Bienvenue dans Last Call, notre colonne qui donne la parole aux employés de bars, de troquets ou de brasseries emblématiques qui ont marqué leurs époques.
Le Meurice est un des hôtels les plus luxueux de la capitale. C’est aussi valable pour son zinc, le fameux Bar 228. William Oliveri, né en Sicile, travaille derrière le comptoir de cet établissement depuis 1978. Son attitude charismatique et son accent chantant l’ont conduit à assumer le rôle de chef du bar. Il est devenu depuis le véritable visage des lieux.
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William a accepté de m’accorder un moment pour discuter de ses tribulations en Europe, de son passé au séminaire, de son père sicilien, des célébrités qu’il a croisées ses 40 dernières années et de leurs boissons préférées..
MUNCHIES : Bonjour William, vous avez toujours voulu devenir barman ?
William Oliveri : Quand j’étais jeune, je voulais être missionnaire. J’ai étudié avec les Jésuites. Puis, quand j’ai eu 18 ans, j’ai quitté le séminaire… Bon, tout ça, c’est de l’histoire ancienne.
Comment vous êtes-vous retrouvé à travailler derrière un comptoir ?
J’étais le plus âgé d’une famille de trois enfants. Mon père était maçon et ne travaillait pas tous les jours. Bref, on ne nageait pas dans l’opulence. J’ai dû me mettre au travail assez tôt. Si j’avais voulu retourner à l’école, il aurait fallu passer des examens pour mesurer mon niveau. Comme je ne souhaitais pas perdre de temps et que tout cela avait un coût, je me suis dit que c’était mieux de suivre une formation professionnelle et de commencer à travailler immédiatement, à 18 ans.
Et votre famille, elle en a pensé quoi ?
Mon père, qui était Sicilien, ne trouvait pas cela très digne que son fils aîné devienne serveur. Il n’était pas spécialement conquis par la perspective de me voir évoluer au sein de l’industrie hôtelière. Mais ma mère, comme toutes les bonnes mamans, a pris le parti de son fils. Elle a eu une conversation avec mon père qui a fini par accepter.
Il a dit : « Écoute, si tu veux faire ça, vas-y, mais quoi que tu fasses de ta vie, fais-le bien. Même si tu dois devenir un bandit, fais-le avec dignité. »
Comment avez-vous atterri à Paris ?
J’ai travaillé un peu partout. En Angleterre, en Allemagne ou en Italie. J’ai bossé comme saisonnier. Quatre mois par-ci, six mois par-là. À cet âge-là, je ne voyais pas l’intérêt de m’établir quelque part. Je pensais qu’il fallait aller vite pour pouvoir aller partout, et ainsi en apprendre toujours plus.
J’ai travaillé pendant trois ans à Düsseldorf, au Steigenberger Park Hotel, un hôtel magnifique. Quand j’en ai eu assez, je me suis dit que je pourrais retourner en Italie, à Florence, avec ma jeune fiancée.
Et puis je me suis souvenu que je parlais français. À l’époque, en Italie, on l’apprenait à l’école, parce qu’on pensait que c’était une langue plus respectable que l’anglais – même si la langue de Shakespeare est clairement plus utile.
J’ai donc décidé d’aller passer un peu de temps en France. Parce que, même pour travailler dans les hôtels italiens, c’est indispensable. La France est le pays de la gastronomie après tout.
Même pour les Italiens ?
Bien sûr ! La nourriture, le vin et le fromage. Surtout le vin d’ailleurs. On en a d’excellents en Italie qui est aussi un grand pays de vins. Mais vous savez, dans les années 1970… Même aujourd’hui, quand on parle de gastronomie, on pense immédiatement à la France. D’ailleurs, dire que la France est le pays de la gastronomie, est presque un pléonasme. La gastronomie, c’est la France.
