S’il y a un truc qui nous confirme que le monde d’après sera effectivement « un peu pareil, mais en pire », c’est peut-être bien ça : les reprises de Nirvana. Peut-être plus encore que la restriction de nos libertés individuelles, les mensonges d’État ou bien encore la chasse aux pangolins sauvages, les covers inamovibles du groupe de Kurt Cobain constituent un très bon marqueur de l’immobilisme sans vergogne de notre société contemporaine. Pourquoi ? Parce que près de 30 ans après que le suicidé suscité se soit fait sauter le caisson, c’est toujours la même merde : des petites pépées sur Youtube ou des gros barbus plus ou moins anonymes s’en donnent à cœur joie pour massacrer des morceaux qui n’avaient rien demandé, le tout en rivalisant de premier degré et de grognements « rock » aussi gênants qu’une imitation de Michel Leeb.
Et ce n’est pas ce foutu confinement qui a changé quoi que ce soit. Ces dernières semaines, trois cas d’école de la reprise de Nirvana plus ou moins foireuse ont émergé, nous prouvant encore une fois que le temps qui passe ne changeait rien à l’affaire. Permettez-nous une petite étude comparée pour voir de quoi il retourne exactement.
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D’abord, il y a eu mi-avril la reprise de About A girl par Puddle of Mudd sur Youtube, tellement frappadingue que tout le monde s’est empressé d’aller commenter sous la vidéo de la version originale des choses comme : « Je suis uniquement là pour empêcher Puddle of Mudd de me ruiner cette chanson à jamais ». Pour les plus jeunes qui nous lisent, rappelons que Puddle of Mudd a fait partie de la vague post-grunge de stade à la fin des années 90 qui a bien failli nous dégoûter à jamais du genre dont il dérive et des chemises de bûcheron qui empestent, aux côtés notamment des plus connus mais non moins sinistres Nickelback – soit des prototypes de sous-Nirvana du terroir, dans leur jus mais avec les veines propres.
Le seul fait de voir un groupe comme Puddle of Mudd errer dans les limbes de l’an 2020 suffit à nous interroger sur l’état de cette putain de planète aujourd’hui. Et pour ce qui est de la qualité musicale de la reprise en soi, elle est tout bonnement catastrophique, le dénommé Wes Scantlin essayant tant bien que mal de récréer ce timbre de voix si caractéristique de Kurt Cobain, en oubliant visiblement que nous ne sommes plus en 1994, mais également en oubliant de chanter juste, ou juste de chanter.
« On attend quoi d’une bonne reprise, qu’elle soit bien produite, qu’elle soit incarnée, qu’elle soit bien jouée, qu’elle reflète l’esprit de l’époque (celle à laquelle elle est produite, aussi bien que celle à laquelle elle renvoie) ? »
Les deux autres sont les œuvres des Français de MNNQS et de Post Malone, dont les relectures respectives de Nirvana ont été partagées fin-avril. Passons rapidement sur les premiers, dont la reprise fait suite à une série partagée « à la coule » comme on dit, avec notamment des réinterprétations de l’œuvre de Madonna ou encore des Beach Boys. On est ici à l’échelle 0.5 du foirage (mais également de la prise de risque), d’autant plus que le clair-obscur des guitares et les incursions vocales quasi-emo m’évoquent de loin les efforts de Glitterer en la matière dernièrement, ce qui n’est pas pour me déplaire.
