L’histoire de l’Holocauste est connue dans le monde entier. Mais le focus qu’on nous enseigne de cette période se résume généralement en quelques mots : génocide du peuple juif, chambres à gaz, camps de concentration, nazis et Hitler. Si tout le monde a en tête la célèbre étoile jaune et sait la contextualiser dans l’histoire, il n’en va pas forcément de même pour les « triangles roses ». Selon les chiffres les plus fiables, près de 100 000 hommes homosexuels ont été recensés par le régime nazi entre 1933 et 1945, parmi lesquels 50 000 ont été condamnés par des tribunaux. Entre 5 000 et 15 000 gays allemands ont été envoyés dans des camps de concentration et on estime que 65% d’entre eux y sont morts. Bien que la plupart des lesbiennes soient restées à l’abri des regards, beaucoup d’entre elles ont malgré tout été déportées, qualifiées d’« asociales » ou de communistes.
Le musée Kazerne Dossin de Malines, en collaboration avec le Mémorial de la Shoah, présente toute l’année une exposition sur l’histoire de la persécution des gays et des lesbiennes pendant la Seconde Guerre mondiale. Je m’y suis rendue pour rencontrer Tomas Baum, scientifique, philosophe et directeur du lieu, et voir si je pouvais en apprendre davantage sur cette sombre page de l’histoire.
Le temps des précurseurs
En 1871, une nouvelle loi est introduite dans le code pénal allemand afin de punir – moins sévèrement qu’auparavant – les relations sexuelles entre hommes. On connaît aujourd’hui cette loi sous le nom d’article 175 – ou paragraphe 175 –, un principe fondateur d’une série d’atrocités à l’encontre de la communauté gay en Allemagne. Le contenu de cet article remonte à une loi prussienne plus ancienne de 1794 qui punissait les relations sexuelles entre personnes du même sexe, ou avec des animaux, d’une peine d’emprisonnement ou de la privation des droits civiques. Avec l’article 175, cette loi est étendue à tout l’Empire allemand lors de son unification. Il est intéressant de noter qu’il reprend presque mot pour mot la loi prussienne, mais en omettant les femmes dans la description.
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Malgré cette loi, c’est dans cette même Allemagne que naît le premier mouvement homosexuel. En 1897, Magnus Hirschfeld fonde le Comité scientifique humanitaire – la toute première organisation de défense des droits des homosexuels – ainsi que l’Institut de sexologie en 1919. « Fin 19e et début 20e, on assiste à une vague d’émancipation, explique Tomas Baum. Les membres de ce comité partent du principe que ce qu’ils font n’est pas contre nature. Et que dès lors que l’on affirme cette idée, l’étape suivante est d’abolir les sanctions. » Les actions du comité vont dans ce sens, avec notamment la création d’une pétition pour abroger l’article 175.
L’historien Geoffrey J. Giles parle même d’une culture gay florissante. Dans son article Why bother about homosexuals ? homophobia and sexual politics in Nazi Germany, il écrit : « La tolérance à l’égard des homosexuels s’est accrue en Allemagne au cours des trois premières décennies du 20e siècle, au point qu’une culture ouvertement gay a éclos dans des villes comme Berlin dans les années 1920, et que le parlement semblait sur le point d’abolir l’article 175. »
À cette époque, il n’est pas rare de voir des fêtes queer organisées. L’émancipation prend racine au sein des milieux littéraires, notamment grâce à la publication de divers magazines et revues. À Berlin, l’Eldorado, un cabaret connu de la communauté queer, autorise même le travestissement.
La nuit des longs couteaux et les persécutions
Avec la montée en puissance du NSDAP, la situation change radicalement. « On constate alors comme une forme d’ambiguïté, explique Baum. Il y avait notamment un culte de l’homme par l’homme, avec une idolâtrie du corps, surtout dans la propagande qui présentait les formes masculines comme puissantes, fortes et belles. » Le chef de la SA, Ernst Röhm, est même ouvertement homosexuel, ce qui, on peut le supposer, ne pose sans doute pas de problème à Hitler lui-même, avec qui il est ami.