Et vous avez débarqué au Meurice…
Oui. En 1978, un type avec qui j’avais travaillé en Allemagne me dit qu’il y a un poste de barman vacant au Meurice. J’explique que cela m’intéresse. J’avais l’expérience des salles à manger et des bars. J’ai donc postulé. Je me suis présenté à celui qui était alors le chef du bar et qui travaillait au Meurice depuis 1951 – l’année de ma naissance. Il m’a fait un petit entretien en anglais, en français, en allemand et en espagnol, puis il m’a regardé et m’a lâché : « Je ne vais pas vous dire qu’on vous rappellera ou vous demander de passer une autre fois. Jeune homme, vous êtes engagé. Vous comptez rester combien de temps chez nous ? » J’ai répondu que je souhaitais rester six mois.
En vérité, je pensais plutôt à deux ou trois mois, mais j’ai dit six. Cela me semblait être une proposition honnête. Il a ri et m’a dit : « Ce n’est pas la bonne réponse. »
Puis il a enchaîné : « Écoutez moi, et souvenez-vous-en. Le Meurice, on sait quand on arrive, mais on ne sait jamais quand est-ce qu’on le quitte. Je suis arrivé en 1951 pour remplacer quelqu’un pour quelques jours, et je suis toujours là. » Force est de constater qu’il n’avait pas tort. J’y suis encore et cela fait longtemps que mes six mois sont terminés.
Vous préfériez le bar plutôt que d’autres positions dans l’hôtellerie ?
Je suis un homme de mots, j’aime communiquer. J’ai besoin de pouvoir discuter avec des gens. Et souvent, je retrouve cet aspect-là dans mon activité de barman. Le service est plus personnalisé. Dans un restaurant, il faut respecter certaines règles de service. Il n’y a finalement que très peu de contact avec le client. Mais au bar, c’est différent. On peut jouer avec certaines choses, customiser le service. C’est ça qui me plaît tant dans ce métier.
Où est-ce que vous trouvez l’inspiration pour créer de nouveaux cocktails ?
Quand vous inventez une boisson, vous vous basez sur les goûts de la personne à qui elle est destinée, et vous plongez dans ses yeux pour en sortir ce qu’il y a de meilleur. Si c’est une jolie femme, vous pouvez vous inspirer de la robe qu’elle porte. Si c’est une jeune demoiselle ou une femme plus mûre… En français, on dit un cocktail. C’est un terme masculin. Mais si j’en avais le pouvoir, je le féminiserais, parce qu’un cocktail, c’est comme une femme. C’est très agréable à regarder. Et, comme une femme, un cocktail peut vous faire tourner la tête si vous en abusez.
Pourriez vous citer vos créations préférées ?
En 1979, j’étais derrière le comptoir et deux jeunes gens sont entrés. Ils devaient avoir 17 ou 18 ans. Ils étaient très jeunes, mais aussi très snobs. Ils se vouvoyaient l’un l’autre. On ne voit plus trop ce genre de chose aujourd’hui.
Mais je voyais bien que c’était la première fois que ce jeune garçon invitait cette jeune fille à sortir. C’était la première fois qu’ils se retrouvaient dans un vrai bar. Et ils ne savaient pas quoi faire. Alors j’ai pris le taureau par les cornes, et je leur ai dit : « Je vais vous préparer un petit truc. Vous voulez quoi ? Du rhum ? Allons-y. »
J’ai donc préparé un cocktail dans une grande coupe : du rhum, un peu de jus de coco, du Cointreau, du citron, et une larme de grenadine pour donner une couleur plus sensuelle. Et deux pailles. Je l’ai appelé le « Joue-contre-joue ». Parce que pour le boire, il fallait qu’ils se retrouvent littéralement joue contre joue. La glace était brisée. Ces deux jeunes sont revenus un peu plus tard et je leur ai préparé la même chose. Quelques mois après, ils ont fêté leurs fiançailles ici.
Ce cocktail figure toujours sur le menu. Je ne l’appelle plus le « Joue-contre-joue », parce que je le fais en format individuel. Du coup, je l’ai rebaptisé « Plaisir d’Amour ».
Vous avez vu passer pas mal de clients célèbres depuis votre poste ?