Pour ce qui est de Post Malone, on rebifurque déjà plus vers le lunaire. Assisté de Travis Barker, soit le batteur préféré de tous les rappeurs blancs, sa reprise de « Come As You Are » est à la fois plus fidèle que MNNQS et plus roublarde. On ne sait pas trop quelle est l’intention derrière : essaie-t-il se s’acheter une crédibilité artistique, ou de nous montrer que derrière ses airs de beer pong humain se cachent un petit cœur qui bat et une sensibilité insoupçonnée ? L’un dans l’autre, il sera toujours important de le souligner : quoi qu’il fasse, Post Malone aura l’air d’un petit sac à merde, et ce ne sont pas ses nombreuses opérations chialade de réhabilitation qui nous prouveront le contraire. Ce qui ne l’empêche pas de s’en sortir plutôt pas trop mal dans l’exercice du mimétisme vocal ici, même si ses raclements de gorge de forceur (sans parler de la robe obséquieuse, en référence aux fameuses performances live de Kurt Cobain vêtu de ses tuniques de grand-mère) contribue grandement à nous filer des boutons :
Sauf que plutôt pas mal, ça veut surtout dire plutôt pas terrible. Et si les deux reprises du dessus ne sont pas foncièrement dégueulasses, elles en viennent surtout à nous poser cette question : à quoi ça sert une reprise de Nirvana en 2020, au juste ? Et à plus forte raison, à quoi ça sert une reprise d’un groupe de classic rock (car oui, et tant pis si ça blesse les gazelles, c’est du rock à la papa désormais Nirvana, à ranger sur l’étagère poussiéreuse des disques préférés de ton père à côté des Doors et de Maxime Le Forestier) en 2020 exactement ? À se faire mousser, à montrer qu’on est « un vrai », à jouer au faux érudit, ou bien les trois à la fois ? Et du coup, on attend quoi d’une bonne reprise, qu’elle soit bien produite, qu’elle soit incarnée, qu’elle soit bien jouée, qu’elle reflète l’esprit de l’époque (celle à laquelle elle est produite, aussi bien que celle à laquelle elle renvoie) ?
Ces trois cas d’école illustrent plusieurs dispositions : celle de se donner du crédit artistique donc, mais également de trouver une excuse pour continuer à converser avec son moi ado – donc écorché, donc pur. Mais, tapie sous la révérence, il y a aussi ce truc un peu problématique de vénérer encore et toujours les mêmes tables de la loi. Et on sait que ce n’est pas toujours la chose la plus heureuse pour faire avancer la musique que d’obéir à la lettre à l’histoire officielle. Si le respect des anciens est quelque chose qui fonctionne plutôt bien dans, au hasard, la littérature latine, c’est bien souvent synonyme d’ennui mortel en ce qui concerne la musique populaire, voire de petite mort du rock de manière générale.
On se calme tout de suite les ayatollahs, là on parle du rock qui vendait encore des camions de disques, qui avait encore un poids notable sur l’économie mondiale, et dont Nirvana représente sans doute le dernier avatar culturel global. Ce même rock qui se dirigeait doucement comme devenir de la chair à pâté des reprises « décalées » par Julien Doré dans des émissions de télé-crochet, et qui pouvait encore prétendre au statut de soft power culturel si l’idée venait à une grande puissance de vouloir envahir un pays en développement par exemple. Pas ce fantasmé rock de l’underground et des kilomètres avalés par des vans de fortune, ou de ce groupe pourri de tes potes que tu vas voir dans une cave du 11 e uniquement dans le but de serrer enfin cette target que tu chines depuis des mois.
C’est peut-être bien l’avantage qu’à Nirvana a sur les autres aujourd’hui : charrier un imaginaire collectif qui en appelle à la fois à cette idée de pureté absolue (quoi que ça veuille dire) qu’à un fantasme d’ado à frange qui rêve de participer à The Voice. Un truc qui sent à la fois les dessous de bras ironiques (le fameux teen spirit, à l’origine un pied de nez cynique de Cobain en référence à un déodorant pour ados malodorants) que les duos avec Tony Bennett lors d’un gala de charité contre le sida. Un pied un peu crado, l’autre en quête de respectabilité, le tout un peu sournois – ce qu’a toujours été un peu Kurt Cobain, lui qui voulait être à la fois le dernier des punk rockers, vendre autant de disques que John Lennon, et qu’on le considère à la fin de sa vie comme « un vrai songwriter ». Il doit être content là où il est, même ta grand-mère est fan des sessions de MTV Unplugged.
Qu’on se rassure, s’il n’y a pas de reprise totalement satisfaisante de Nirvana à proprement parler sur le marché, ce n’est peut-être pas une si mauvaise nouvelle. Que ces dernières soient trop révérencieuses ou tout simplement foireuses, leur échec veut peut-être juste tout simplement dire qu’il est enfin temps de passer à autre chose, et que le poids de l’histoire ne doit pas vous empêcher d’écrire la vôtre. Et si vous voulez simplement vous régaler avec des reprises vraiment pétées de Nirvana sans penser au lendemain, vous pouvez toujours vous rendre à la Fête de la Musique chaque année. Ça aussi, c’est pas le corona qui en viendra à bout.
Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.
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