile pour qui voudrait me transformer en bombe humaine. Puisqu’il faut le préciser pour éviter à l’abruti de base de comprendre les choses de travers, je suis, comme tout citoyen français, horrifié par les attentats, et révolté par la mort d’innocents qui n’ont rien demandé à personne.

Mais prenez la haine qui souffle dans mon cœur quand je vois des femmes oppressées par un pays qui leur dit « soyez pudiques, déshabillez-vous », et transposez-la sur un homme plus jeune, plus instable, et moins enraciné dans la société. Un jeune adulte qui n’a pas pu faire d’études, qui a sombré dans la petite délinquance ou la criminalité plus lourde, qui n’a pas d’emploi, de famille à charge, d’attaches particulières. La plupart des jeunes que je rencontre sont dans cette situation. Ils n’ont rien à faire de leur vie, et, comme tous les jeunes qui n’arrivent pas à gravir l’échelle sociale et à atteindre les idéaux que la société érige en modèles absolus, ils sont énervés.

Quand un jeune est énervé, il faut le canaliser. Il y a des dizaines de manières d’éviter à quelqu’un d’exploser : le sport, l’entrée dans la vie active, l’amour, la musique, l’implication dans la vie associative, les responsabilités ou la religion. Car oui, même si beaucoup ne sont pas prêts à l’entendre, la religion est l’un des canaux principaux de la canalisation des jeunes délinquants français. Pour quelqu’un qui n’a aucune morale, qui n’a pas peur de la justice, et qui est prêt à tout pour arriver à ses fins, seule la crainte de Dieu pousse à rester sur le droit chemin et à ne pas enfreindre certaines limites. Je sais que ça risque de ne pas vous plaire, mais c’est une réalité. Enlevez le cadre religieux à certains, et ils n’auront plus le moindre frein.

Mais parfois, quand la dose d’énervement dépasse le cocotier, il n’y a plus rien à faire. De la même manière qu’il suffit d’une goutte d’eau pour faire déborder un vase, il suffit d’un événement pour faire exploser la révolte. Le mec énervé devra trouver un moyen de déverser sa colère sur quelque chose. En 2005, le décès tragique de Zyed et Bouna a conduit à de longues nuits d’émeutes et à des milliers de voitures brûlées. Et ces événements n’ont servi à personne : les jeunes sont restés énervés, les travailleurs ont perdu leur voiture, et les politiciens ont ajouté les mots « karcher » et « racaille » à leur vocabulaire.

Si rien ne justifie l’incendie du véhicule d’une pauvre mère de famille qui n’a rien demandé à personne, il faut se poser les bonnes questions : pourquoi la France a-t-elle pris feu de cette manière, il y a dix ans ? Que faut-il faire pour éviter que ça recommence ?

Aucune réponse.

Le problème qui se pose aujourd’hui, c’est qu’un jeune adulte énervé n’est plus un potentiel incendiaire de véhicules : il devient une cible de choix pour tout recruteur djihadiste. Et le discours à servir est d’une simplicité enfantine : « Regarde ce que la France fait à ses musulmans. Regarde comment elle considère ta religion. Tu veux la laisser faire ? » C’est stupide, évidemment. Ce n’est pas en massacrant des civils qui n’ont rien demandé à personne que l’on sauve une communauté de l’oppression politique. Mais allez expliquer ça à un mec déséquilibré qui sort de prison et n’a que de la haine dans les yeux.

Je pense que ce n’est pas forcément facile à comprendre pour un citoyen français lambda, qui voit l’islam à travers le prisme des médias, et qui entend parler de kalachnikovs et de meurtres au nom d’Allah à longueur de journée. Mais essayez une minute de vous mettre à la place d’une musulmane, en France, en 2016. Il fait 36 degrés, vos enfants sont excités par la chaleur. Insupportables. Vous avez le choix entre renier votre religion, vos croyances les plus fondamentales, en retirant votre voile pour les emmener à la mer, ou rester enfermée chez vous, comme une pestiférée, parce que les plages de votre commune sont interdites aux chiens et aux femmes voilées.

Même chose si vous êtes un homme. Vous êtes dans la rue, et vous apprenez une bonne nouvelle, quelque chose qui sort de l’ordinaire, qui vous semblait impossible – je ne sais pas, votre cancer est en rémission, vous avez une augmentation salariale, ou votre femme est tombée enceinte alors que les médecins la disaient stérile – ; pris d’euphorie, vous remerciez Celui que vous estimez responsable de votre bonheur : Dieu. « Dieu est grand ! » Rien de très offensant pour la République, c’est un peu comme si un catholique disait « Jésus est notre sauveur », ou qu’un athée disait « le hasard fait bien les choses ». Et pourtant, avec cette simple parole, vous risquez la prison. On va certainement m’accuser de faire dans la victimisation, mais – attention, point Godwin à la prochaine sortie – se plaindre de lire « interdit aux chiens et aux juifs » sur la pancarte d’un magasin en 1933, était-ce de la victimisation ?

J’ai reçu des centaines de réponses à mes tweets. À tel point que j’ai fini par ne plus lire mes mentions. Parmi ces réponses, une grosse majorité de « merci de mettre des mots sur mes pensées », pas mal de personnes en désaccord avec mes propos mais suffisamment intelligentes et éduquées pour dialoguer et débattre avec des arguments tangibles. Et, évidemment, une armée tout droit sortie de la fachosphère la plus profonde. C’est le grand problème d’internet : les langues y sont complètement déliées. Un collègue de bureau qui n’a pas le moindre problème à manger en face de ta barbe à midi peut se transformer en mauvais ersatz d’Hitler dès qu’il se connecte sur un réseau social.