En revanche, à cette même époque, certains dirigeants nazis adoptent des positions radicalement différentes vis-à-vis des homosexuels. C’est le cas d’Heinrich Himmler, chef de la SS, qui déclare dans un de ses discours en 1937 : « Si j’admets qu’il y a un à deux millions d’homosexuels, cela signifie que 7 à 8 ou 10 % des hommes sont gays. Et si la situation ne change pas, cela signifie que notre peuple sera anéanti par cette maladie contagieuse. » Le parti commence à capitaliser sur l’insécurité de son peuple en adoptant un discours de peur et de maladie.
Le basculement n’est pas loin. En 1933, la bibliothèque de l’Institut de sexologie est entièrement incendiée par les nazis et le bâtiment détruit. Les bars sont fermés et la communauté littéraire est écrasée. Le célèbre Eldorado est même occupé par les nazis, qui l’utilisent comme bureau.
Se produit alors un événement qui aura un impact sur la vie de la communauté gay en Allemagne et dans les pays voisins, et ce, pour de longues années à venir : la nuit des Longs Couteaux. Entre le 30 juin et le 2 juillet 1934, Hitler opte pour un « bilan », c’est ainsi que Baum nomme les atrocités visant à « l’épuration des troupes du Parti par les SS ». De nombreux membres du NSDAP, au sein de la direction de la SA, sont « éliminés » dans le but d’unifier politiquement le parti. Et c’est notamment le cas d’Ernst Röhm, qui n’est plus dans les petits papiers d’Hitler depuis un certain temps. « Ils sont allés chercher Röhm et l’ont enfermé dans une cellule. Puis, sur ordre d’Hitler, Röhm s’est vu remettre un pistolet dans les mains pour se tirer dessus, raconte Baum. Ils espéraient qu’il se suiciderait. Mais il ne l’a pas fait, ils ont fini par l’abattre eux-mêmes. »
La nuit des Longs Couteaux agit comme une sorte de catalyseur dans le durcissement de l’article 175. « Après cet événement, on assiste à une période de régression, poursuit Baum. Les lois existantes ne changent pas, mais elles sanctionnent plus lourdement. » Le 10 octobre 1936, Himmler fonde la Reichzentrale zur Bekämpfung der Homosexualität und der Abtreibung (l’Office central du Reich pour la lutte contre l’homosexualité et l’avortement). Sous couvert d’une prétendue collecte d’informations sur les homosexuels, le régime commence à traquer et arrêter systématiquement les hommes gays afin de les persécuter. Tout acte sexuel entre hommes, voire même l’expression d’un désir, peut alors être suivi d’une peine allant jusqu’à 10 ans de travaux forcés. De nombreuses personnes sont arrêtées et placées dans des trains, parfois sans procès.
« Les camps dans lesquels la plupart des homosexuels se retrouvent sont des camps de concentration comme Buchenwald et Dachau, où l’on pratique également le travail forcé », explique Baum. Ce travail physique est si rude, pour n’importe quel prisonnier, que beaucoup en meurent. « La nourriture manque, poursuit-il. L’hygiène est médiocre, les gens reçoivent de mauvais traitements ou sont exécutés sans véritable raison. » Les hommes emprisonnés ont tout de même la « possibilité de guérir » de leur soi-disant maladie. « En principe, on pouvait toujours être libéré de ces camps, après avoir purgé sa peine, remet Baum. Et c’est ce qui s’est passé, surtout au début, juste avant la guerre. » Après le début des conflits, il s’agissait plutôt de faire des choix : rester dans le camp ou s’engager dans l’armée. « Les hommes guéris étaient autorisés à rejoindre l’armée, où ils pouvaient faire leurs preuves, tout en étant surveillés de près. » Ça se produit en Allemagne, mais aussi en Belgique, où l’acte sexuel n’est pourtant pas punissable. Les soldats allemands sont soumis à la loi allemande, quel que soit le pays dans lequel ils entrent. Ainsi, en tant qu’Allemand, vous ne pouviez pas échapper à la persécution fondée sur votre orientation, même dans un autre pays.
