Au coeur de GB Road : le plus grand bordel d’Inde

New Dehli, Inde – En ce début de soirée d’été, une fine couche de pollution recouvre la Garstin Bastion Road au coeur de la capitale indienne. Si pendant la journée cette route accueille un immense marché, elle se transforme en un gigantesque bordel une fois le soleil couché. Plus de 3 500 femmes et leurs enfants vivent dans 90 maisons closes, situées à quelques minutes du Rajpath Marg – l’équivalent indien du Washington Mall.

Chaque jour, des hommes, des femmes et des enfants sont envoyés dans le sous-continent et se retrouvent réduits en esclaves sexuels. D’après le Global Slavery Index, l’Inde compte plus de 18 millions de personnes souffrant de l’esclavage moderne – la plupart d’entre eux sont contraints de travailler dans des conditions épouvantables, dans des fermes et des usines. S’il n’existe pas de chiffres officiels sur les victimes du trafic sexuel, des militants estiment qu’entre 3 et 9 millions de personnes pourraient être concernées.

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En 2017, près de 20 000 femmes et enfants ont été transbahutés de partout en Inde à cause de l’esclavage sexuel – une hausse de 25 pour cent par rapport à l’année dernière d’après des chiffres du gouvernement (alors que les chiffres non officiels sont encore plus alarmants). D’après le gouvernement indien, environ 400 filles et femmes ont disparu chaque jour en 2015, et nombre d’entre elles auraient été obligées de se prostituer.

Sur la Garstin Bastion Road (surnommée GB Road), la crise indienne de l’esclavage sexuel s’affiche aux yeux de tous.

Kotha 64

Les quincailleries qui bordent la GB Road ferment la nuit, mais les sombres montées d’escaliers, qui mènent aux nombreux bordels, sont bondées chaque soir. Un proxénète, qui porte une chemise en lambeaux, fait de grands gestes devant l’entée. « Une jeune fille, Bhai [frère]. Pas chère, pas chère. »

Au milieu de la route, on trouve Kotha 64 – le plus grand bordel de Dehli. À l’intérieur, les chambres sont sombres et un air de parfum et de crasse flotte. Le sol est jonché de capotes usagées et de mégots de cigarettes. Dans la première chambre, toutes les fenêtres sont condamnées et des lampes LED donnent au lieu une ambiance d’hôpital. Sur les côtés de la chambre, on compte une dizaine de petits compartiments.

Une vingtaine de femmes sont assises sur des bancs pendant que des hommes leur tournent autour. La passe coute en moyenne 300 roupies (environ 4 euros), mais les femmes peuvent s’estimer chanceuses si elles récupèrent un cinquième de la somme. Nombre d’entre elles doivent une dette à vie à leurs propriétaires et proxénètes et ne touchent aucun argent. Les associations locales qui oeuvrent pour libérer ces femmes disent qu’au moins 90 pour cent des femmes et filles présentes sont victimes de l’esclavage sexuel.

Des filles de 12 ans

Les filles contraintes de se prostituer commencent généralement entre 12 et 13 ans. « Les trafiquants d’êtres humains se font beaucoup d’argent, » explique Dipesh Tank, chef de projet à la Rescue Foundation. « Vous pouvez acheter une mineure entre 5 000 et 10 000 roupies (entre 70 et 140 euros) dans le nord du pays, ou au Népal, puis la vendre dans une métropole pour 200 000 roupies (2 700 euros). Plus la fille est jeune, plus elle est chère – d’autant plus si elle est vierge. »

Une fois aux mains des proxénètes, les filles vont subir une « période de pause », pendant laquelle elles sont enfermées dans une cellule. Elles sont alors torturées, affamées et violées. Les pimps et maquerelles donnent souvent des hormones – comme de l’oxytocine ou de l’oradexon (des stéroïdes pour les vaches) – afin qu’elles développent des formes et attirent plus de clients. Souvent, cela arrive même à l’intérieur des bordels.

En déambulant dans les couloirs du Kotha 64, on devine des pièces cachées. Bina Rani, le président d’IPartner India, un organisme de charité qui financent des campagnes dénonçant l’esclavage sexuel, dit que ces pièces accueillent souvent les enfants des femmes qui sont contraintes à la prostitution. Il y a des « centaines d’enfants cachés, » assure Rani.

De plus petites ONG font des progrès pour essayer d’aider ces femmes et enfants. L’ONG Kat Katha a fourni des cours à certains enfants qui vivent sur la GB Road et a organisé des bilans de santé pour les femmes. Mais un manque de financements et les intimidations récurrentes empêchent ces petites associations de faire de véritables progrès. Sans le soutien du gouvernement, elles ne peuvent pas faire beaucoup plus.

Même quand une fille arrive à échapper à cet abominable trafic, la réinsertion peut prendre une vie entière. « On sauve de nombreuses filles, mais à cause de la stigmatisation sociale, les parents ne veulent pas récupérer leurs filles, » explique Tank.

Corruption et immobilisme politique

Malgré l’étendue du problème, les condamnations pour trafic d’êtres humains sont au plus bas – en 2014, on a recensé seulement une centaine de condamnations. « Les enquêtes inter-étatiques n’aboutissent jamais, » explique Tank, « les trafiquants peuvent juste disparaitre en changeant d’État. »

Si la prostitution n’est pas illégale en Inde, les activités connexes le sont – comme l’esclavagisme, le racolage, le proxénétisme et le fait de gérer un bordel. Le problème est connu de tous, mais les personnalités politiques et la police semblent incapables de régler ce fléau – ou elles rechignent à le faire.

D’après des ONG locales, des officiers de police passent souvent des accords avec les propriétaires de bordels. Certains se font des centaines de milliers de roupies en pots-de-vin chaque mois – simplement en fermant les yeux ou en fournissant des infos sur les prochaines descentes de police.

Les politiques ne sont pas mieux, estime la Haute commissaire pour les femmes de Dehli, Swati Malilwal. « [La GB Road] est à trois kilomètres du parlement – il existe une complicité, de tout le monde, du haut en bas de l’échelle, » explique Maliwal à VICE News. « Le système est impliqué, sinon un endroit comme celui-ci ne pourrait jamais exister. Il s’agit d’un racket organisé, parce que l’on parle d’une industrie qui génère des millions de roupies chaque jour. »

En mai 2016, le ministère indien des Femmes et des Enfants a révélé un projet de loi contre les trafics. Ce texte a été célébré, puisqu’il s’agissait de la première initiative visant à arrêter le trafic – modernisant un ensemble de lois archaïques, qui criminalisaient les victimes. Mais l’immobilisme politique et les divisions idéologiques sur le sujet ont bloqué l’application du texte.


Will Brown est un journaliste freelance, spécialiste des problématiques liées aux droits humains. Suivez le sur Twitter : @_will_brown