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Aromates et contrebande : l’aventurier qui a placé la France sur la carte des épices

Pierre Poivre n’était pas cuisinier. Il n’a inventé aucune recette et probablement jamais foutu les pieds derrière les fourneaux. Pourtant, il aura tout au long du XVIIIe et à sa façon contribué à l’évolution de la gastronomie française.

Tour à tour botaniste, aventurier, agronome, horticulteur ou administrateur colonial (pour certains, contrebandier et espion de la Couronne), il a connu une vie au moins aussi mouvementée que le siècle des Lumières qui l’a vu naître.

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« Poivre est surtout le déclencheur de quelque chose de très important, souligne Eric Birlouez, historien et auteur de Sur les routes des épices. C’est lui qui casse le monopole que les Hollandais ont sur la production du clou de girofle et de la noix de muscade. »

À l’époque, les épices sont encore vues comme un symbole de raffinement coûteux. « On les utilise avec parcimonie en cuisine pour exalter ou assaisonner les plats, précise Birlouez. Certaines sont avant tout prisées pour leurs vertus médicinales – réelles ou supposées ».

« Quand on disait à l’époque que le giroflier ou le muscadier valaient de l’or, il fallait prendre cette expression au pied de la lettre », poursuit Birlouez. « C’étaient les épices les plus recherchées et, de fait, les plus rentables. Elles étaient protégées par les Hollandais comme des lingots dans un coffre-fort. »

Carte de Joachim Otten, 1710 via Flickr user Manhhai.

Dans le domaine des aromates – dont la production a grandement encouragé l’esclavage et l’annexion de nouveaux territoires par les puissances coloniales – ce sont les Pays-Bas qui ont touché le jackpot en mettant la main sur la plupart des archipels indonésiens dont les Moluques, littéralement baptisées « îles aux épices ».

Pierre Poivre découvre leur commerce lors d’un séjour forcé à Batavia (Djakarta), comptoir de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales où il est retenu prisonnier après avoir malencontreusement croisé la route d’un navire anglais.

Ce n’est pas son premier périple en Extrême-Orient. Il s’est déjà rendu en Chine quelques années plus tôt lors d’une mission d’évangélisation, épilogue de ses études de théologie. Plus curieux que prosélyte, Poivre montre alors un intérêt certain pour l’agriculture et le commerce local, germes d’un projet qu’il mûrira dans les geôles bataves.

À la fin du XVIIIe siècle, les épices ont pris un peu de plomb dans l’aile et d’autres modes alimentaires, comme le chocolat ou le thé, sont apparues

Son objectif ? Briser l’hégémonie des Hollandais sur le commerce de la noix de muscade et le clou de girofle. Sa méthode ? Tenter d’acclimater des plants dans les possessions françaises de la région – l’île de France (Maurice) et l’île Bourbon (Réunion). Un chemin semé d’embûches. Les Hollandais, assez tatillons sur le sujet, punissent de mort quiconque est reconnu coupable du vol d’un giroflier ou d’un muscadier.

Ils ne sont pas les seuls à lui mettre des bâtons dans les roues. « Quand Poivre parvient enfin à mettre clandestinement la main sur les plants tant convoités, il les confie au jardin d’essai de l’île de France et retourne vaquer à ses occupations », raconte Birlouez.

À son retour, les plants ont péri d’une mort pas tout à fait naturelle. Une enquête interne prouvera que Jean Baptiste Christian Fusée-Aublet, directeur du jardin et « probablement un peu jaloux de la renommée d’un envoyé du Roi de France », les a délibérément sabotés. Mais il en faut plus pour dévier Poivre de sa route.

Des navires au large, de M. Zeno Diemer via Wikimedia Commons.

« Il est assez fascinant d’audace et d’obstination, souligne Birlouez. Entre la prison et les coups du sort, il aurait pu à de nombreuses reprises tout abandonner et rentrer dans sa ville natale à Lyon. » Dans une biographie publiée en 1786, Pierre-Samuel Du Pont de Nemours lui attribue cette phrase plutôt lucide, « Je ne pourrai plus peindre », alors qu’un boulet tiré par un navire britannique vient de lui emporter la main droite.

À force de persévérance, Pierre Poivre remet le grappin sur des plants et parvient in fine à les acclimater dans les possessions françaises. Revers de la médaille ; le commerce de noix de muscade et de clou de girofle se banalise progressivement et devient du coup beaucoup moins profitable pour l’ensemble des producteurs.

« À la fin du XVIIIe siècle, les épices ont de toute façon pris un peu de plomb dans l’aile et d’autres modes alimentaires, comme le chocolat ou le thé, sont apparues, explique Birlouez. Au XIXe, on commence à boire du café. Les épices font moins rêver parce qu’elles sont plus répandues. On peut les cultiver un peu partout dans les tropiques. »

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Au milieu du bouillonnement intellectuel et politique du XVIIIe, la gastronomie n’échappe pas à de profonds changements. Alors que le siècle voit la naissance de la mayo et du champagne, le recul des épices s’inscrit aussi dans la recherche d’un goût plus « naturel ».

Quant à l’influence culinaire de Poivre, elle ne se limite pas aux seuls muscadiers et girofliers plantés. Il s’intéresse aussi à certains arbres fruitiers de la région (manguier et cacaoyer entre autres) qu’il introduira à la Réunion et à Maurice où il laisse un jardin botanique plutôt réputé.


La Fabuleuse Odyssée des épices, exposition jusqu’au 30 septembre 2018 au Domaine départemental de La Roche-Jagu.

Sur les routes des épices d’Eric Birlouez, aux éditions Ouest France.