Toutes les têtes couronnées sont descendues au moins une fois au Meurice. Tous les rois et les reines – en dehors de la Reine d’Angleterre – sont venus ici. Le Roi de Suède et toute la famille royale suédoise. Le Roi d’Espagne Alphonse XIII était ici comme chez lui. De même que [Salvador] Dali, qui était royaliste. Il voulait toujours avoir la chambre d’Alphonse XIII.
Vous avez même créé un cocktail pour lui…
Dali ne buvait pas d’alcool. Il ne descendait au bar que lorsque le Comte de Barcelone y était. Ce comte était le fils d’Alphonse XIII et le père de Juan-Carlos, l’ancien roi d’Espagne. Mais j’ai quand même essayé de faire un cocktail inspiré de Dali. Cela a donné le « Gala et Dali ». Parce que contrairement à lui, Gala, sa femme, buvait parfois de l’alcool. Lui aimait les fraises. On lui préparait celles du marché qu’il mangeait avec du sucre. Et il buvait du thé aux herbes. J’ai inventé un petit cocktail avec de la fraise et de la vodka. Puis je l’ai appelé le « Gala et Dali ».
Vous avez déjà préparé des cocktails pour des stars de cinéma ?
Un jour, Sophia Loren est entrée dans le bar. Je lui ai préparé un Bellini. Elle était très énervée. Elle tournait avec Mastroianni mais elle s’était mise en colère. Elle a dit : « Barman, préparez-moi quelque chose, vite ! Un Bellini ! Un Bellini ! »
[Il mime le geste de quelqu’un qui boit.]
« Ah… cela m’a réconcilié avec le monde. »
Qu’est-ce qui a le plus changé depuis que vous travaillez ici ?
Avant, les clients savaient se tenir. Ils avaient une certaine classe. Un savoir-vivre. Mais maintenant, ils ont un peu moins de tout cela.
Je me souviens d’une anecdote. Un client, issu d’une grande famille austro-hongroise, qui descendait à l’hôtel pour deux ou trois mois. Un soir, il m’a dit : « William, j’ai 4 amis qui arrivent. On va s’installer à une petite table, dans le coin. J’aimerais que vous versiez une bouteille de Cristal dans un pichet et que vous me le serviez avec 4 verres. Pas des flûtes à champagne, de simples verres. » Quand je l’ai fait, il a regardé ses amis et leur a demandé : « Que pensez-vous de ce petit vin blanc ? ». Puis il m’a regardé, d’un air complice. Il aimait faire des blagues. C’était le genre de personne qui pouvait poser un chèque en blanc sur le comptoir et me dire : « Vous le remplirez à la fin. »
Avant, quand des gens arrivaient vers 23 heures, sachant que nous fermions à minuit, ils demandaient : « Monsieur, pensez-vous que nous pourrions avoir un petit verre avant d’aller dormir ? » Aujourd’hui, même à 3 heures du matin, alors que le bar est fermé, le rideau baissé et que le barman est en bras de chemise, en train de nettoyer, les types arrivent et s’assoient. On a beau leur dire : « Désolé monsieur, nous sommes fermés… » il y en a toujours un pour geindre et rouspéter : « Mais on vient boire du champagne. »
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Selon vous, quel est le rôle d’un barman ?
C’est un individu à part. Ce n’est pas le maître d’hôtel, le chef, le concierge ou le pâtissier. Il est lui-même. À mes yeux, le barman est l’homme de l’hôtel. Parce que, après tout, qu’est-ce que le bar ? C’est l’endroit où les gens se rencontrent !
Lorsqu’on a ouvert l’hôtel après les travaux, j’ai dit que je tenais à ce que le bar soit ici, au milieu, tout près des ascenseurs et de l’entrée. Je veux que les gens passent devant lorsqu’ils rentrent, le soir. C’est une place stratégique, bien entendu, mais je pense également que le bar doit être l’âme de l’hôtel. C’est ici que tout se passe. Et le barman, c’est le seigneur de l’hôtel, le maître des lieux, celui que tout le monde connaît. On ne va pas au bar pour boire un verre. On y va pour voir Nino, Pierrot, Jean ou William.
Et vous, qu’est-ce que vous buvez ?
De l’eau minérale.
Parfait. Merci pour le temps que vous nous avez accordé.
Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES US.