Un extrait de la vidéo explicative « Qu’est-ce que le burkini ? », par Le Point. Screenshot tiré du site du Point.

Parmi les arguments que l’on m’a le plus opposé, celui de la « provocation des salafistes » (c’était formulé ainsi). En gros : quand un musulman porte un qamis, qu’une musulmane couvre ses cheveux, ou qu’une famille préfère une pizza au thon plutôt qu’au chorizo, et bien, l’islam de France provoque la République. Ce type de discours est exactement le même que celui qui affirme que les femmes en minijupe provoquent les violeurs. Une fille en minijupe cherche juste à s’habiller de la manière qui lui correspond le plus, avec la tenue qui lui plaît. Elle aimerait que personne ne vienne l’emmerder parce qu’on voit un peu trop ses cuisses, et qu’aucun psychopathe ne la suive dans les couloirs du métro. De la même manière, une fille qui porte une jupe longue et un voile cherche juste à s’habiller de la manière qui lui correspond le plus, avec la tenue qui lui plaît. Elle aimerait que personne ne vienne l’emmerder parce qu’on ne voit pas la couleur de ses cheveux, qu’aucun policier zélé ne vienne lui demander de quitter la plage.

D’une manière comme d’une autre, ces deux filles aux tenues vestimentaires opposées représentent toutes deux les valeurs chères à la République. Le vivre ensemble, les libertés fondamentales. La fille en minijupe n’impose rien à sa consœur voilée, et vice-versa. Si le simple fait de voir une fille cacher ses cheveux vous dérange, vous êtes dans le même cas que celui que vous traitez d’extrémiste parce qu’il voudrait ne plus voir de minijupe ou de bikini. En somme : l’un comme l’autre, vos valeurs ne sont pas celles de la France. Et puis, toutes ces conneries me donnent la vague impression que chaque femme, chaque matin, au moment de choisir ses vêtements dans son armoire, se dit avec un rire machiavélique « aujourd’hui, je vais provoquer quelqu’un. »

Pour finir avec cette histoire de « provocation », et ces gentils conseils du gouvernement, qui demande aux musulmans de France de « faire dans la discrétion », deux choses : premièrement, on aurait aimé faire dans la discrétion, mais quand vous cristallisez tous les problèmes du pays et que toute la classe politique et les médias sont focalisés sur vous, il est difficile de passer inaperçu. Les musulmans de France n’ont rien demandé à personne. Ils n’ont jamais forcé personne à manger halal, n’ont jamais coupé la main à un voleur, et veulent juste vivre en paix avec le reste de leurs concitoyens. Ils se voient peut-être un peu plus que d’autres communautés parce qu’ils sont plus nombreux, parfois basanés, et, de manière générale, attachés à la pratique de leur religion.

Ne pas manger de porc, porter une barbe, ou enseigner le Coran à ses enfants, ce ne sont pas des revendications soudaines, érigées par le plan diabolique de quelques sosies de Ben Laden. Ce sont les droits fondamentaux garantis par la République française depuis des siècles, sans que ça ne gêne personne avant l’arrivée de BFM TV. La liberté de culte existe en France pour les musulmans comme pour les catholiques, les juifs, les bouddhistes ou les pastafariens, sans que cela ne remette jamais en cause le principe de laïcité.

Deuxièmement, et pardon par avance pour ce passage poing levé à la Keny Arkana, faire dans la discrétion – traduisons : baisser la tête – quand toute la classe gouvernante vous chie à la gueule sans la moindre vergogne, c’est d’une lâcheté à faire pâlir SOS Racisme. Je ne sais pas si vous écoutez Zekwe Ramos – si ce n’est pas le cas, n’hésitez surtout pas à le faire – mais quand il dit « intègre-toi bien, mange une côtelette de porc », il résume incroyablement bien ce qu’on attend d’un musulman, en France, en 2016. Soyez musulman, OK, mais ne mangez pas halal, ne couvrez pas votre corps, ne dites pas Allah ou akbar, fêtez Noël. Et puis, buvez une coupe de champagne de temps en temps. Et surtout, surtout, excusez-vous pour le terrorisme. Vous n’êtes absolument pas responsables, mais bon, si vous vous excusez, ça permet d’éviter les amalgames.

Ah, et puis tiens, étant donné que sur les 6 millions de citoyens français de confession musulmane, aucun n’est valable, c’est Jean-Pierre Chevènement qui va vous représenter.

Je ne voudrais surtout pas passer pour le grand bisounours humaniste que je ne suis pas. J’ai mon lot d’intolérances, et comme tout bon Français, je suis un gros con au moins 80 % du temps – probablement plus, mais laissez-moi croire un peu en moi. Je ne suis pas là pour vous dire qu’avec un peu de bonne volonté et trois paillettes dorées, la société deviendra belle, tolérante, multicolore et joyeuse. J’aimerais simplement que vous compreniez une chose toute simple. En rejetant avec tant de force la communauté musulmane, en humiliant ainsi tant de croyants et de citoyens, la France crée ses propres terroristes.

Et puis, franchement, entre nous. Jean-Pierre Chevènement ? Sérieusement ?

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