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Arrêtons-nous un instant pour nous remémorer DJ Hero, la pire idée de l’année 2009


La dernière fois que je me suis retrouvé chez moi – dans le vrai sens du terme, pas le « chez moi » qui qualifie un quelconque appart miteux dans lequel on s’apprête à passer six mois avant d’entasser trois cartons de fringues à l’arrière d’un Uber Van et de se traîner dans un autre appart miteux ; car « chez soi » signifie, pour beaucoup d’entre nous en tous cas, le lieu où nous avons grandi, et non le lieu où nous avons atterri – je me suis donc retrouvé face au fantôme d’une vie révolue. Enfoui dans les décombres de ma chambre d’enfant et d’ado, au milieu des robots sans piles et des peluches à la fourrure clairsemée, se trouvait un objet dont j’avais totalement occulté l’existence, et ce, depuis quasiment une décennie. On dit que le passé est un pays étranger : c’est vrai, et je n’en parlais plus la langue.

Cette chose qui m’a intensément troublé et plongé dans un vortex proustien de demi-souvenirs oniriques était, en soi, très banale – rien de plus qu’un grossier morceau de polypropylène agrémenté de diverses autres masses informes de polypropylène. Dans une chambre remplie de jouets et de jeux, rien d’exceptionnel. Recouvert d’anciens Action Men laissés à l’abandon – soldats dépouillés de leur uniforme, de leur identité, et de leur raison d’être – et de puzzles aux pièces manquantes gisait un vieux cadeau, qui évoquait négligence et opportunités manquées. Non, ce n’était pas sur une madeleine que mes yeux s’étaient posés, mais sur le contrôleur externe du jeu vidéo DJ Hero.

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Je n’avais pas souvenir d’avoir réellement utilisé cet objet. Je le reconnaissais en tant que tel – je me souvenais de l’existence du jeu, je me rappelais l’avoir vu en vitrine des magasins et je crois même me souvenir qu’un de mes frères et sœurs l’avait eu pour son anniversaire –, c’était une approximation grossière d’une table de mixage et de deux platines – pour peu que vous ne sachiez pas vraiment à quoi une table de mixage et deux platines peuvent ressembler et que vous n’ayez jamais vu le moindre DJ en action ; soit une approche plutôt brute et primitive de la question.

Contrairement à la pratique de la guitare ou à la danse, le DJing n’a jamais réussi à se faire une place dans le monde du jeu vidéo et ce pour une raison assez évidente : aussi potentiellement excitant et grandiloquent soit-il, le DJing est, techniquement, une activité plutôt chiante. Si l’on enlève l’aspect créatif (raconter une histoire en mixant des morceaux entre eux de la manière la plus subtile et cohérente possible) et interactif (jouer avec l’énergie du public présent en face de soi), tout ce que fait un DJ, c’est déclencher un signal et pousser des faders – soit le truc le moins excitant et grandiloquent du monde. Oui, le DJing peut servir à exprimer une véritable sensibilité artistique. Mais il n’y aucune raison valable d’en faire un putain de jeu vidéo.

Les premiers jeux vidéos musicaux ayant fait irruption dans notre mémoire collective sont ceux de la série Dance Dance Revolution, qui se jouaient sur bornes d’arcade. Comme le laisse entendre son nom, la série DDR, que l’on doit au légendaire développeur japonais Konami, invitait le joueur-danseur à lever franchement les genoux, comme s’il marchait d’un pas conquérant au rythme d’une J-pop démente en basse définition. Konami a, pendant de nombreuses années, eu le monopole sur le jeu vidéo musical. Jusqu’au jour où Guitar Hero a fait son apparition.

Vous avez forcément joué à Guitar Hero un jour ; vous avez forcément passé une heure, à une réunion de famille ou à l’anniversaire un peu sinistre d’un ami qui n’en est pas vraiment un, cramponné à une mini-guitare en plastique, essayant désespérément de vous caler sur le tempo de « Freebird », debout au milieu du salon, sentant la frustration monter en vous avant de reposer la manette et de finir assis sur le canapé, muré dans un silence contrit, les mains puant la sueur et le plastique bon marché. Vous avez forcément fait ça parce que Guitar Hero, comme Plus belle la vie ou Planet Sushi, font partie des incontournables de votre époque – ils étaient là, sont encore là et ne semblent pas décidés à disparaître.