En Belgique, il n’y a pas eu de persécution active sur base de l’orientation sexuelle. « On peut donc parler d’un régime doux », selon Baum. Cependant, sur le sol belge, beaucoup d’hommes homosexuels sont également déportés depuis la caserne Dossin – un camp de transit situé à Malines, entre Anvers et Bruxelles, les deux villes où il y avait le plus de personnes juives en Belgique. « Nombre de ces personnes arrêtées devaient d’abord se faire enregistrer pour ensuite aller dans les camps de travail à l’Est, puis ils étaient déportés lors des rafles », explique Baum. En tout, quel que soit le motif d’arrestation, 25 843 personnes sont déportées depuis la caserne de Dossin. Les trains se dirigeaient toujours vers Auschwitz-Birkenau, selon Baum, « et si on connaît l’histoire de certaines d’entre elles, pour beaucoup, on ne sait presque rien ».
L’exposition à Kazerne Dossin présente plusieurs profils de personnes homosexuelles déportées depuis Malines, notamment des femmes lesbiennes, qui ont laissé moins de traces dans les livres d’Histoire, mais à qui le musée redonne une certaine visibilité. Parmi les récits qu’on peut raconter aujourd’hui, il y a celui de Martha Geiringer, doctorante viennoise, qui a fui l’Autriche en raison de ses origines juives et de ses idées communistes après l’annexion du pays par l’Allemagne nazie en 1939. Réfugiée en Belgique, elle y a rencontré Yvonne Fontaine, médecin, à Gand. Toutes deux ont fini par entamer une relation amoureuse et, en 1939, Martha se rend aux Philippines pour un mariage arrangé. Mais le plan échoue. Entre-temps, la Belgique est occupée par les nazis. La relation entre les deux ne dure pas. En cause, l’ex-mari d’Yvonne, Andreas Claessens, de qui elle s’était éloignée en raison de leurs désaccords politiques. Il dénonce Martha comme juive à un collaborateur connu, Willem Verhulst, probablement par jalousie. Entre 1941 et 1943, Martha Geiringer est arrêtée à trois reprises par la Sipo-SD. Le 15 février 1943, elle est déportée de la caserne Dossin à Auschwitz-Birkenau, où elle est tuée. En 1947, Claessens sera condamné à quatre ans de prison et à une amende.
Les triangles roses, symboles de la maladie
Au début, les prisonniers homosexuels sont distingués des autres par des badges verts ou rouges, ou par le chiffre 175 – en référence à la loi interdisant l’homosexualité – ou la lettre A pour le terme allemand Arschficker (terme péjoratif que l’on peut traduire par « enculé »). Au fil du temps, ces symboles sont remplacés par un triangle rose, utilisé pour la première fois dans les camps en 1937. Le rose a peut-être été choisi comme moyen d’humilier les hommes.
Le triangle rose est également attribué à d’autres prisonniers qualifiés de pervers, comme les pédophiles ou les zoophiles. Il s’agit là d’un lien évident entre la morale et l’orientation sexuelle. Dans certains camps, les prisonniers qui portent un triangle rose sont placés dans un bloc séparé. Selon certains auteurs, ils se situaient juste au-dessus, voire au même niveau, que les prisonniers juifs dans la hiérarchie. Leur mise à l’écart était due à l’idée selon laquelle leur orientation était une maladie qui pouvait se propager. D’où le discours et l’idée que l’on pouvait guérir de l’homosexualité.
