Culture

Après la lutte armée, Jean-Marc Rouillan met la littérature sous perfusion

Jean-Marc Rouillan

Que lire soit synonyme de plate besogne, ça arrive parfois. Surtout quand on n’en tire rien, même pas une secousse dans l’esprit. Mais les neurones peuvent finir par s’affoler quand un écrit – du court pamphlet au pavé massif – défonce au point de devenir un outil à saigner cent fois. 

Après vingt années d’écriture et quasi autant de livres publiés, Jean-Marc Rouillan vient de cofonder la collection Au bout du fusil, avec Ron Augustin et la maison d’édition Premiers Matins de Novembre (PMN). En gros, le projet consiste à réactualiser des textes qui leur semblent pertinents dans les luttes anticapitalistes et anti-impérialistes actuelles. En novembre dernier, la Librairie Météores – qui propose pas mal de références du genre – les avait d’ailleurs invités pour une présentation à Bruxelles.

Videos by VICE

Comme Augustin avec la Fraction Armée Rouge (RAF) en Allemagne, Rouillan a été impliqué dans la lutte armée révolutionnaire avec Action Directe (AD) en France. Les deux groupes se sont d’ailleurs alliés à un moment, dans les années 1980, et ont ça en commun que leurs méthodes de guérilla urbaine ont laissé de solides traces dans une mémoire collective assez sensible. Deux jours encore avant la soirée à Bruxelles, quelques médias conservateurs français s’indignaient du fait que Rouillan soit « simplement » présenté comme un « ancien prisonnier politique » dans une tribune sur Mediapart – l’occasion pour eux de rappeler en quelques lignes les faits commis à l’époque par AD.

En soi, Jean-Marc Rouillan assume, du mitraillage du siège du Conseil national du patronat français (CNPF) aux attentats contre des sociétés américaines et israéliennes en passant par les assassinats de René Audran, haut fonctionnaire du ministère de la Défense et ingénieur général de l’armement, ou de Georges Besse, PDG de Renault, alors tenu responsable de « dégâts sociaux provoqués par les décisions de licenciements massifs ». Avant ça, il a aussi connu la lutte armée anti-franquiste en Espagne. Mais il est finalement forcé de laisser tomber les bombes et les balles quand il prend perpette en 1989. 

Décalage complet, Rouillan commence à publier des livres en 2001 – le premier s’intitule Je hais les matins. L’année où il bénéficie d’un premier régime de semi-liberté, en 2007, il en est déjà à sept ouvrages. En dépit de ses retours en taule et des ennuis de santé, le rythme de publication reste régulier les années suivantes. Et en 2015, c’est aux côtés de Noël Godin, l’entarteur anar de Bruxelles, qu’il met un pied dans le cinéma. Jean-Henri Meunier filme les deux camarades dans Faut savoir se contenter de beaucoup. Le road-buddy-movie leur vaut un prix d’interprétation au ​​Festival International du Film Grolandais

Tout ça pour en venir au fait qu’on a évoqué avec lui sa nouvelle collection, mais aussi toutes ces choses qui ont constitué ses 20 années d’écriture.

VICE : En novembre dernier, tu m’as dit que t’avais fait le tour niveau écriture. Comment t’en es venu à ce constat ?
Jean-Marc Rouillan :
Pour moi, la littérature n’est ni une technique ni le seul imaginaire. Elle a un sens : celui de décrire une situation d’exploitation et d’oppression, et d’essayer de transmettre l’expérience de résistance. Je n’écris ni pour gagner ma vie ni pour jouer socialement à l’écrivain. J’ai toujours écrit à partir de la réalité vécue, que cela soit personnellement ou par la classe opprimée. Aujourd’hui, après une vingtaine de livres, je pense être arrivé au bout du chemin. Par exemple, après dix ans de vie à l’extérieur, si la prison reste très présente en moi, ce n’est plus exactement la prison que vit notre classe aujourd’hui. Et à propos de nos luttes après 68, je crois avoir dit l’essentiel. 

Quand t’as commencé à sortir des livres, t’étais condamné à perpétuité. Tu dirais que ç’a eu quelle influence sur ta façon d’écrire ? 
Ça m’a permis de travailler à une œuvre qui n’était tenue par aucun commerce, ni l’argent qui va avec. En la sachant elle-même condamnée par la presse, par les critiques et même par de nombreux libraires, elle était d’autant plus libre de parole.

Et les maisons d’édition dans tout ça ? Comme Agone chez qui t’as publié onze de tes livres.
Pour mon troisième livre, j’ai eu l’énorme chance de rencontrer Thierry Discepolo et l’équipe d’Agone. À l’époque, Agone publiait entre autres les grands classiques de la littérature prolétarienne. Et sans Thierry, j’aurais eu plus de difficultés à élaborer et diffuser mon travail. Bien sûr, j’aurais été publié, mais avec lui nous sommes tombés d’accord immédiatement pour une collaboration de longue haleine et un vrai travail d’éditeur. Ce qui a fonctionné. Aujourd’hui, aucun de mes livres n’est épuisé. Ils sont en permanence réimprimés. 