Sauf qu’en fait si, car tout est condamné à disparaître. Tout ce qui a un jour incarné le top du top finit invariablement par devenir un souvenir un peu gênant. Nos petites guitares moites se sont donc trouvées remisées au placard, reliques analogiques d’un royaume digital depuis longtemps perdu, comme ça a été le cas de nos batteries miniatures, nos simili-microphones, et nos tables de mixage dont le fonctionnement n’a rien à voir avec celui de vraies tables de mixage. Ces objets autrefois si chers à nos cœurs, autant de portes menant à des mondes si éloignés du nôtre, ne sont maintenant plus que de vieux machins mis au rebut, qui nous rappellent des jours naïfs et heureux. Ce qui les rend, de fait, insupportables.

Ce qui a éveillé mon intérêt lorsque j’ai redécouvert DJ Hero, et m’a entraîné au fin fond d’un insondable trou noir de vidéos YouTube – lesquelles étaient toutes parfaitement semblables, et étrangement, fascinantes – c’était son absence totale de rapport au réel. Le jeu n’a absolument, strictement, rien à voir avec le DJing.

La série des Dance Dance Revolution avait un pied dans la réalité, même si les mouvements qu’il fallait maîtriser pour remporter le titre de meilleur danseur auraient pu vous valoir d’être foutu à la porte de n’importe quel club un tant soit peu correct. Guitar Hero, même s’il ne vous laissait pas toute la liberté et la latitude nécessaires à réaliser vos plus brûlants fantasmes de branlette de manche, vous donnait au moins un peu l’impression de jouer d’un instrument. 

Mais DJ Hero fait exception à la règle ; c’est un jeu qui, pour on ne sait quelle obscure raison – une sorte d’anti-logique qui lui est propre et dont personne ne possède la clé – a abandonné tout lien avec l’activité qu’il était censé émuler. Mixer requiert la capacité d’écouter simultanément deux disques (voire plus) tournant à la même vitesse ou presque, et de savoir comment caler ces disques et quand monter ou baisser le volume de l’un d’entre eux. Transformer ça en un jeu vidéo rentable, assez facile d’accès pour ne pas rebuter les adultes et assez « cool » pour attirer les ados a, visiblement, été une tâche très compliquée.

FreeStyleGames, la boîte qui a développé le jeu, a donc décidé de changer d’angle : au lieu de créer un jeu qui donnerait un peu l’impression d’être un DJ, ils se sont dit « rien à battre, pourquoi est-ce qu’on ne ferait pas un jeu de golmon où il faudrait appuyer sur un bouton correspondant à une mesure qui apparaît en couleur sur l’écran, pour faire croire aux gens que presser une touche au bon moment, c’est marrant… Et on n’a qu’à remplacer un de ces boutons par une platine de scratch, parce que c’est carrément un truc de DJ, et puis ça a de la gueule… Non ? »

Ils sont tous tombés d’accord, sont tous sortis se bourrer la gueule très, très, très sévèrement, et quelques mois plus tard, le produit fini était en rayon, à un prix scandaleusement élevé. DJ Hero n’avait rien à voir avec le DJing. C’était un jeu qui célébrait quelque chose d’autre. Quelque chose d’étrangement inutile, un jeu inerte, sans le moindre aspect ludique, qui rendait le fait de mixer de la musique à peu près aussi gratifiant et plaisant que de remplir une feuille d’impôts.

Ce qu’il nous reste, dans la lumière blafarde de 2017, c’est un foirage en règle, un jeu au charme étrange, totalement incapable de présenter le DJing comme ce qu’il est vraiment. Et peut-être – je dis bien peut-être – que c’était la direction à prendre. Parce qu’après tout, le DJing n’a, en soi, rien de foncièrement marrant. Et puis il faut avouer une chose : il y a un plaisir pervers à se plonger dans quelque chose de complètement raté, bancal, irrattrapable. Et Dieu sait si DJ Hero était raté, bancal et irrattrapable. 

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