Il existe des livres de témoignages de survivants homosexuels, qui parlent de leur séjour dans les camps et de leur vie d’après. Comme l’histoire de Josef Kohout, qui a écrit sous un pseudonyme le livre Die Männer mit dem rosa Winkel (Les hommes au triangle rose), celle de Rudolf Brazda, qui a partagé son histoire dans Itinéraire d’un Triangle rose, ou encore celle de Pierre Seel, le seul survivant homosexuel français à avoir partagé son témoignage. Dans Branded by the pink triangle, qui donne un aperçu de certains récits de survivants, Ken Setterington raconte comment dans le camp où se trouvait Josef Kohout – Flössenburg, en Allemagne – un bordel a été introduit pour « guérir » les hommes. « Tous les hommes portant un triangle rose devaient se rendre au bordel pour apprendre les plaisirs du sexe avec une femme, raconte-t-il. Les femmes étaient des prisonnières juives et roms du camp voisin de Ravensbrück, à qui on promettait une libération au bout de six mois. En réalité, elles étaient ensuite envoyées dans les chambres à gaz d’Auschwitz. »
Dans son ouvrage The Pink Triangle : The Nazi War Against Homosexuals (Le triangle rose : la guerre des nazis contre les homosexuels), Richard Plant, un survivant, décrit également la vie dans les camps pour ces triangles roses. Pour ce faire, il s’appuie sur des recherches approfondies dans les archives. Plant raconte que les prisonniers homosexuels devaient dormir avec les mains au-dessus de la couverture pour ne pas se masturber, car on pensait qu’ils n’avaient rien d’autre à l’esprit que de satisfaire leurs besoins sexuels. « Ils étaient affectés aux travaux les plus durs dans les carrières et soumis à de nombreuses expérimentations médicales », écrit aussi Plant. Il évoque notamment les expériences hormonales supervisées par l’endocrinologue danois Carl Værnet : « La théorie de Værnet reposait sur l’idée selon laquelle les homosexuels pouvaient devenir hétérosexuels grâce à une thérapie hormonale ». Les documents étudiés par Plant et ses collègues montrent que Værnet aurait également castré des prisonniers du triangle rose pour ses expériences.
Après la guerre
Le mythe de la libération ne s’applique pas à tout le monde. Parmi les homosexuels qui survivent aux camps, beaucoup se retrouvent à nouveau en cellule, sur base du même article 175. Même s’ils ont été libérés, ils risquent toujours d’être à nouveau arrêtés. Dans les récits des survivants mentionnés plus haut, on voit aussi qu’ils mentent parfois sur les raisons de leur détention ou qu’ils font même des mariages blancs par crainte de se faire prendre.
La loi sur l’article 175 n’a été révisée qu’en 1969 et a donc été maintenue sous la République fédérale d’Allemagne. En 1994, le texte de loi est finalement aboli. En ce qui concerne le triangle rose, ce n’est que dans les années 1970 qu’il refait surface, plus particulièrement dans les sphères activistes pour la liberté de la communauté queer. Le symbole est alors utilisé, détourné et porté pour dénoncer l’oppression que les hommes gays et la communauté queer en général continue de subir.
Il faut pourtant des années pour que les atrocités commises par le régime à l’encontre de la communauté gay soient reconnues. En 2002, le gouvernement allemand présente des excuses officielles à tous les homosexuels persécutés pendant le régime nazi. Il institue également une réhabilitation officielle, qui permet aux victimes d’être indemnisées. En France, la reconnaissance officielle intervient en 2001 après un discours de Lionel Jospin. Aux Pays-Bas, en 1986, une loi sur les allocations aux victimes de persécutions s’étend aux homosexuels persécutés. En Belgique, un représentant du mouvement LGBTQIA+ participe tous les ans à la cérémonie commémorative de Breendonk depuis 1974.
L’exposition Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie se tient jusqu’au 10 décembre 2023 à Kazerne Dossin à Malines.