À quel moment t’as changé ton nom d’écrivain pour Jann-Marc Rouillan ?
Les longues années d’isolement m’ont permis de savoir qui j’étais au plus profond de moi-même. Quand tout est fait pour te torturer et te détruire, tu résistes sur base des fondations essentielles. En plus de mon engagement politique, je suis revenu sur mes origines, moitié gascon moitié catalan, donc deux peuples sans État et colonisés. Je refusais aussi la facilité de la nationalité française, le pays aux innombrables crimes coloniaux.

Alors quand j’ai rencontré la démarche de Pessoa aux détours d’un de ses livres dans lequel il est écrit « J’ai changé une lettre à mon nom et cela a changé ma vie », j’ai saisi l’occasion pour les besoins de l’écriture. J’ai changé une lettre à mon nom en reprenant mon prénom gascon. Au moment de publier des textes d’une autre forme politique, je marquais la différence avec celui qui avait fait le choix du primat de l’action. Je m’assumais comme être complexe. 

« Il n’y a pas d’action révolutionnaire sans cette dialectique avec le passé. »

Tes premiers livres sont plutôt autobiographiques, puis t’as écrit La part des loups dont l’intrigue se passe dans les décennies qui ont précédé ta naissance. Tu voulais t’éloigner de l’expérience personnelle ?
Justement, c’est le contraire. Dans ce récit, je me jauge par rapport à la génération précédente et, simultanément, c’est aussi une partie de ma propre vie, une partie déterminante. Dans ma jeunesse, j’ai vécu avec les réfugiés espagnols et principalement ceux de la CNT FAI (la Fédération Anarchiste Ibérique, NDLR) – ceux qui avaient agi avant et préparé la révolution de juillet 1936. Et ils m’ont formé, avant tout à l’idée des possibles révolutionnaires. Je gardais en moi une quantité d’anecdotes et de souvenirs. En me racontant tout ça, ils agissaient à de nouvelles actions, à la continuité de la lutte.

Dans La part des loups, le personnage de Jaume n’est pas seulement une allégorie de Ramon Vila Capdevila dit ‘Caraquemada’ (l’un des derniers guérilleros morts dans le maquis, NDLR), il est moi. À l’époque de cette écriture, j’avais accompli 15 ans de prison et je n’en voyais pas la fin. Le décrivant remonte des murs de pierres – le passé – et plonge dans la poésie. Je me décrivais dans la même situation. Jaume me révélait et m’arrimait à l’idée que nous sommes forts, immensément forts malgré nos fragilités, lorsqu’on se comprend comme une petite partie d’une vaste histoire complexe et collective. Grâce à l’écriture de ce livre, j’ai su que je supporterais la perpétuité et que j’irai jusqu’au bout de mes choix d’engagement.  

Et Dix ans d’Action directe, c’est venu comment ?
J’ai eu la chance d’écrire en étant durement opprimé et en état de résistance de survie. Écrire dans le combat lui-même. Dix ans d’Action directe a été le premier livre que j’ai écrit. C’était encore l’époque des procès contre nous et de la torture de l’isolement. Pensant qu’on n’en sortirait pas vivant, nous voulions raconter notre histoire avec une grande sincérité. Je dis « nous » car le projet était bien évidemment collectif – mais au moment de l’éditer, j’étais le seul à vouloir et pouvoir le signer. Si nous l’avions écrit aujourd’hui, il aurait été sans doute très différent. Mieux peut-être, mais il risquait fort d’être pire, au vu de la dépolitisation ambiante des ancien·nes militant·es et de la confusion globale. 

Ce livre n’est sorti qu’en 2018. Avant ça, la justice t’interdisait de t’exprimer sur le sujet. Si on se fie à la date de publication, c’est donc ton avant-dernier livre. C’est sa sortie qui est venue clôturer ta carrière d’écrivain ?
Il est resté interdit de publication pendant plus de 20 ans. Une interdiction qui menaçait notre libération et pouvait entraîner la réincarcération pour d’autres. Mais effectivement, sa publication achevait pour moi une période. Pourtant le combat n’est pas terminé. La négation politique et historique est féroce. Elle est relayée par le monde universitaire. Notre mémoire de lutte est un véritable combat. Et je crains que ce combat ne soit pas terminé ; en ce moment même, je travaille pour les éditions PMN à un autre livre sur AD. Et je crois qu’il y en aura encore d’autres…

À l’époque d’AD, vous aviez une appréhension à ce que vos actions armées ternissent d’autres formes d’actions moins violentes d’activistes qui partageaient vos idées ?
Si une militance est ternie par l’action révolutionnaire anticapitaliste et anti-impérialiste d’autres militant·es, c’est qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec notre combat collectif. Nous croyions à la complexité de ce combat, à la multiplicité des pratiques pour le mener, légales, illégales, armée ou non… Du tract au fusil, l’unité se compose dans le stratégique. Quand la bourgeoisie a réussi à dépasser sa crise avec le néolibéralisme, dans la mondialisation et la globalisation, elle nous a écrasé·es et elle a écrasé toutes les autres formes de lutte jusqu’au camp du « socialisme réel »… Elle n’a laissé que des cendres et un système de barbarie sociale. 

À ce niveau, tu penses que les écrits risquent d’être les derniers éléments de transmission ? 
La bataille de la mémoire des luttes est elle-même une lutte, une lutte de classe. Surtout à l’époque de ce néolibéralisme qui a un objectif autoritaire d’accaparement de tous les espaces politiques et culturels. Donc ce combat ne peut se livrer sans l’activité des militant·es et des rebelles à l’air du temps. Et dans leur action contre le système, les jeunes facilitent la transmission en développant des bulles de libération où l’on retrouve nos travaux, notre passé… Comme mai 68 à l’époque nous a permis de redécouvrir des centaines de livres oubliés et d’œuvres censurées. Nous, nous faisons le travail, nous maintenons ces livres à disposition. Maintenant, les jeunes doivent se les approprier et les critiquer en les dépassant. Il n’y a pas d’action révolutionnaire sans cette dialectique avec le passé.

« Quand je parle de collection réactive, nous réagirons aussi en phase avec les mobilisations et les besoins du mouvement afin que ce travail soit étroitement lié à l’action révolutionnaire actuelle. »

Comment s’est faite ta transition vers l’édition avec Premiers Matins de Novembre justement ?
Mes lectures dans le temps de la petite collection Maspero ou de 10-18 ont énormément marqué et contribué à ma formation militante. Et ça faisait longtemps que je cherchais un lieu, un espace et une occasion de créer une collection de ce type, militante, réactive et qui a du sens dans sa globalité. La collaboration ancienne avec Ron, ancien membre de la RAF, et l’espace des éditions PMN créé par Assia El Kasmi ont favorisé l’opportunité. Malgré son âge, je connais Assia depuis un certain temps, je l’ai connue dans la militance Antifa et celle des quartiers populaires. Je lui fais donc confiance pour un travail sur la durée et la radicalité.

Pourquoi avoir choisi Ne faites pas croire à des victoires faciles d’Amilcar Cabral comme premier livre de la collection ? 
Ron avait déjà fait un énorme travail éditorial. Il a présenté ce livre et nous l’avons accepté. Non seulement pour la qualité des textes de Cabral mais aussi pour son importance historique dans la Tricontinentale et pour sa qualité certaine à dépasser les orthodoxies. Cabral a mené de front une action internationale essentielle. Et sur le terrain, il a uni dans un même mouvement la lutte anticoloniale de deux peuples : les capverdien·nes et les guinéen·nes. Le deuxième livre sera consacré à un autre pilier de la Tricontinentale et grand précurseur de l’action des années 1960-1980, le brésilien Carlos Marighella. Il est pourtant assez méconnu en Europe où n’est publié régulièrement que son seul Manuel du Guérillero Urbain. Lui aussi a été un novateur et nous voulons le démontrer avec notre livre. Nous avons en préparation plusieurs autres livres dont un avec les textes politiques d’Ulrike Meinhof, celui sur AD… et d’autres en chantier. Mais quand je parle de collection réactive, nous réagirons aussi en phase avec les mobilisations et les besoins du mouvement afin que ce travail soit étroitement lié à l’action révolutionnaire actuelle. 

T’as dit en 2016 sur France Culture que « Radicalité ne veut pas dire armes ». Mais dans quelle mesure c’est possible d’être radical à travers l’écrit ?
La radicalité est une action révolutionnaire liée et une expression de la lutte pour l’émancipation de la classe exploitée et opprimée, aujourd’hui essentiellement mondiale. Qu’elle se réalise avec des tracts, des livres, des pavés ou par tout autre moyen importe peu, même si les actions parlent davantage de la stratégie principale. Les jours du combat brutal Bourgeoisie/Prolétariat est devant nous et non derrière nous. Il faut comprendre qu’historiquement le Prolétariat est une classe jeune, et sa lutte est décisive pour arracher les commandes à la vieille classe bourgeoise pourrissante.

Tu lis beaucoup en ce moment ? 
J’ai passé une à deux décennies à lire un livre par jour. En plus de tous les textes du mouvement qui me parvenaient. Maintenant, je travaille beaucoup les livres à publier mais je garde un temps à l’écoute et à la discussion avec de nouvelles réalités, de nouveaux mouvements… Je milite aussi autant que je le peux.

Ne faites pas croire à des victoires faciles d’Amilcar Cabral est disponible aux éditions Premiers Matins de Novembre.

VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.
VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.